Aujourd’hui, je vous propose de discuter d’une œuvre aussi spéciale que fascinante : his dark materials, de Philip Pullman. Il s’agit d’une trilogie intitulée en français A la croisée des mondes et parue de 1998 à 2001. Disons-le d’emblée : l’auteur fait passer dans toute son œuvre un message anticlérical assez peu subtil, à tel point qu’on pourrait facilement établir une symétrie inverse entre his dark materials et le monde de Narnia, de C.S. Lewis.
Mais, contrairement aux anticléricaux modernes, Pullman n’use pas du scepticisme ou de l’ironie fainéante qu’on a l’habitude de lire. Il ne s’attaque pas à la foi, au contraire il déploie un univers pittoresque dans lequel les personnages sont en quête de spirituel, au-delà des conventions sociales. A dire vrai, le magisterium, qui est une caricature de l’Eglise catholique, est si dépourvu de toute notion de spiritualité - et même, en fin de compte, d’humanité – que l’on se sent en tant que catholiques plus proches des héros qui cherchent à lui échapper que de ses ouailles fanatiques.
L’histoire est la suivante (attention je crache le morceau, si vous préférez le suspens sautez donc les trois prochains paragraphes !) : Les anges ne sont que d’anciens humains avec des superpouvoirs, parfois aussi vieux que le monde. Le premier d’entre eux, qui s’appelle l’Autorité, s’est déclaré dieu et se fait vénérer dans la plupart des mondes créés (mondes qui coexistent sans le savoir). Metatron, son copain, est devenu plus fort que lui et a pris le contrôle du royaume des cieux à l’insu de tous. Jusque là rien de très spirituel, me direz-vous. Plutôt terre à terre comme anticatéchisme. Mais Pullman ajoute dans son roman la notion de Poussière, parfois appelée aussi matière sombre. L’idée, c’est que la Poussière désigne les myriades de particules de conscience émises par les êtres sensibles à travers leurs actes de créativité, de curiosité et d’introspection. La Poussière produit la conscience – étant elle-même consciente – et s’agglomère autour des adultes en particulier. Les anges sont constitués intégralement de Poussière, qui d’ailleurs est invisible à l’œil nu.
Vous le voyez, la métaphore se corse un peu. Dans l’esprit de l’auteur, la Poussière correspondrait à la connaissance offerte par l’arbre défendu du jardin d’Eden que ça ne m’étonnerait pas. Remarquons deux choses : d’une part, la Poussière est une « matière spirituelle » certes invisible à l’œil nu, mais détectable grâce à des instruments – ce que traduit très bien la notion de « particules ». D’autre part, la Poussière est émise par les êtres vivants, qui finalement produisent cette « matière spirituelle ». Autrement dit la grâce, le divin, est entre nos mains.
Et l’auteur file la métaphore : dans son récit, le magisterium cherche à neutraliser la poussière qu’il considère comme mauvaise pour les hommes en les privant de façon « chirurgicale » de la Poussière. On comprend assez vite qu’en fait il trouve bien plus facile de manipuler les foules lorsqu’elles n’ont pas de conscience propre. Un homme, qui représente assez littéralement les Lumières, se dresse contre le magisterium, puis contre l’Autorité elle-même pour substituer au royaume des cieux la république des cieux et détrôner ces fantoches qui prétendent gouverner le monde, qui tourne finalement très bien tout seul. Ce héros homérique, Lord Asriel, s’appuie courageusement sur la science pour mener la lutte, aidé par tous les peuples libres de l’univers. Grandiose.
Il y a un nombre assez important d’intrigues imbriquées les unes dans les autres, mais l’on perçoit nettement au fur et à mesure du récit l’importance des thématiques de la liberté et de la responsabilité des personnages. La thèse de l’auteur semble être que rien ne compte davantage que notre liberté, car elle seule nous permettra d’agir de façon responsable, sans nous laisser influencer par les conventions. Pullman affirme avoir été grandement influencé par le poème Paradise lost, de John Milton, notamment à travers l’idée que les héros doivent grandir et apprendre pour s’approprier pleinement et de façon responsable ce qu’ils ont reçu sans effort au début de l’histoire.
Par ailleurs, il me semble intéressant de proposer une analogie entre l’œuvre de Pullman, et l’œuvre de Christopher Nolan – tout particulièrement le récit développé dans son film Interstellar, qui traduit aussi à sa façon cette sorte de mystique immanente et rationaliste, les hommes se nourrissant les uns les autres de spiritualité dans un cercle finalement bouclé au raz des pâquerettes, où l’intervention divine et la Présence de Dieu est complètement écartée de l’équation.
Il y a dans l’œuvre de Pullman une logique rationaliste qui se heurte à une expérience profondément humaine. D’ailleurs Pullman refuse le terme écrivain et préfère qu’on le considère comme un conteur, et il faut dire qu’il imprègne avec beaucoup de pittoresque son récit d’une ambiance féérique tout en le structurant d’une charpente scientifique très crédible. Seulement, à l’instar de Nolan dont nous avons déjà parlé, la boucle n’est bouclée qu’à travers un tour de passe passe permis par le mélange des genres.
Bien que son récit forme comme on l’a dit une caricature évidente de la foi catholique – c’en est presque littéralement un contresens, le bien et le mal étant inversé -, Pullman nous permet de nous interroger à travers son récit sur le sens profond de notre foi, et notre responsabilité face au bien et au mal. Il y a quelque chose de l’épreuve nietzschéenne ici : puisque Pullman prive la spiritualité qu’il construit de toute transcendance et confronte ses personnages à la solitude du néant, il confère à leur choix du bien une connotation surhumaine qui d’une certaine manière est édifiante.
Seulement voilà : la solitude que Pullman élabore en écartant Dieu de son récit conduit assez facilement à l’individualisme. A partir du moment où l’on nie l’incarnation, la venue spontanée de Dieu dans notre monde, impossible de comprendre la nécessité de nous ouvrir à Dieu pour nous laisser enseigner sa Loi, qui dépasse de loin nos déductions logiques dans le fond et dans la forme. Tout repose sur le mérite des personnages, leur capacité à rationnaliser à tout moment.
C’est d’ailleurs très intéressant de voir la trajectoire littéraire de Pullman, à partir de His dark materials. Face au succès de son œuvre (qui a même donné lieu à une série sur HBO), l’auteur a développé son récit avec d’autres romans ces dernières années. Mais cette fois-ci, l’intrigue commence dans un couvent de sœurs qui accueillent et protègent l’héroïne, et le thème développé est le refus des personnages d’avoir la foi au-delà des faits empiriques. A croire que l’auteur s’aperçoit peu à peu du véritable ennemi !
Je vous propose de finir avec une citation de Chesterton. Notre grand homme évoque assez souvent John Milton, qu’il accuse au contraire de Shakespeare de ne pas se laisser dépasser par sa foi. Ici il évoque dans son livre hérétique l’intérêt qu’ont les artistes pour le blasphème, qui me paraît tout à fait de mise en l’occurrence : « Le blasphème est en effet artistique, parce que le blasphème dépend d’une conviction philosophique. Le blasphème dépend de la croyance et disparaît avec elle. Si quelqu’un pouvait en douter, qu’il se mette sérieusement au travail, et qu’il essaie de trouver des idées blasphématoires contre Thor. Je crois bien que sa famille le retrouvera au bout de la journée dans un état voisin de l’épuisement. »[1]
Bonne lecture, les amis !
[1] G.K. Chesterton, Hérétique, p.6
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