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Le Nommé Jeudi, de Chesterton

Bonjour !

 

Aujourd’hui, alors que Noël approche, je vous propose une petite surprise… Voici l’extrait d’un roman de Chesterton, le Nommé Jeudi. J’espère que cela vous donnera envie de découvrir davantage les romans de notre mentor préféré !

 

« Gabriel Syme n’était pas simplement un policier déguisé en poète : c’était vraiment un poète qui s’était fait détective. Il n’y avait pas trace d’hypocrisie dans sa haine de l’anarchie. Il était un de ceux que la stupéfiante folie de la plupart des révolutionnaires amène à un conservatisme excessif. Ce n’était pas la tradition qui l’y avait amené. Son amour des convenances avait été spontané et soudain. Il tenait pour l’ordre établi par rébellion contre la rébellion.

 

Il sortait d’une famille d’originaux, dont les membres les plus anciens avaient toujours eu sur toutes choses les notions les plus neuves. L’un de ses oncles avait l’habitude de ne jamais se promener que sans chapeau. Un autre avait essayé, d’ailleurs sans succès, de ne s’habiller que d’un chapeau. Son père était artiste, et cultivait son moi. Sa mère était férue d’hygiène et de simplicité. Il en résulta que, durant son âge tendre, l’enfant ne connut pas d’autre boisson que ces deux extrêmes : l’absinthe et le cacao ; il en conçut, pour l’une et pour l’autre, un dégoût salutaire. Plus sa mère prêchait une abstinence ultra-puritaine, plus son père préconisait une licence ultra-païenne, et, tandis que l’une imposait chez elle le végétarisme, l’autre n’était pas loin de prendre la défense du cannibalisme.

 

Entouré qu’il était depuis son enfance par toutes les formes possibles de la révolte, il était fatal que Gabriel se révoltât aussi contre quelque chose ou en faveur de quelque chose. C’est ce qu’il fit en faveur du bon sens, ou du sens commun. Mais il avait dans ses veines trop de sang fanatique pour que sa conception du sens commun fût tout à fait sensée.

 

Un accident exaspéra sa haine du moderne anarchisme.

 

Il traversait je ne sais quelle rue de Londres au moment où une bombe y éclata. Il fut d’abord aveuglé, assourdi, puis, la fumée se dissipant, il vit des fenêtres brisées et des figures ensanglantées. Depuis lors, il continua de vivre, en apparence, comme par le passé, calme, poli, de manières douces ; mais il y avait, dans son esprit, un endroit qui n’était plus parfaitement normal et sain. Il ne considérait pas, ainsi que la plupart d’entre nous, les anarchistes comme une poignée de détraqués combinant l’ignorance et l’intellectualisme. Il voyait dans leurs doctrines un immense danger social, quelque chose de comparable à une invasion chinoise.

 

Il déversait sans répit dans les journaux, et aussi dans les paniers des salles de rédaction, un torrent de nouvelles, de vers et de violents articles, où il dénonçait ce déluge de barbarie et de négation. Mais, malgré tant d’efforts, il ne parvenait pas à atteindre son ennemie, ni même, ce qui est plus grave, à se faire une situation sociale.

 

Quand il se promenait sur les quais de la Tamise, mordant amèrement un cigare à bas prix et méditant sur les progrès de l’Anarchie, il n’y avait pas d’anarchiste, bombe en poche, plus sauvage d’aspect que ce solitaire ami de l’ordre. Il se persuadait que le gouvernement, la société, étaient isolés, dans une situation désespérée, au pied du mur. Il ne fallait rien moins que cette situation désespérée pour apitoyer ce Don Quichotte.

 

Ce soir-là, le soleil se couchait dans le sang. L’eau rouge reflétait le ciel rouge, et, dans le ciel et dans l’eau, Syme reconnaissait la couleur de sa colère. Le ciel était si chargé et le fleuve si brillant que le ciel pâlissait auprès du flot de feu liquide, s’écoulant à travers les vastes cavernes d’une mystérieuse région souterraine.

 

Syme, à cette époque, manquait d’argent. Il portait un chapeau haut de forme démodé, un manteau noir et déchiré encore plus démodé, et cette tenue lui donnait l’air des traîtres de Dickens et de Bulwer Lytton. Sa barbe et ses cheveux blonds se hérissaient. On n’eût guère pressenti en ce personnage léonin, le parfait gentleman qui, longtemps après, devait pénétrer dans les jardinets de Saffron Park ; entre ses dents serrées il tenait un long cigare noir qu’il avait acheté quatre sous dans Soho, il ressemblait assez à l’un de ces anarchistes contre lesquels il menait la guerre sainte.

 

C’est peut-être pourquoi un policeman, en faction sur les quais, s’approcha de lui et lui dit :

 

— Bonsoir.

 

Syme, en raison des inquiétudes maladives que lui causait le sort précaire de l’humanité, fut interloqué par la placide assurance de l’automatique factionnaire qui faisait dans le crépuscule une large tache bleue.

 

— En vérité, dit-il d’un ton cassant, le soir est-il si bon ou si beau ? Pour vous autres, la fin du monde aussi serait un beau soir… Mais voyez donc ce soleil rouge-sang sur le fleuve rouge-sang ! Je vous le dis : ce fleuve charrierait du sang humain, des flots lumineux de sang, que vous seriez là comme vous êtes ce soir, solide et calme, occupé à guetter quelque pauvre vagabond inoffensif, pour le faire circuler. Vous autres policemen, vous êtes cruels pour les pauvres ! Encore vous pardonnerais-je votre cruauté. C’est votre calme qui est intolérable.

 

— Si nous sommes calmes, répliqua le policeman, c’est le calme de la résistance organisée.

 

— Comment ? fit Syme en le regardant fixement.

 

— Il faut que le soldat reste calme au fort de la bataille, continua le policeman. Le calme d’une armée est fait de la furie d’un peuple.

 

— Dieu bon ! s’écria Syme, voilà l’enseignement qu’on donne dans les écoles ! Est-ce là ce qu’on appelle l’éducation non confessionnelle et égale pour tous ?

 

— Non, fit tristement le policeman, je n’ai pas eu le bénéfice d’une telle éducation. Les Boardschools sont venues après moi. L’éducation que j’ai reçue fut très sommaire, et maintenant elle serait très démodée, je le crains.

 

— Où l’avez-vous reçue ? demanda Syme étonné.

 

— Oh ! dit le policeman, à Harrow.

 

Les sympathies de classe qui, pour fausses qu’elles soient, sont pourtant chez bien des gens ce qu’il y a de moins faux, éclatèrent dans Syme avant qu’il pût les maîtriser.

 

— Seigneur ! Mais vous ne devriez pas être dans la police.

 

Le policeman secoua la tête et soupira :

 

— Je sais, dit-il solennellement, je ne suis pas digne.

 

— Mais pourquoi y être entré ? interrogea Syme assez indiscrètement.

 

— À peu près pour la même raison qui vous la fait calomnier. J’ai reconnu qu’il y a dans cette organisation des emplois pour ceux dont les inquiétudes touchant l’humanité visent les aberrations du raisonnement scientifique plutôt que les éruptions normales et, malgré leurs excès, excusables, des passions humaines. Je crois être clair.

 

— Si vous prétendez dire que votre pensée est claire pour vous, je veux bien le croire ; mais quant à vous expliquer clairement, c’est ce que vous ne faites pas du tout. Comment se fait-il qu’un homme comme vous vienne parler philosophie sous un casque bleu, sur les quais de la Tamise ?

 

— Il est évident que vous n’êtes pas informé des récents développements de notre système de police, répliqua l’autre. Je n’en suis pas surpris, d’ailleurs, car nous les cachons à la classe cultivée, où se recrutent la plupart de nos ennemis. Mais il me semble que vous avez des dispositions… que vous pourriez être des nôtres…

 

— Être des vôtres ! demanda Syme, et pour quoi ?

 

— Je vais vous dire… Voici la situation. Depuis longtemps le chef de notre Division, l’un des plus fameux détectives d’Europe, estime qu’une conspiration intellectuelle, purement intellectuelle, ne tardera pas à menacer l’existence même de la civilisation : la Science et l’Art ont entrepris une silencieuse croisade contre la Famille et l’État. C’est pourquoi il a créé un corps spécial de policemen-philosophes. Leur rôle est de surveiller les initiateurs de cette conspiration, de les surveiller non seulement par les moyens dont nous disposons pour réprimer les crimes, mais de les surveiller et de les combattre aussi par la polémique, par la controverse. Je suis, pour mon compte, un démocrate, et je sais très bien quel est, dans le peuple, le niveau normal du courage et de la vertu. Mais il serait peu prudent de confier à des policemen ordinaires des recherches qui constituent une chasse aux hérésies.

 

Une curiosité sympathique allumait le regard de Syme.

 

— Que faites-vous donc ? demanda-t-il.

 

— Le rôle du policeman philosophe, répondit l’homme en bleu, exige plus de hardiesse et de subtilité que celui du détective vulgaire. Celui-ci va dans les cabarets borgnes arrêter les voleurs. Nous nous rendons aux « thés artistiques » pour y dénicher les pessimistes. Le détective vulgaire découvre, en consultant un grand livre, qu’un crime a été commis. Nous, nous diagnostiquons, en lisant un recueil de sonnets, qu’un crime va être commis. Notre mission est de monter jusqu’aux origines de ces épouvantables pensées qui inspirent le fanatisme intellectuel et finissent par pousser les hommes au crime intellectuel. C’est ainsi que nous arrivâmes juste à temps pour empêcher l’assassinat de Hartlepool, et cela uniquement parce que M. Wilks, notre camarade, un jeune homme très habile, sait pénétrer à merveille tous les sens d’un triolet.

 

— Pensez-vous qu’il y ait vraiment un rapport aussi étroit entre l’intellect moderne et le crime ?

 

— Vous n’êtes pas assez démocrate, répondit le policeman, mais vous aviez raison de dire, tout à l’heure, que nous traitons trop brutalement les criminels pauvres. Je vous assure que le métier, s’il se réduisait à persécuter les désespérés et les ignorants, me dégoûterait. Mais notre nouveau mouvement est tout autre chose. Nous donnons un démenti catégorique à cette théorie des snobs anglais selon laquelle les illettrés sont les criminels les plus dangereux. Nous nous souvenons des princes empoisonneurs de la Renaissance. Nous prétendons que le criminel dangereux par excellence, c’est le criminel bien élevé. Nous prétendons que le plus dangereux des criminels, aujourd’hui, c’est le philosophe moderne, affranchi de toutes les lois. Comparés à lui, le voleur et le bigame sont des gens d’une parfaite moralité. Combien mon cœur les lui préfère ! Ils ne nient pas l’essentiel idéal de l’homme. Tout leur tort est de ne pas savoir le chercher où il est. Le voleur respecte la propriété ; c’est pour la respecter mieux encore qu’il désire devenir propriétaire. Le philosophe déteste la propriété en soi : il veut détruire l’idée même de la propriété individuelle. Le bigame respecte le mariage, et c’est pourquoi il se soumet aux formalités, cérémonies et rites de la bigamie. Le philosophe méprise le mariage en soi. L’assassin même respecte la vie humaine : c’est pour se procurer une vie plus intense qu’il supprime son semblable. Le philosophe hait la vie, la vie en soi ; il la hait en lui-même comme en autrui. »[1]


Alors, c'est-y pas un beau filon ça? Lisez les amis, lisez! Et joyeux Noël!


[1] Gilbert Keith Chesterton, Le Nommé Jeudi, Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1911, pp. 57-64

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