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Le petit chose, d'Alphonse Daudet

Bonjour !


Le petit chose - c’est le surnom que se donne l’auteur, d’après l’habitude qu’avait un de ses enseignants de l’appeler ainsi – n’a pas une enfance qu’on qualifierait de joyeuse. Elle pourrait même fournir les bases d’un roman noir ou d’un film triste, froid et violent comme en raffolent beaucoup d’auteurs français. D’ailleurs ça aurait sûrement été plus facile d’insister sur l’aspect dramatique de l’histoire. C’est toujours plus facile de faire pleurer que de faire rire. En musique, rien de plus simple que de composer une mélodie en mineur qu’en majeur. Et même, dans le rire, il est bien plus facile d’user de cet humour sans âme qu’est le sarcasme plutôt que de provoquer la joie.


Or, le regard que porte Daudet sur son enfance est tel qu’il provoque la joie. Sans chercher à nier les difficultés de son enfance, il ne tente pas d’en bombarder le lecteur pour revendiquer sa souffrance. Il faut dire qu’à l’époque, le discours victimaire n’était pas tant en vogue qu’aujourd’hui… Ainsi, en lisant le petit chose on apprend à ne pas avoir démesurément à cœur notre nombril, à prendre une certaine distance vis-à-vis de nos mauvaises expériences. En tirant un peu les choses, on pourrait voir là un début de l’indifférence ignatienne, de ce renoncement aux choses du monde qui nous permet d’être davantage disponible à la vie dans l’Esprit.


Je vous propose maintenant un extrait du petit chose, dans lequel le héros qui est pion au sein d’un établissement scolaire parle de son expérience :


« Deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi, il fallait mener les enfants en promenade. Cette promenade était un supplice pour moi.


D’habitude nous allions à la Prairie, une grande pelouse qui s’étend comme un tapis au pied de la montagne, à une demi-lieue de la ville. Quelques gros châtaigniers, trois ou quatre guinguettes peintes en jaune, une source vive courant dans le vert, faisaient l’endroit charmant et gai pour l’œil… Les trois études s’y rendaient séparément ; une fois là, on les réunissait sous la surveillance d’un seul maître qui était toujours moi. Mes deux collègues allaient se faire régaler par des grands dans les guinguettes voisines, et, comme on ne m’invitait jamais, je restais pour garder les élèves… Un dur métier dans ce bel endroit !


Il aurait fait si bon s’étendre sur cette herbe verte, dans l’ombre des châtaigniers, et se griser de serpolet, en écoutant chanter la petite source !… Au lieu de cela, il fallait surveiller, crier, punir… J’avais tout le collège sur les bras. C’était terrible…


Mais le plus terrible encore, ce n’était pas de surveiller les élèves à la Prairie, c’était de traverser la ville avec ma division, la division des petits. Les autres divisions emboîtaient le pas à merveille et sonnaient des talons comme de vieux grognards ! cela sentait la discipline et le tambour. Mes petits, eux, n’entendaient rien à toutes ces belles choses. Ils n’allaient pas en rang, se tenaient par la main et jacassaient le long de la route. J’avais beau leur crier : « Gardez vos distances ! » ils ne me comprenaient pas et marchaient tout de travers.


J’étais assez content de ma tête de colonne. J’y mettais les plus grands, les plus sérieux, ceux qui portaient la tunique ; mais à la queue, quel gâchis ! quel désordre ! Une marmaille folle, des cheveux ébouriffés, des mains sales, des culottes en lambeaux ! Je n’osais pas les regarder.


Desinit in piscem[1], me disait à ce sujet le souriant M. Viot, homme d’esprit à ses heures. Le fait est que ma queue de colonne avait une triste mine.


Comprenez-vous mon désespoir de me montrer dans les rues de Sarlande en pareil équipage, et le dimanche, surtout ! Les cloches carillonnaient, les rues étaient pleines de monde. On rencontrait des pensionnats de demoiselles qui allaient à vêpres, des modistes en bonnet rose, des élégants en pantalon gris perle. Il fallait traverser tout cela avec un habit râpé et une division ridicule. Quelle honte !…


Parmi tous ces diablotins ébouriffés que je promenais deux fois par semaine dans la ville, il y en avait un surtout, un demi-pensionnaire, qui me désespérait par sa laideur et sa mauvaise tenue.


Imaginez un horrible petit avorton, si petit que c’en était ridicule ; avec cela disgracieux, sale, mal peigné, mal vêtu, sentant le ruisseau, et, pour que rien ne lui manquât, affreusement bancal.


Jamais pareil élève, s’il est permis toutefois de donner à ça le nom d’élève, ne figura sur les feuilles d’inscription de l’Université. C’était à déshonorer un collège.


Pour ma part, je l’avais pris en aversion ; et quand je le voyais, les jours de promenade, se dandiner à la queue de la colonne avec la grâce d’un jeune canard, il me venait des envies furieuses de le chasser à grands coups de botte pour l’honneur de ma division.


Bamban, nous l’avions surnommé Bamban à cause de sa démarche plus qu’irrégulière — Bamban était loin d’appartenir à une famille aristocratique. Cela se voyait sans peine à ses manières, à ses façons de dire et surtout aux belles relations qu’il avait dans le pays.


Tous les gamins de Sarlande étaient ses amis.


Grâce à lui, quand nous sortions, nous avions toujours à nos trousses une nuée de polissons qui faisaient la roue sur nos derrières, appelaient Bamban par son nom, le montraient du doigt, lui jetaient des peaux de châtaignes, et mille autres bonnes singeries. Mes petits s’en amusaient beaucoup, mais moi, je ne riais pas, et j’adressais chaque semaine au principal un rapport circonstancié sur l’élève Bamban et les nombreux désordres que sa présence entraînait.


Malheureusement mes rapports restaient sans réponse et j’étais toujours obligé de me montrer dans les rues en compagnie de M. Bamban, plus sale et plus bancal que jamais.


Un dimanche entre autres, un beau dimanche de fête et de grand soleil, il m’arriva pour la promenade dans un état de toilette tel que nous en fûmes tous épouvantés. Vous n’avez jamais rien rêvé de semblable. Des mains noires, des souliers sans cordon, de la boue jusque dans les cheveux, presque plus de culotte… un monstre.


Le plus risible, c’est qu’évidemment on l’avait fait très beau, ce jour-là, avant de me l’envoyer. Sa tête, mieux peignée qu’à l’ordinaire, était encore roide de pommade, et le nœud de cravate avait je ne sais quoi qui sentait les doigts maternels. Mais il y a tant de ruisseaux avant d’arriver au collège !…


Bamban s’était roulé dans tous.


Quand je le vis prendre son rang parmi les autres, paisible et souriant comme si de rien n’était, j’eus un mouvement d’horreur et d’indignation.


Je lui criai : « Va t’en ! »


Bamban pensa que je plaisantais et continua de sourire. Il se croyait très beau, ce jour-là !


Je lui criai de nouveau : « Va t’en ! va-t’en ! »


Il me regarda d’un air triste et soumis, son œil suppliait ; mais je fus inexorable et la division s’ébranla, le laissant seul, immobile au milieu de la rue.


Je me croyais délivré de lui pour toute la journée, lorsqu’au sortir de la ville des rires et des chuchotements à mon arrière-garde me firent retourner la tête.


À quatre ou cinq pas derrière nous, Bamban suivait la promenade gravement.


— Doublez le pas, dis-je aux deux premiers.


Les élèves comprirent qu’il s’agissait de faire une niche au bancal, et la division se mit à filer d’un train d’enfer.


De temps en temps on se retournait pour voir si Bamban pouvait suivre, et on riait de l’apercevoir là-bas, bien loin, gros comme le poing, trottant dans la poussière de la route, au milieu des marchands de gâteaux et de limonade.


Cet enragé-là arriva à la Prairie presque en même temps que nous. Seulement il était pâle de fatigue et tirait la jambe à faire pitié.


J’en eus le cœur touché, et, un peu honteux de ma cruauté, je l’appelai près de moi doucement.


Il avait une petite blouse fanée, à carreaux rouges, la blouse du petit Chose, au collège de Lyon.


Je la reconnus tout de suite, cette blouse, et dans moi-même je me disais : « Misérable, tu n’as pas honte ? Mais c’est toi, le petit Chose que tu t’amuses à martyriser ainsi. » Et, plein de larmes intérieures, je me mis à aimer de tout mon cœur ce pauvre déshérité.


Bamban s’était assis par terre à cause de ses jambes qui lui faisaient mal. Je m’assis près de lui. Je lui parlai… Je lui achetai une orange… J’aurais voulu lui laver les pieds…


À partir de ce jour, Bamban devint mon ami. J’appris sur son compte des choses attendrissantes…


C’était le fils d’un maréchal-ferrant qui, entendant vanter partout les bienfaits de l’éducation, se saignait les quatre membres, le pauvre homme ! pour envoyer son enfant demi-pensionnaire au collège. Mais, hélas ! Bamban n’était pas fait pour le collège, et il n’y profitait guère.


Le jour de son arrivée, on lui avait donné un modèle de bâtons en lui disant : « Fais des bâtons ! » Et depuis un an, Bamban, faisait des bâtons. Et quels bâtons, grand Dieu !… tortus, sales, boiteux, clopinants, des bâtons de Bamban !…


Personne ne s’occupait de lui. Il ne faisait spécialement partie d’aucune classe ; en général, il entrait dans celle qu’il voyait ouverte. Un jour, on le trouva en train de faire ses bâtons dans la classe de philosophie… Un drôle d’élève, ce Bamban.


Je le regardais quelquefois à l’étude, courbé en deux sur son cahier, suant, soufflant, tirant la langue, tenant sa plume à pleines mains et appuyant de toutes ses forces, comme s’il eût voulu traverser la table… À chaque bâton il reprenait de l’encre, et à la fin de chaque ligne, il rentrait sa langue et se reposait en se frottant les mains.


Bamban travaillait de meilleur cœur maintenant que nous étions amis…


Quand il avait terminé une page, il s’empressait de gravir ma chaire à quatre pattes et posait son chef-d’œuvre devant moi, sans parler.


Je lui donnais une petite tape affectueuse en lui disant : « C’est très bien ! » C’était hideux, mais je ne voulais pas le décourager.


De fait, peu à peu, les bâtons commençaient à marcher plus droit, la plume crachait moins, et il y avait moins d’encre sur les cahiers… Je crois que je serais venu à bout de lui apprendre quelque chose ; malheureusement, la destinée nous sépara. Le maître des moyens quittait le collège.


Comme la fin de l’année était proche, le principal ne voulut pas prendre un nouveau maître. On installa un rhétoricien à barbe dans la chaire des petits, et c’est moi qui fus chargé de l’étude des moyens.


Je considérai cela comme une catastrophe.


D’abord les moyens m’épouvantaient. Je les avais vus à l’œuvre les jours de Prairie, et la pensée que j’allais vivre sans cesse avec eux me serrait le cœur.


Puis il fallait quitter mes petits, mes chers petits que j’aimais tant… Comment serait pour eux le rhétoricien à barbe ?… Qu’allait devenir Bamban ? J’étais réellement malheureux.


Et mes petits aussi se désolaient de me voir partir. Le jour où je leur fis ma dernière étude, il y eut un moment d’émotion quand la cloche sonna… Ils voulurent tous m’embrasser. Quelques-uns même, je vous assure, trouvèrent des choses charmantes à me dire.


Et Bamban ?…


Bamban ne parla pas. Seulement, au moment où je sortais, il s’approcha de moi, tout rouge, et me mit dans la main, avec solennité, un superbe cahier de bâtons qu’il avait dessinés à mon intention.


Pauvre Bamban ! »[2]


[1] « Se finit en queue de poisson », extrait d’une citation d’Horace qui compare une œuvre d’art sans unité à un buste de femme qui se finirait en queue de poisson. Ça donne envie de faire étudier Horace à certains artistes… [2] Alphonse Daudet, Le petit chose, Hetzel, 1868, pp. 67-74



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