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Primum non nocere

Photo du rédacteur: RatatouilleRatatouille

Bonjour!


Aujourd’hui, je vous propose de rafraichir une citation que nous avons déjà étudiée dans cet article. Il me semble important de la ressortir du placard parce que nous avons fait un petit bout de chemin ensemble depuis, et qu’après tout c’est d’une certaine manière par elle que nous avons accédé à l’un des traits fondamentaux de l’idéologie moderne.


Il s’agit d’une citation de l’œuvre d’Augustin Cochin les sociétés de pensée et la démocratie moderne au sujet de l’esprit régnant dans les sociétés de pensée, berceau de la philosophie des lumières. La voici :


« La pensée travaille, là, comme le moût dans la cuve, ou le bois devant le feu. C'est par l'action du milieu, de la situation, par son point de départ et non par son but, que se définit ce travail. L'idée qui vient à l'esprit est celle d'orientation, qui s'oppose à l'idée de direction comme la loi subie à la loi reconnue, la servitude à l'obéissance. La société de pensée ignore sa loi, et c'est justement ce qui lui permet de se proclamer libre : elle est orientée à son insu, non dirigée de son aveu. […] Et le terme, je ne dis pas l'objet, de ce travail passif, est une destruction. Il consiste en somme à éliminer, à réduire. La pensée qui s'y soumet perd le souci d'abord, puis peu à peu le sens, la notion du réel ; et c'est justement à cette perte qu'elle doit d'être libre. Elle ne gagne en liberté, en ordre, en clarté, que ce qu'elle perd de son contenu réel, de sa prise sur l'être. Elle n'est pas plus forte, elle porte moins : fait capital que cette orientation de la pensée vers le vide. […] La raison ne cherchait jusqu'alors la liberté que par-delà un effort de conquête, une lutte avec le réel, tout un déploiement de sciences, et de systèmes. Le travail social passe de l'attaque à la défense : pour affranchir la pensée, il l'isole du monde et de la vie, au lieu de les lui soumettre ; il élimine le réel dans l'esprit, au lieu de réduire l'inintelligible dans l'objet ; forme des philosophes, au lieu de produire des philosophies. C'est un exercice de pensée dont le but apparent est la recherche de la vérité, mais dont l'intérêt réel est la formation de l'adepte. »[1]


Ce que décrit là Augustin Cochin, c’est le moment fatidique dans l’histoire de l’humanité où l’homme, pour gagner en « liberté », s’émancipe de la métaphysique, cette reine des sciences qui seule permet de penser la réalité de façon équilibrée. Le cardinal Newman, constatant le déclin des sciences à son époque, fait directement le lien avec la disparition de l’enseignement de la métaphysique à l’université.


Alors on voit de plus en plus d’égarés brandir des arguments d’autorité. Darwin, Freud, Comte (avec le positivisme), tous ces penseurs ont d’abord séduit les élites par leur volonté de bouleverser les normes établies. La cohérence des arguments n’était que secondaire, et d’ailleurs on a vu qu’une analyse un peu fine des ouvrages de ces auteurs mettait en lumière des contradictions colossales[2]. Sans nier la qualité des découvertes scientifiques initiales, ces colosses de la science moderne remplissent sans vergogne leurs ouvrages de généralisations abusives et de contresens. Mais cela n’a pas d’importance : portés aux nues par l’espoir des foules de triompher de la raison désespérément « classique », la victoire de cette pensée violente, individualiste, matérialiste à en mourir, est écrasante. Le sexe est partout, la volonté n’est rien, l’avenir est dans l’adaptation et la puissance, la société prime l’individu. Tout ça, sous couvert d’arguments dits « scientifiques »…


Selon Max Weber, la rationalisation par la science (et par la technique guidée par la science) signifie « qu’il n’y a en principe aucune puissance imprévisible et mystérieuse qui entre en jeu et que l'on peut en revanche maîtriser toute chose par le calcul. Cela signifie le désenchantement du monde. »[3] On retrouve ici cette volonté fondamentale d’utiliser nos facultés comme une arme contre toute transcendance, qui ramène tout sur le plan du calcul, de la quantité.


Jacques Maritain développe en quelque sorte la pensée de Newman lorsqu’il distingue les degrés du savoir[4], et qu’il décrit l’aspect strictement quantitatif du savoir mathématique auquel prétendent se rapporter les scientifiques modernes. Jacques Ellul, par un autre biais, explique à quel point la pensée technique, systématique, intrinsèquement quantitative est répandue dans le monde moderne. Les deux Jacques ont perçu ce que décrit Cochin : la pensée moderne n’est pas sur les bons rails, il lui manque désespérément quelque chose pour retrouver sa fécondité.


Cette pensée moderne, qu’Ellul qualifie de technique et dont Maritain déplore l’aspect strictement mathématique, est comme dit Cochin isolée du monde et de la vie, c’est une pensée autistique au sens clinique du terme. Le savoir mathématique est important dans la compréhension d’un grand nombre de mécanismes, mais lorsqu’il prétend réguler des activités sociales telles que l’économie, la justice et la politique, cela cause d’immenses problèmes. En somme, cette pensée met sur le même plan les hommes et les choses :


« Il n’est plus possible de passer sous silence qu’il existe de nos jours une tendance à déshumaniser tous les échanges de "biens", en les réduisant à de simples échanges de "choses". […] tout progrès du système économique ne peut être considéré comme tel, s’il est mesuré uniquement sur la base des paramètres quantitatifs et d’efficacité dans la production du profit ; il doit également prendre en compte la qualité de vie qu’il produit et celle de l’extension sociale du bien-être qu’il diffuse ; ce bien-être ne peut de fait se limiter seulement à ses aspects matériels. »[5]


Nous avons vu avec Cochin que cette pensée moderne est intrinsèquement irresponsable, elle attire parce qu’avec elle, le penseur est libre comme l’air, il ne se soucie pas de sa destination mais se contente de réaliser l’idéal de la licence absolue, comme la chanson de Florent Pagny ma liberté de penser : quel qu’en soit le prix, pourvu que l’on ne me rappelle pas mon devoir[6]. Rappelez-vous l’exemple de l’usure, dont nous avons parlé ici et .


Seulement voilà : cette irresponsabilité marche dans les deux sens. Nous ne sommes plus responsables, nous refusons les limites, mais les limites que nous refusons pour nous, nous les refusons aussi pour nos organisations, au point que celles-ci perdent tout visage humain. Et peu à peu, notre monde se voit gouverné par des rouages titanesques et autonomes, que Jean-Paul II associera à des structures de péchés[7].


Ces structures de péché amoindrissent notre libre arbitre, lorsque nous travaillons en leur sein ce n’est qu’au prix d’un véritable héroïsme que nous parvenons à garder la mesure de l’homme, car tout autour de nous nous pousse à négliger le réel. Ce qui est grave, c’est que dans cette ambiance notre liberté fondamentale, autrement dit notre capacité à discerner et à choisir le bien, est réduite à néant.


Anna Harendt, dans son livre Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal publié en 1963, découvre à travers le cas d’un nazi l’étendue de la corruption du bien à laquelle peut mener une organisation aussi vaste que le IIIème Reich. Dans ce genre de système, un petit fonctionnaire insignifiant peut être amené à prendre des décisions monstrueuses, sans aucun remord. Je vous propose maintenant d’étudier de quelle façon la liberté humaine est comme annulée par une structure de péché.


Profondément marqué par la coopération de tant d’individus normaux aux atrocités du nazisme, Stanley Milgram monte dans les années 60 aux Etats-Unis une expérience de psychologie sociale restée célèbre.


Dans cette expérience, un quidam, un individu lambda, est invité à participer à une expérience « scientifique ». On lui demande de lire une liste de mots face à une personne assise sur un fauteuil « électrique ». Lorsque la personne assise se trompe dans la mémorisation des mots lus par le quidam, celui-ci doit appuyer sur un interrupteur pour envoyer une décharge. A chaque erreur, le quidam doit appuyer sur l’interrupteur suivant, qui indique un voltage plus élevé jusqu’aux trois derniers interrupteurs de 450 volts, au-dessus desquels figure un X. La « victime », qui est en réalité un acteur et qui ne reçoit aucune décharge, a pour consigne de crier de plus en plus fort, puis au-delà d’une certaine intensité de ne plus répondre, il est alors demandé au quidam d’interpréter ce silence comme une mauvaise réponse.


Avant de mettre en place cette expérience, Milgram s’était renseigné auprès de 39 psychiatres. Selon leurs prévisions, 1 sujet sur 1000 irait jusqu’à envoyer des décharges de 450 volts, et en moyenne les sujets n’iraient pas au-delà de 150 volts. Les résultats de l’expérience montrent en fait que 25 sujets sur 40 sont allés jusqu’à envoyer les trois chocs de 450 volts, et que la moyenne des décharges maximales infligées était de 360 volts.


Plusieurs facteurs ont été identifiés comme des leviers de soumission dans cette expérience - notamment la crédibilité de l’autorité, la proximité avec la victime[8] et l’implication dans l’acte de torture, le conformisme ; mais un facteur me parait capital : l’escalade d’engagement.


L’escalade d’engagement, c’est ce qui se passe lorsque le quidam commence l’expérience. On lui présente le protocole : il est immergé dans une logique préexistante, fonctionnelle et cohérente. Il a même l’occasion de tester le premier voltage de 45 volts, et si ça picote un peu il admet tout de même à ce moment qu’il n’y a pas mort d’homme. Les places dans l’expérience sont (apparemment) tirées au sort, le sujet croit donc qu’il aurait tout aussi bien pu se trouver sur le fauteuil électrique : il ne se sent pas spécialement identifié dans son rôle. Tout fait partie du plan, ce n’est pas le moment de réfléchir. L’expérience commence, et elle progresse de façon tout à fait anodine, de 15 volts en 15 volts. Il n’y a donc pas de rupture manifeste dans l’acte d’appuyer sur l’interrupteur.


Et le sujet se retrouve tout d’un coup à 150 volts. Quelque chose cloche. Le type en face souffre, il souffre à cause de ce que je fais, mais qu’est-ce que je suis en train de faire ? Il faut arrêter, mais arrêter c’est déjà admettre que je suis allé jusque-là. Je ne peux pas assumer ce qui se passe, je préfère ne pas choisir. Je continue donc. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’interrupteur, plus d’expérience, plus rien que la honte et la mort.


L’escalade d’engagement, c’est typiquement le refus de sa propre liberté. On refuse de sortir du rang parce que ce serait admettre qu’on s’est trouvé dans le rang jusque-là, et c’est déjà trop. Par manque de prudence, la délibération intérieure n’a pas été suffisamment respectée avant la première étape d’engagement. Il aurait fallu fixer une limite explicite, quelque chose qui nous aurait permis de dire « stop » au-delà d’un certain point. Et encore, cette expérience a le mérite d’avoir une fin. Il y a fort à parier que dans une structure de péché aussi monumentale que certaines institutions du monde moderne, la honte de certains actes finisse par se perdre dans le néant et l’anonymat du conformisme.


A travers ce mécanisme psychique, on comprend comment une âme peut s’engager dans le mal, se priver peu à peu du bien dans une confusion toujours croissante. Rappelez-vous :


« À force de croire que le mal est équivalent au bien, on se met à croire que l’expérience du mal est une source de connaissance similaire à l’expérience du bien, voire même qu’en ne pratiquant « que » le bien et la vertu, en renonçant au mal, on renonce à une partie de la sagesse humaine en s’enfermant dans une sorte de snobisme, de scrupule ou de pudibonderie. Or, c’est exactement l’inverse qui se passe : la pratique du mal ne conduit qu’à faire croître la confusion et l’ignorance du bien, tandis que la pratique du bien amène à saisir avec de plus en plus de finesse le mal. Concrètement, en s’enfonçant dans le péché, on émousse notre sens moral et on use notre contrition (capacité vitale qui nous permet d’accueillir au mieux Dieu). On se coupe de la grâce sanctifiante, de la connaissance du bien et du mal, on rejette l’Esprit de vie, enfin c’est le bazar quoi. En revanche, quand on s’attelle à la pratique du bien et à l’exercice des vertus, on affine nos repères pour grandir en sagesse. »[9]


Voilà à quel genre de désordre mènent les structures du péché du monde moderne, nées de la libre pensée. Il est trop naïf de prétendre que ces organisations sont l’œuvre d’une malice humaine délibérée. Un mécanisme bien plus puissant est à l’œuvre. Les rouages ne sont l’effet que d’une somme d’actes irresponsables, qui d’insignifiants deviennent terrifiants. La notion même d’acte libre devient vaine. Cela ne signifie pas que certaines personnes ne profitent pas du système, ni d’ailleurs qu’elles ne cherchent pas à l’alimenter tant que celui-ci les sert, comme l’exprime avec tant d’ironie le discours suivant de Kevin Spacey, alias Frank Underwood, tiré de la série House of Cards :


« Vous m’accusez de briser les règles, mais je respecte les règles. Les mêmes règles que vous et moi, avons tous acceptées. Les mêmes règles que nous avons tous écrites ensemble. Oui, je suis coupable, tout comme vous. Oui, le système est corrompu, mais vous vouliez un gardien comme moi. Pourquoi ? Parce que vous savez que je suis prêt à tout. Et vous en avez tous profité. Vous y avez participé. Vous en avez bénéficié.


Ne niez pas. Vous avez adoré. Vous ne voulez pas que je plaide, seulement que je me lève. Que je sois un homme fort, un homme d’action. Vous êtes accros à l’action et aux slogans. Peu importe ce que je dis ou fais. Tant que j’agis, vous êtes heureux de suivre. Et franchement, je ne vous en veux pas. Vos vies sont tellement vaines. Pourquoi pas un homme comme moi ? Je ne m’excuse pas. Peu importe qu’on m’aime ou qu’on me déteste, tant que je gagne. Le jeu est truqué. Les règles sont faussées. Bienvenue à la mise à mort de l’âge de la raison. Il n’y a ni bien ni mal, plus maintenant. Il s’agit seulement d’être dans le jeu… et d’en sortir. »[10]


Avant de vous laisser, je voulais souligner un dernier point : la philosophie du progrès, si vitale aujourd’hui pour évaluer la santé de notre économie et de notre culture. Cette philosophie pousse à une accumulation permanente, notamment sur le plan de la richesse, un peu comme s’il n’était pas question de s’arrêter dans cette course folle. Ne pourrait-on pas voir là un étrange point commun avec le mécanisme de l’escalade de l’engagement, « le premier qui s’arrête a perdu » ? C’est ici que résonne d’une façon très spéciale l’appel de Dale Ahlquist à rompre avec ces excès, pour s’incarner à nouveau. Plus que jamais, il devient nécessaire de briser les conventions.


Lisez, méditez, agissez !

[1] ​A. Cochin, Les sociétés de pensée et la démocratie moderne, Copernic, 1978, p.19 [2] Au sujet de Darwin, un lecteur m’a conseillé le livre faut-il brûler Darwin ? de Jacques Costagliola, paru en mai 2000. Cet ouvrage met en lumière les incohérences et le manque flagrant de rigueur scientifique dans les travaux de Darwin, qui donne un sens à géométrie variable aux notions qu’il développe, etc… [3] Max Weber, La profession et la vocation de savant, in "Le savant et le politique", traduction de Catherine Colliot-Thélène, La Découverte/Poche n°158, 2003, p. 83 [4] Jacques Maritain, Distinguer pour unir ou Les degrés du savoir, Paris 1932 [5] Oeconomicae et pecuniariae quaestiones, considérations pour un discernement éthique sur certains aspects du système économique et financier actuel, Dicastère pour le Service du Développement intégral, 25 mai 2018, §9-10 [6] L’ironie de ce chant c’est le contexte : Pagny voulait échapper au fisc. [7] Jean-Paul II, encyclique sollicitudo rei socialis, §16 [8] Ce point est notamment développé dans un livre intéressant : Lt. Col D.Grossman, on killing : the psychological cost of learning to kill in war and in society, 1995 [9] Extrait de l’article l’étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde [10] Monologue de Kevin Spacey dans la série House of Cards. Frank Underwood, le personnage qui s’exprime ici, est devenu président des Etats-Unis suite à un nombre incalculable d’intrigues et de manipulations. La partie en italique désigne le moment où l’acteur se tourne directement face à la caméra, en prenant à partie le spectateur. Ce côté sans fin des structures de péché modernes est évoqué aussi dans l’épisode 15 Million Merits, de la série télévisée black mirror.

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