top of page
  • Photo du rédacteurRatatouille

Le marquis de La Charce

Aujourd’hui, je vous propose de prendre à bras le corps une question qui me turlupine depuis un certain temps : que faut-il pour que notre société soit plus juste ? L’idée c’est pas tellement de rêver à une utopie, mais d’identifier concrètement ce qui cloche pour trouver le bon point de levier.


S’il y a un élément de consensus qui rassemble tous les auteurs, c’est qu’effectivement quelque chose cloche dans notre société actuelle. Et il me semble que selon l’horizon de pensée que se fixe chacun, le problème identifié varie. C’est une question d’échelle. Ainsi Luc Ferry, dans son livre Réflexions sur l’école – renouer avec le bon sens (paru en septembre 2021), déploie un discours assez intéressant sur les causes qui expliqueraient le dysfonctionnement du système scolaire.


Seulement à la lecture de ce livre, on s’aperçoit que l’horizon de Luc Ferry, c’est la République. Hors d’elle point de salut. Ce qui est très gênant ici c’est qu’il n’y a aucun recul critique faute d’élément connu de comparaison : pour l’auteur l’histoire française commence à la Révolution, avant ça c’était la préhistoire, point barre. Le gros souci c’est que la troisième république est née et s’est développée dans un climat très particulier, qui ne peut se comprendre sans la Révolution, qui elle-même ne peut se comprendre sans l’Ancien régime, qui ne peut se comprendre sans le moyen-âge, etc… En ignorant la chronologie historique (pédagogie que l’auteur réclame pourtant à l’école), Luc Ferry manque de pondération. Il prête toutes les vertus possibles à la troisième République, et à l’opposé va jusqu’à confondre la monarchie avec la dictature.


Voilà précisément ce qui m’intéresse : l’erreur de jugement faute de connaissance. D’où la nécessité d’une culture générale complète. J’ai l’impression qu’en tant que chrétiens, nous avons l’avantage assez particulier de ne pas pouvoir être entièrement d’accord avec toutes les lois promulguées par notre gouvernement. Par principe, nous devons prendre du recul parce que notre référence morale n’est pas de ce monde. C’est un excellent entraînement critique qui, s’il est mené à bien, permet de discerner l’équilibre subtil entre deux excès.


Prenons un autre exemple. Depuis deux siècles l’économie et la politique alternent entre deux excès : d’un côté le libéralisme et de l’autre le socialisme. D’un côté on a l’individualisme et de l’autre le collectivisme. Plusieurs auteurs (en particulier Chesterton et Maritain) ont démontré qu’en fait ces deux idéologies apparemment opposées s’excitent mutuellement et ont pour base une vision erronée, pour ne pas dire ubuesque, des relations humaines. Pour le libéral c’est la concurrence qui gouverne, donc la loi du plus fort qui détermine les relations, et pour le socialiste c’est l’égalité statistique, donc le nivellement (par le bas, bien sûr) de toutes les différences.


Olivier Rey, dans son livre Une question de taille, évoque un autre élément très intéressant qui biaise en permanence la réflexion politique et sociale : l’échelle. Vous avez sans doute fait à de multiples reprises l’expérience infernale de réunions de travail qui tournent en rond, parce que le groupe rassemblé est de toute façon trop grand pour atteindre l’unanimité. Il faut trouver la bonne proportion sans quoi l’action est sempiternellement disqualifiée. C’est une question de méthode qui n’est pas assez posée aujourd’hui. Elle permet d’interroger jusqu’à la façon de vivre la démocratie, c’est pour dire. Ici aussi, on alterne entre la microscopie de l’individualisme, où l’échelle d’action est celle de l’individu, et la macroscopie du collectivisme, où la prérogative de l’action est exclusivement celle de l’état.


Donc la culture est nécessaire, sans quoi on ne bénéficie pas du recul de l’histoire, mais la rigueur et la méthode sont tout autant indispensables sans quoi on fait une erreur de mesure. C’est l’adéquation entre la quantité et la qualité, quoi. Jusque-là pas de feux d’artifices.


Nous y arrivons.


Si vous souhaitez un exemple – unique en son genre - de mesure et de pondération dans la réflexion politique, lisez Vers un ordre social chrétien de René de La Tour Du Pin, marquis de La Charce. Les études sociologiques et politiques peuvent avoir quelque chose de oiseux précisément à cause des risques évoqués ci-dessus, et bien voici la démonstration magistrale de ce que la pensée peut avoir de constructif dans un domaine si périlleux.


René de La Tour Du Pin, bien avant Olivier Rey (et Ivan Illich sur lequel s’appuie beaucoup ce dernier), dénonce cette perte d’échelle et cette ignorance de l’histoire qui caractérisent si bien la Révolution et la société post révolutionnaire. Selon lui, l’épisode de la Révolution révèle une pensée malade qui gangrène la société depuis la renaissance (période qu’il appelle l’Ancien Régime) à travers l’humanisme anthropocentrique, qui exalte l’homme jusqu’à l’idolâtrie.


Durant cette période, les nobles ont peu à peu délaissé leurs responsabilités de protection du peuple et d’administration des provinces pour s’installer à la cour du roi, ce qui rend leurs privilèges de plus en plus infondés. La société qui précède la Révolution est déjà une société difforme, en ruine, dont les institutions sont dénaturées par un mauvais usage depuis deux siècles. Voilà pourquoi il est très dangereux de parler de monarchie sans faire la distinction entre la monarchie absolue et la monarchie féodale. Pas bien, monsieur Ferry.


La Tour Du Pin remonte plus loin que l'Ancien Régime: il s’intéresse aux institutions de la société française au temps de la monarchie féodale, et propose d’actualiser toutes ces bonnes idées en commençant par restaurer les échelles intermédiaires entre l’individu et l’Etat. Son but est de parvenir à des instances politiques réellement représentatives, entendu que le suffrage universel direct (tel qu'il est appliqué aujourd'hui) est un leurre, une force reposant uniquement sur l’opinion d’un moment qui n’a rien à voir avec les intérêts réels des citoyens sur le long terme et correspond plutôt au « diviser pour mieux régner ».


Selon La Tour Du Pin, qui reprend d’ailleurs ici une formule de Le Play (un sociologue oublié qu’il faut absolument déterrer), une organisation politique et sociale valable nécessite "la démocratie dans la commune, l’aristocratie dans la province et la monarchie dans l’Etat". Toujours sensible à l’efficacité des instances de décision, il décrit dans son ouvrage la façon dont chacune de ces instances doit être constituée, dans un souci constant de combattre l’esprit individualiste qui s’est immiscé dans la société française.


Mais il faudrait plus que quelques malheureuses lignes pour résumer un tel travail… Nous n’en avons pas fini avec cet illustre méconnu ! Il me semble quand même important de souligner avant de m’arrêter que La Tour Du Pin répond d’une certaine manière à Chesterton. Celui-ci critique avec beaucoup de finesse les déboires de la société moderne, mais peine à proposer des solutions tangibles et, même si l’auteur de Vers un Ordre Social Chrétien n’évoque pas le distributisme (projet économique soutenu par Chesterton), il serait intéressant de voir jusqu’à quel point les préconisations de La Tour Du Pin permettent de résoudre les difficultés évoquées par Chesterton.


La critique est facile, l’art est difficile, comme qui dirait. Et bien voici de l’art, du vrai.


Et si vous pensez encore que les préconisations de La Tour Du Pin ne sont que de belles paroles théoriques, apprenez qu’il a eu l’occasion de les mettre en pratique en tant que maire d’Arrancy au cours de la première guerre mondiale. Vous en trouverez l’exemple dans le fichier ci-joint, qui est extrait d’une thèse de Philippe Salson[1].

[1] Philippe Salson, 1914-1918, les années grises : l’expérience des civils dans l’Aisne occupée, thèse de doctorat en histoire, dir. Frédéric Rouseau, Université Montpellier 3, 2013, p. 449-453

expérience la tour du pin village chrétien
.pdf
Download PDF • 285KB


bottom of page