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L'Option GKC 

convertir son quotidien

Philosophie

Ça y est, on y est. Je me lance, comme qui dirait.

Mais attention, je vous préviens: je ne suis pas philosophe.

Juste un peu curieux.

bonae voluntatis

26/08/2024

Qu'y a-t-il de plus résistant comme parasite ? Une bactérie ? Un virus ? Un ver solitaire ?

 

Une idée. Des plus résistante et contagieuse. Une fois que l'idée s'est installée dans l'esprit, il est presque impossible de l'éradiquer. Une idée arrivée à maturité, à intelligibilité, elle s'enracine là-dedans, quelque part.[1]

 

Une idée qui semble si simple, si naturelle, qu’elle semble avoir attendu là, à portée de conscience, depuis l’aube de la civilisation. Une petite idée de rien du tout, qui change tout : nous sommes le peuple. L’autorité brime notre liberté. Ce devrait être à nous de gouverner.

 

Seulement voilà : l’idée une fois répandue ne s’arrête jamais. Elle se diffuse, s’enracine, pénètre les esprits jusqu’à transformer la réalité. Emise par quelques groupes d’opportunistes avides de changement, elle a bouleversé bien davantage que l’ordre politique d’une époque.

 

Car en fin de compte, il ne s’agit pas de n’importe quelle idée. Il s’agit d’un doute. Exactement comme dans le film Inception, le doute une fois transmis attaque, corrompt, désagrège et s’avère incontrôlable, engloutissant tout dans un chaos vertigineux et terrifiant.

 

Le doute s’attaque au réel, il le dévore jusqu’à ce que les hommes se demandent comment ils ont jamais pu croire, comment ils ont jamais pu avoir foi en quelque chose, avoir confiance en quelqu’un.[2] Nous prônons volontiers l’esprit critique, mais peut-être faut-il voir chez ceux qui se mettent à croire des théories farfelues le simple besoin de croire, d’avoir la foi. Et plus l’objet de leur foi est absurde, plus ils se réconfortent de leur victoire sur le scepticisme. A leur décharge, admettons qu’il n’est pas si simple d’endiguer ce raz-de marée d’acide.

 

Mais face au scepticisme et à la mauvaise foi se dresse ce qu’on peut appeler la bonne volonté. Alors que la mauvaise foi nous pousse à trouver notre jouissance dans le sabotage de ce qui nous entoure, la bonne volonté nous permet par la victoire sur notre amour propre à trouver notre édification dans le réel. C’est très exactement la définition que donne Chesterton du catholique : « une personne qui a rassemblé du courage pour faire face à  l’idée incroyable et inconcevable qu’il peut y avoir quelque chose de mieux avisé que lui-même »[3].

 

Belle claque, convenons-en dès maintenant. Car avec une définition pareille, pas sûr que nos églises soient remplies uniquement de catholiques à la messe du dimanche… Mais belle espérance aussi, car cela signifie que bon nombre de non baptisés sont des catholiques en puissance, qui n’ont besoin que d’une petite étincelle pour s’embraser ! C’est je crois le sens de l’adresse des encycliques depuis Jean XXIII, qui se termine généralement par « … et à toutes les personnes de bonne volonté »[4].

 

J’en veux pour preuve ce petit texte écrit à la main, trouvé dans les affaires de Karl Polanyi par sa femme :

 

« Il fut un temps où les sans-Dieu, les athées étaient appelés libre-penseurs. Nous avons depuis longtemps dépassé ce stade. Les athées comptent aussi de nombreux esprits étroits, paresseux et petits-bourgeois qui n'ont rien de libre en pensée, alors qu'un penchant religieux peut annoncer chez un homme la plus audacieuse des révoltes spirituelles. Au premier rang de ceux qui sont morts pour la liberté de pensée se trouvera toujours Jésus de Nazareth.

 

« Par liberté d'esprit nous n'entendons ni déni de la vérité, ni déni de l'éthique, de la loi ou de l'autorité.

Nous entendons bien au contraire qu'un esprit libre soit en quête inlassable de vérité, se conforme aux règles de la morale et agisse dans le respect de la loi et de l'autorité. Inlassablement et constamment. Sans jamais battre en retraite devant les considérations d'aucune sorte, sans jamais laisser la somnolence prendre le pas sur une vigilance alerte. Chercher la vérité au-delà de toute vérité de classe ou de race, suivre le chemin de l'éthique pure, dépasser les préceptes tout faits des "moralistes", prendre appui sur les fondements de la justice, quitte à se méfier de la loi, pour ne s'incliner que devant l'autorité de la bonté et de la vérité, et se retourner contre toute fausse autorité qui repose sur un succès corrompu et l'étalage de la puissance.

 

« Chercher ainsi la vérité, et quand les tabous de la tradition se dressent sur la route, agir selon les postulats de l'éthique, quand bien même les adeptes des compromis ou les opportunistes dénigreraient cette attitude en la taxant de "super-idéalisme", de "juvénilisme", de "donquichottisme" ou simplement de manque de maturité. Se battre pour la justice, même contre la loi, et élever un autel à l'autorité des héros de la bonté et de la vérité sur les ruines de l'autorité des conventions, du cynisme, de l'ignorance et de la léthargie de l'âme. »[5]

 

Alors je sais pas vous, mais moi une libre-pensée pareille je signe des deux mains. Nous voici loin des élucubrations oisives des salons de pensée du XVIIIème tels qu’ils sont décrits par Augustin Cochin ; ici c’est du vrai neurone, il y a du cran, de la niaque, des tripes - et par-dessus tout du cœur. Ça donne envie de découvrir ce Polanyi, n’est-ce pas ..?

 

Suite au prochain épisode, les amis !

 

[1] Christopher Nolan, Inception, 2010

[2] Voici à ce propos un extrait très édifiant de l’encyclique du pape Pie VI Inscrutabili divinæ sapientiæ contre l'athéisme et les idées des Lumières, promulguée le 25 décembre 1775 :

« §7 - En vérité, ces philosophes pervers, après avoir répandu ces ténèbres et après avoir extirpé des cœurs la religion, cherchent surtout à faire en sorte que les hommes dissolvent tous ces liens par lesquels ils sont unis entre eux et avec leurs souverains en les obligeant à faire ce qu’ils veulent ; ils proclament jusqu’à la nausée que l’homme naît libre et qu’il n’est assujetti à personne. Donc la société est une foule d’hommes ineptes, dont la stupidité se prosterne devant les prêtres (qui les ensorcellent) et devant les rois (qui les oppriment), à tel point que la collusion entre le sacerdoce et l’empire n’est rien d’autre qu’une épouvantable conjuration contre la liberté naturelle de l’homme. Ceux qui ne voient pas ces folies, et d’autres semblables qui sont couvertes de plusieurs couches de mensonges, procurent d’autant plus de tort à la tranquillité et à la paix publique que l’impiété de ces auteurs est punie tardivement. Et ils abîment d’autant plus les âmes, rachetées par le Sang du Christ, que d’autant plus se répand, comme le chancre, leur prédication, et celle-ci s’installe dans les académies publiques, dans les maisons des puissants, dans les palais des rois, et elle s’insinue – et c’est horrible à dire – jusque dans les milieux sacrés. »

Il faut noter que Pie VI répètera ce même passage dans son allocution quare lacrymae du 17 juin 1793 au sujet de la mort de Louis XVI. N’hésitez pas à lire cette allocution, c’est du lourd.

[3] Gilbert-Keith Chesterton, Le puits et les bas-fonds, DDB, 2016 (publication originale 1932), p.69

[4] Depuis Pacem in terris (11 avril 1963).

[5] Karl Polanyi, la subsistance de l'Homme, La place de l'économie dans l'histoire et la société, Flammarion, 2011 (parution originale 1977), Note sur la vie de Karl Polanyi, XXV-XXVI.

L'ubermensch et l'étoile

16/10/2023

Bonjour !

 

L’appel de la forêt, dont je vous ai proposé un extrait il y a deux semaines, a été mal traduit. Le livre s’intitule dans la version originale The Call of the Wild, autrement dit l’appel de la vie sauvage. C’est l’histoire de Buck, un chien racé qui dépasse en force et en puissance ses congénères. Volé à ses maîtres bourgeois, il apprend la vie dure et brutale des chiens de traineau pendant la ruée vers l’or au Canada. Grâce à son intelligence et à ses muscles, il s’adapte vite et grimpe les échelons pour devenir le chef de file du traineau. Il ressent de plus en plus l’appel de la vie sauvage, à tel point qu’à la mort de son maître adoré il se défait tout à fait de la civilisation des hommes et rejoint une meute de loups.

 

Le style de l’auteur, Jack London, est comme vous avez pu le voir assez simple, sans fioritures, mais animé d’un souffle ardent qui donne un rythme trépidant à l’histoire. L’aventure est belle, et l’on partage volontiers l’émerveillement de l’écrivain pour cette nature sauvage et indomptable. La beauté de Buck, sa puissance et ses capacités d’adaptations suscitent l’admiration. Au fil de l’intrigue, il y a bien quelques épisodes d’une violence extrême et sans pitié, mais on se dit que malgré tout c’est la vie, et d’ailleurs Buck a la force de surmonter ces épreuves. Alors que les plus faibles sont broyés par un destin implacable, le héros poursuit sa route et continue de gagner en force. Peu à peu, il se montre à son tour implacable, puis son ambition le pousse à l’opportunisme et à quelques actes franchement injustes, mais là aussi on se dit que d’une certaine façon cette injustice est rendue nécessaire par cet environnement sans pitié. Lorsque l’appel de la vie sauvage devient de plus en plus irrésistible, Buck fini par perdre ce qui lui restait de raffiné pour embrasser sans réserve son instinct le plus profond. Il n’a plus rien de commun avec le monde des hommes, il n’est que puissance et semble dorénavant ne faire qu’un avec cette nature sauvage.

 

Nous y voilà : Buck est plus qu’un chien, il est le Seigneur des chiens, le chien parfait. Sa puissance n’est pas un moyen, c’est une fin ; elle recèle en son cœur la vie la plus ardente, la plus pure. A la fin du roman, Buck est comme l’esprit de cette vie sauvage.

 

J’étais quelque peu surpris de ce tournant implacable chez l’auteur, ce mélange de romantisme et de cruauté. Je me suis donc renseigné, et effectivement Jack London montre tous les symptômes de porter dans son esprit ce qu’O’Brien appelle « la trace glacée de Nietzsche » : croire que l’essence la plus intime de l’être réside dans le déploiement de sa propre puissance, qui constitue sa seule opportunité d’atteindre la transcendance. Dans cet esprit, on interprète Darwin d’une façon bien précise, en réduisant la logique de l’existence d’un individu à ses capacités d’adaptation physiques. On considère alors la compétition comme le seul véritable levier de croissance pour la personne.

 

Cette « balafre glacée » semble résonner de façon tout à fait spéciale avec la virilité de l’homme, du mâle. L’homme est un roc, un pic, un cap, une péninsule au milieu des flots inconstants du monde, c’est là sa vocation la plus élémentaire : par la force de ses biceps, affronter la réalité et protéger les siens. Et cela ne date pas d’hier : les anciens pensaient qu’en devenant un homme, la poitrine du garçon s’élargissait pour accueillir un feu.[1]

 

La balafre glacée de Nietzsche, c’est ce qui reste lorsque l’homme s’abandonne à ce feu vorace, à cette quête de puissance au point de s’en faire une philosophie de vie : la force devient le seul but, la compétition le seul moyen, la domination le seul état convoité. C’est là un chemin de solitude extrême, et l’homme qui l’emprunte prend le sentier de la guerre.

 

S’il me semble important d’aborder cela, c’est notamment parce que cette philosophie virile s’oppose bien souvent au socialisme sous la forme du libéralisme le plus brutal, la libre concurrence étant perçue comme la meilleure des façons de se débarrasser des moins performants. Or, tandis que beaucoup d’hommes comprennent instinctivement à quels excès mène le socialisme qui porte en lui les germes du collectivisme, ces mêmes hommes peinent à saisir les dangers du libéralisme. Et puis la liberté, c’est tout de même moins contraignant que l’égalité. Au départ.

 

De fait, puisque le libéralisme part de l’individu pour étendre sa logique au monde, de prime abord cette idéologie semble sur mesure, parfaitement adaptée. Le carburant du libéral c’est l’appât du gain, la perspective d’opportunités réjouissantes. Le libéral est un optimiste, un battant, il est animé d’une philosophie intrinsèquement positive et n’imagine pas que tant d’enthousiasme puisse aboutir à autre chose que le progrès…

 

D’une certaine façon, l’élan de Buck est un élan de vie, l’avidité de qui veut mordre à pleines dents ce qu’on pourrait appeler le futur, l’avenir : la volonté de puissance c’est l’ivresse de son potentiel, le désir brûlant de dépasser ses limites, de dépasser la réalité, de dépasser le présent. Il y a dans l’instinct de Buck un appel impérieux vers le mystère lointain, c’est une course effrénée qui cherche à atteindre le cœur du temps.

 

Comme on l’a vu, prise d’ivresse la bête en vient à ignorer la souffrance de ses congénères, elle s’endurcit et se raidit dans l’effort vers son but. Un peu comme le champ de vision se restreint au fur et à mesure que la vitesse croît, plus Buck progresse dans sa quête de puissance, plus ses préoccupations annexes s’estompent et sa disponibilité à tout ce qui est « autre » s’amenuise. Il y a dans cette évolution une sorte de réduction de l’humanité au profit de la férocité, de l’efficacité puissante.

 

Il est étonnant, lorsque l’on transpose cette ivresse à celle de l’homme en quête de puissance, de s’apercevoir qu’il y a une sorte de brutale satisfaction dans cette réduction de l’humanité en nous. La bestialité semble se présenter à l’âme comme l’émergence de sa nature profonde, comme si la sauvagerie était le fond de notre être, notre réalité. Cette humanité ne semble alors, en quelque sorte, qu’une fausse parure - un mensonge envers notre nature, qui se révèle dans son aspect le plus primaire.

 

Le monde qui auparavant était ouvert et plein d’opportunités se referme en une arène, au sein de laquelle il faut écraser son adversaire pour garder sa place. Ce qui était auparavant une puissance de vie devient une puissance de mort, à la fois tournée vers l’extérieur et vers l’intérieur, une espèce de fureur anarchique sans finalité autre qu’elle-même. On s’approche ici des ténèbres les plus sombres, de cet élan de corruption du bien où les influences de notre concupiscence, du monde et du malin s’excitent mutuellement pour dissoudre l’âme dans le néant.

 

C’est là semble-t-il la tentation de Jack London, lorsqu’il érige la volonté de puissance de son héros comme un élan de vie sans voir que cette vie est en réalité tournée sur elle-même, et que son élan ne la poussera qu’au repli et à la destruction.

 

On peut toujours arguer du fait que pour un animal l’appel de la vie sauvage est chose naturelle et bonne, mais en réalité Buck est un animal au même titre que les protagonistes des fables de la fontaine, et si son élan résonne à ce point en nous c’est bien qu’il s’agit d’un élan humain.

 

Dans ce cas, que faire ? Si l’homme ne peut se livrer impunément à sa volonté de puissance, s’il ne peut puiser dans cette force de vie sans se brûler les doigts, que lui reste-t-il ? Je vous propose de laisser Guy de Larigaudie répondre à cela :

 

« Sentir au fond de soi toute la boue, les fanges et le bouillonnement des instincts humains et se tenir au-dessus, sans y enfoncer, comme l’on marche sur des marais à sec, en se laissant soulever par une sorte d’allégement de tout l’être pour que le pied ne pénètre pas. Rester dans l’amour de Dieu comme dans la pureté du matin, sur l’étendue brillante du marais, sans que le corps croule dans la vase. […] L’aventure la plus prodigieuse est celle de notre propre vie et celle-là est à notre taille. […] Cette aventure-là ne dépasse pas notre carrure. Il nous suffit de marcher vers notre dieu pour être à la taille de l’Infini, et cela légitime tous nos rêves. »[2]

 

Bonne semaine, les amis !


[1] Nous avons déjà évoqué l’intensité du désir chez l’homme, une voracité difficilement compréhensible pour la femme, dans cet article.
[2]Guy de Larigaudie, étoile au grand large

Ceteris Paribus

04/09/2023

Bonjour !

 

Dans le dernier article, primum non nocere, nous avons tenté de décrire comment naissent les structures de péché. Nous avons fait le lien entre ces structures de péché et l’idéologie de la libre pensée. Cela nous a permis de découvrir que notre liberté ne dépend pas uniquement de nos intentions à un instant t, mais qu’elle est aussi influencée par l’environnement dans lequel nous nous trouvons. En d’autres termes, la responsabilité de nos actions ne se résume pas à notre sincérité spontanée mais aussi dans une certaine mesure au raisonnement que nous avons – ou que nous n’avons pas – mené en amont. Car seule la raison peut nous faire comprendre que l’environnement influence notre cœur.

 

Par exemple, dans l’expérience de Milgram dont nous avons parlé, on comprend que le seul moyen pour la personne de briser l’escalade d’engagement qui la pousse à commettre un crime est de prendre avant d’agir le temps de la réflexion, pour choisir le seuil moral au-delà duquel elle quittera l’expérience, ce seuil où d’une simple expérience scientifique on passe à la séance de torture.

 

Voilà pourquoi j’avais choisi pour titre du précédent article l’expression primum non nocere, « d’abord ne pas nuire ». Au passage, cette locution chère aux médecins ne ferait pas de mal aux psychologues -ainsi qu’à tout homme d’ailleurs. Elle nous intime, avant d’agir, de regarder et d’écouter pour discerner les forces en présence afin de ne pas empirer les choses par notre action. C’est un appel à l’humilité et à la prudence, au fait de ne pas se fier exclusivement à ses émotions pour guider son action.

 

Ceteris Paribus, notre titre de ce jour, offre une autre voie. La locution complète, ceteris paribus sic stantibus, se traduit ainsi : toutes choses égales par ailleurs. Alors que Primum non nocere nous donne le réel, l’existant comme objet premier d’attention avant l’action, Ceteris Paribus place la pensée abstraite comme point de départ : toutes choses égales par ailleurs, c’est prétendre figer tous les paramètres qui ne concernent pas directement ma réflexion.

 

C’est une locution extrêmement importante, et bien utile car nous sommes incapables de garder en permanence l’ensemble du réel à l’esprit, nous ne sommes pas omniscients. Il nous faut donc faire la part des choses, et émettre l’hypothèse que rien ne bouge à gauche quand nous regardons à droite. Cet angle mort est inévitable.

 

Ainsi, de la même façon que nos émotions ne peuvent pas, pour les raisons que nous venons d’évoquer, être l’unique influence de notre comportement - au grand dam des sensualistes, notez - ; notre raison humaine, faute d’omniscience, ne peut gouverner absolument notre jugement. Au grand dam des idéalistes.

 

La logique universelle du réel

 

Il y a un juste milieu à trouver. Et, comme on a pu le dire, la réalité est un excellent critère d’équilibre : j’ai beau chercher à prouver par un calcul visiblement parfait que la pomme que mon voisin lâche ne me tombera pas sur le pied, à la fin de mon calcul la réalité (à travers mon orteil endolori) me rappellera que j’ai dû faire une erreur quelque part. La réalité émonde donc notre travail spéculatif. Mais elle ne fait pas que nous ramener sur terre quand nous sommes dans les nuages, elle nous met aussi des étoiles plein les yeux, et lorsqu’un phénomène naturel extraordinaire nous tombe dessus nous sommes poussés par son étude à faire avancer la connaissance. C’est tout de même pas trop mal fait tout ça.

En fait, la réalité nous dévoile au quotidien un langage, celui de la logique. Et ce, que nous nous trouvions sur le plan physique comme sur le plan moral. A ceci près, comme on a pu le dire, que l’ordre physique ne tolère aucune exception, tandis que l’ordre moral peut, en vertu de notre libre arbitre, être enfreint. Typiquement, mon orteil vous dira que la pomme de mon voisin n'avait pas d’autre choix que de me tomber sur le pied, mais en revanche il admettra qu’il aurait pu s’abstenir de botter le derrière de mon voisin. Or, si c’est - relativement – immoral de botter le derrière de son voisin, le fait que je puisse poser cet acte est permis grâce à mon libre arbitre.

 

Ceci étant, l’ordre moral reste logique, même avec le libre arbitre, car en l’enfreignant la personne humaine agit contrairement à sa nature, elle altère sa croissance par la dépravation que provoque son acte comme une conséquence naturelle de son refus du bien. On découvre ainsi que la croissance et la fécondité n’ont qu’une logique, et c’est la morale, tout comme les mouvements des objets ne sont réglés que par la logique des lois physiques.

 

Cela nous amène à comprendre que l’on peut faire le bien volontairement, guidés par notre raison, sans nécessairement être portés par nos sensations ou notre désir. C’est très important parce que, il faut l’admettre, nous ne sommes pas en permanence à désirer le bien. Et l’erreur serait soit d’attendre que le bien sente bon pour l’accomplir, soit de croire que ce qui sent bon constitue le bien à accomplir. 

 

Cela nous amène aussi à une bien belle découverte : Dieu est logique. Ça n’a l’air de rien, mais ça soulage. Il n’y a pas de contradiction logique en Dieu. D’une certaine façon, la logique est le langage de Dieu qui s’exprime à travers sa création. Car la logique est universelle, omniprésente et systématique, et lorsque nous sommes perdus, déconcertés dans notre intelligence, nous avons toujours ce réconfort de nous dire que nous ne parvenons pas à saisir la logique mais qu’elle est là et qu’elle existe, que les choses ont un sens.

 

Descartes disait le contraire. Il prétendait que Dieu pouvait faire un cercle carré. Or, selon saint Thomas d’Aquin, « l’ordre de l’intellectualité est l’ordre divin même »[1], autrement dit la raison est fidèle à elle-même jusqu’au bout, il n’y a pas un étage supérieur où Dieu joue avec d’autres règles, Il est profondément réglo avec les règles mêmes qu’Il nous a fixées. C’est immense, et ça donne le frisson. Ça donne le frisson parce que cela veut dire que nous pouvons toucher la Vérité, qu’elle est -en partie, faut pas abuser non plus- à notre portée humaine à travers la logique.

 

Penchons-nous un peu sur l’affirmation de Descartes. Pourquoi déclare-t-il cela ? Cela ressemble à un compliment, et puis c’est impressionnant pour nous, pauvres mortels. On se dit que cela dépasse notre imagination. Et puis on fini par se dire que c’est complètement stupide, un cercle carré. Finalement, Descartes ne donne pas l’impression d’avoir vraiment confiance dans la logique. Il manque de foi. Il manque de simplicité, aussi. Ça me fait penser (excusez-moi j’ai du mal à lâcher son jarret à ce pauvre homme) à Lacan qui piétine le travail philosophique de Dalbiez. Cela fait aussi penser à Nolan et à ses paradoxes. C’est trop simple, tout ça. La Vérité nous dépasse, faisons-nous un beau labyrinthe et perdons-nous dedans plutôt que de nous prendre au mot. Car si Dieu peut faire des cercles carrés, alors plus rien ne compte vraiment, il n’a fait que nous proposer une réalité quelconque, avec des lois conventionnelles qui miment et imitent la réalité sans jamais l’effleurer. Si Dieu peut faire des cercles carrés, alors Il triche, et s’Il triche, notre intelligence est vaine.

 

Mais si Dieu Lui-même ne peut pas faire de cercles carrés, alors tout s’éveille. Ce que je touche, ce que je vois, ce que je comprends est réel, de la réalité même de Dieu. C’est immense, et ça donne le frisson. Nos pieds retrouvent la terre, nous vivons, et – comble de bonheur – nous participons à l’être par notre vie. Trêve d’élucubrations, de théories alambiquées rongées par l’acide du désespoir et du cynisme, place au bon sens, à cette bonne vieille logique. Un chemin s’ouvre.

 

Comme quoi, même la logique est une question de foi. Intéressant, n’est-ce pas ?

 

Lisez, méditez, agissez, et à bientôt les amis !

 

 

 

 


[1] R. P. Sertillanges, La Philosophie de Saint Thomas d’Aquin, éditions Montaigne, 1940. P.41.

Terrifiante morale

26/06/2023

Bonjour!

 

Peut-être avez-vous déjà eu la chance d’assister à une conférence sur la chasteté lors d’un forum, d’une retraite ou - plus rarement - d’un sermon dominical. Souvent, à la fin de ce genre de conférence, un temps d’échange est proposé. Et je ne sais pas si vous avez remarqué, mais il y a toujours un type pour poser une variante de l’éternelle question : « mais, heu… Jusqu’où on peut aller en vrai ? ». En général, cette question suscite un mélange d'exaspération et de condescendance chez le conférencier, qui aurait bien aimé que son intervention élève un peu le débat.

 

J’aimerais aujourd’hui qu’on s’intéresse à la question de ce pauvre type qui vient de se faire rembarrer devant tout le monde. C’est une question concrète. Bien sûr, dans le domaine de la chasteté il est délicat de faire une réponse précise à cette question, surtout devant tout un auditoire. Néanmoins, on ne peut s’empêcher de remarquer que beaucoup de sermons et de conférences laissent dans un nuage un peu trop abstrait la question du bien, comme si l’intention primait le bien en lui-même. On nous rabâche qu’il faut s’ouvrir davantage, qu’il faut quitter nos canapés pour entrer en mission, qu’il faut aimer mieux, mais il est rare d'entendre le conférencier critiquer un événement précis. En dessous d'une certaine échelle, on reste dans le vague.

 

Vous me direz qu’il n’y a pas de loi universelle dans la vie intérieure, que ça se saurait s’il y en avait une, et donc qu’il est illusoire de la chercher. 

 

Erreur. Il y a bien une loi.

 

Cette loi s’appelle la morale. Le problème, c’est qu’on voit trop souvent la morale comme un règlement. Or, le Christ est venu et a mouché beaucoup de juifs qui prisaient trop les règles, il est donc tentant d'en déduire qu’à sa suite nous n’avons plus besoin de règlement. On répète un peu comme Barbossa que la loi chrétienne est plus une sorte de guide général qu'un véritable règlement, que l’essentiel c’est de se sentir proche de Dieu… et puis, au fond, c’est quand même plus facile de laisser toutes ces règles derrière nous, n’est-ce pas ..?

 

En fait, il y a quelque chose qui fait peur dans la morale : c’est le côté péremptoire de l’ordre. Et le problème avec l’ordre, c’est qu’il prive du désordre, l’ingrédient incontournable de notre liberté chérie. La graine de rebelle en chacun de nous nous pousse à croire que l’ordre et la morale c’est bon pour les peureux, les maniaques, ceux qui ont peur de la vie sauvage. En somme, l’ordre est vu comme un bouclier contre la vraie nature des choses, il ne peut être qu’artificiel, instauré par la force pour annihiler toute spontanéité. On pourrait donc paraphraser un slogan célèbre en disant « il n’y a pas d’ordre, il n’y a que l’abus de l’ordre ».

 

Ça, vous l’aurez compris, c’est un cadeau de nos chères lumières. Cette conception repose sur la croyance que la vérité se trouve dans l’anarchie, dans la nature laissée à elle-même. On oublie un peu vite le péché originel, à cause duquel le bien ne fleurit pas spontanément. Comme on l’a dit dans l’article le péché originel dans le couple, à cause du péché originel notre désir lui-même doit être soutenu par notre volonté sans quoi il va se mordre la queue, il ne va pas pouvoir atteindre le bien.

 

Maintenant qu’il y a le péché originel, nous devons nous rendre à l’évidence : pour grandir en liberté, il va nous falloir user de notre volonté. Comme on a pu le voir dans la série sur la caractérologie, la volonté est une force mentale qui s’associe à notre force affective (l’émotivité) pour nous permettre d’agir et de grandir, elle a donc tout autant sa place dans notre être que notre désir. Mais attention, ce déploiement de notre être n’est pas simplement un processus naturel. Il se nourrit à chaque instant de la grâce.

 

On pourrait justement se poser la question de l’indépendance entre la morale et la grâce, se dire qu’après tout la morale des grecs (comme les vertus cardinales par exemple) existait avant la venue du Christ et elle s’est apparemment développée indépendamment des juifs. Dans cette mesure, en quoi le fait de suivre des préceptes païens pourrait nous aider à grandir en sainteté ? Ne risque-t-on pas simplement d’utiliser la morale comme un moyen tout humain d’accroître notre pouvoir personnel ?

 

Le corolaire à cette question, vous l’aurez compris, c’est de se dire que pour éviter ces excès on va se concentrer uniquement sur la grâce, sur notre union à Dieu, et laisser la morale à ceux que ça intéresse. Une belle manière de contourner le problème pour éviter ce travail humain, bassement fastidieux.

 

Le père Gillet, dans son livre la virilité chrétienne dont nous avons parlé ici, répond à cette question en expliquant qu’en fait la morale n’est pas une philosophie quelconque: il n’y en a qu’une, et elle nous aide à accueillir la grâce. Il utilise l’image du terreau : en suivant les préceptes de la morale, nous améliorons la qualité du terreau que nous sommes afin que la pluie de grâces qui tombe en permanence sur nous porte de meilleurs fruits.

 

Mais il y a un petit souci. En effet, on remarque au fil des siècles que plusieurs morales apparaissent… En fait, c’est toujours pareil : il n’y a qu’une morale authentique et tout plein de brouillons. Paul a justement prévu de nous faire bientôt un article à ce sujet, dans lequel il comparera la morale de Kant à celle de saint Thomas.

 

Cette morale authentique, la morale chrétienne, n’est pas simplement la seule, la meilleure, la plus équilibrée et la plus pertinente, elle nous ouvre à l’ordre du bien. Jean Daujat, dans son excellent livre Psychologie contemporaine et pensée chrétienne, nous explique un truc formidable : de même que sur le plan matériel les êtres suivent nécessairement les lois de la Physique, lois permanentes et incontournables, sur le plan spirituel les hommes suivent les lois de la Morale, lois permanentes et incontournables. 

 

Enfin, ils devraient.

 

Bien sûr, puisque nous disposons de notre libre arbitre nous avons le pouvoir d’enfreindre les lois de la morale, mais alors notre être ne pourra pas se développer en intégralité. Il manquera sa vocation première et ce n’est qu’en retrouvant les lois de la morale qu’il retrouvera le chemin de la plénitude à laquelle il est appelé. Cela rejoint ce que nous avons vu dans l’article L'Étrange Cas du docteur Jekyll et de Mr. Hyde : le mal n’est que la corruption du bien, il n’est pas une alternative mais un amoindrissement de ce bien.

 

De façon aussi inéluctable que la chute des corps, la vie éternelle ne peut perdurer dans un être en état de péché mortel (selon les lois Morales). C’est bien pour cela qu’on qualifie ce péché de « mortel ». 

 

Nous avons donc besoin de la morale, nous en avons besoin pour vivre. Imaginez la vie de quelqu’un qui refuse de comprendre l’aspect systématique de la gravitation : il risque de lui arriver des bricoles, tout ça parce qu’il a choisi d’ignorer quelque chose qui le concerne au quotidien. C’est exactement pareil avec la morale : lorsque nous ne cherchons pas à apprendre et à pratiquer les vertus, lorsque nous dédaignons les commandements de Dieu, lorsque nous ignorons notre devoir d’état, nous nous plantons avec superbe. Et nous récidivons, sous prétexte que ça fait pas mal sur le moment.

 

Il y a une dernière chose qui peut nous rebuter dans la morale : c’est que l’ordre qu’elle instaure peut nous paraitre statique, morne, dépourvu d’aventure. Cette pensée fait écho à la croyance que la morale est une privation, une stratégie de défense contre la sauvagerie du réel. Derrière ça, on voit aussi l’incrédulité mondaine de qui entend parler d’un désir volontaire. Trêve de maîtrise de soi, trêve de contrôle, libérons-nous ! Et c’est reparti, nous voilà au point de départ.

 

Pour répondre à cela, souvenons-nous de nos frères et sœurs ainés, de tous les saints et les martyrs qui nous ont précédés. Entre nous, cela ne ressemble pas à une vie plan-plan. Et même plus proche de nous, à notre échelle nous pouvons voir que le combat pour la chasteté, la maitrise de soi, est un combat de rebelles, un combat contre l’ordre social. « Cassez les conventions, gardez les commandements ! »

 

Non, la vertu n’est pas un automatisme à mettre en place une fois pour toutes. Non, l’application d’un commandement ou l’accomplissement de notre devoir d’état ne sont pas des réflexes ternes et mornes, qui nous privent de la vie. Au contraire, pratiquer la vertu et approfondir la morale nous fait avancer. C’est en creusant le bien que l’on discerne de façon toujours plus fine la frontière entre le bien et le mal, et si ce genre de combat nous transforme en robot et bien c’est qu’on s’est trompés quelque part, vous ne croyez pas ?

 

Ça m’embête de vous laisser partir sans une lecture utile sur la morale… Il y a bien le livre de Jean Daujat dont on a parlé, mais il est un peu cossu et ne plaira pas à tout le monde. Le mieux, ce serait de sortir de votre placard le Catéchisme de l’Eglise Catholique (non abrégé, soyez joueurs), et de le feuilleter. On a vraiment de la chance d’avoir un joyau pareil, autant en profiter !

 

Bonne lecture, et bonne semaine !

Christopher Nolan, l'art de la raison poétique

12/06/2023

Bonjour!

 

Alors, qu’avez-vous pensé de la diatribe de notre vieillard dans le dernier article ? Entendre ce vieil homme, au milieu de ses richesse, vanter à un pauvre hère les vertus du savoir, personnellement ça m’a fait quelque chose.

 

Une anecdote, dont je vous laisse retrouver la source, me travaille depuis longtemps : le père de Michel-Ange était un homme riche, qui ne comprenait pas le génie de son fils et le battait. Pas question de laisser un de ses fils gagner sa vie avec ses mains. Michel-Ange apprit donc à ne pas user de ses mains. Des années plus tard, un prince vient visiter l’atelier de Michel-Ange, et trouve l’artiste face à un immense bloc de marbre. Selon la rumeur, Michel-Ange venait chaque jour depuis quatre mois pour regarder ce marbre. Le prince demanda donc à Michel-Ange « que faites-vous ? » Michel-Ange se tourna vers lui, et lui répondit dans un chuchotement… « Sto lavorando » : « Je travaille ». Trois ans plus tard, ce bloc de marbre devint la statue de David.

 

Même si cette anecdote est légèrement généreuse avec les faits historiques, elle exprime une vérité remarquable : la puissance de la pensée. Et c’est cette puissance qu’exprime en partie (nous y reviendrons) le vieillard de Balzac.

 

Aristote, lorsqu’il classe les différents types d’actions humaines, place la connaissance dans la catégorie « qualité », car tandis qu’une action directe sur l’environnement change celui-ci, la connaissance nous change nous-mêmes, elle nous fait grandir, nous développe. Là où cela devient intéressant, c’est que l’on ne peut pas dire qu’une action soit complètement dépourvue de connaissance. Selon Erasme, si l’on veut connaitre quelque chose il faut l’apprendre, si l’on veut comprendre cette chose il faut l’étudier, et si l’on veut vraiment l’assimiler il faut l’enseigner[1], autrement dit ce n’est que lorsque nous mobilisons cette connaissance qu’elle achève de nous transformer. Nous avons déjà évoqué Jean Daujat lorsqu’il critique vertement la séparation que fait la société moderne entre « manuel » et « intellectuel ».

 

Donc notre esprit est sans limite, c’est un monde fantastique et l’on pourrait dire que malgré le fait que de prime abord nous ne voyons aucune différence entre une personne qui a de l’esprit et une personne qui n’en a guère, cette différence devient criante après quelques instants de discussion. Plus encore, cette différence aura des conséquences sur la trajectoire de vie de la personne… Nous avions parlé de ça du côté des vertus, et notre thème d’aujourd’hui s’en approche beaucoup. Un homme qui ne travaille pas les vertus cardinales, c’est un homme livré aux quatre vents, dont la destinée sera presque entièrement écrite par les événements : il rebondit sur eux, il n’agit pas il ne fait que réagir. Les vertus permettent à l’homme de se rassembler lui-même en une unité autonome et responsable, elles lui permettent de déployer son identité et de se rendre disponible à sa vocation.

 

Cela nous amène (après quelques détours j’en conviens) à Christopher Nolan. Une fois n’est pas coutume, j’aimerais qu’on discute un peu du septième art, et qu’on aborde les œuvres de ce réalisateur. Vous admettrez que les personnages de cet auteur expriment pour la plupart assez bien ce que nous venons de dire. Lorsque l’on compare ces personnages avec ceux d’un téléfilm par exemple, on voit bien la différence entre un esprit cultivé et un esprit vide, entre des individus qui rebondissent sans fin sur les événements et des individus qui ont une consistance, une certaine culture, une volonté propre.

 

La raison, chez Nolan, est reine. D’ailleurs, la vision de ce réalisateur semble assez curieusement proche de celle du vieillard de la peau de chagrin. 

 

A peu de choses près.

 

Le vieillard, dans sa diatribe citée dans le dernier article, ne fait pas qu’exalter la joie du savoir, il l’oppose résolument à l’action. Sa position est celle d’un renard, qui pense avoir trouvé le moyen d’éviter la souffrance en s’extrayant du monde des passions. De prime abord ce qu’il décrit ressemble à la recette de l’émerveillement, mais finalement ce n’est là qu’une méthode de défense, une bulle où les yeux remplacent les mains plutôt qu’ils ne les guident. On a là un idéaliste invétéré, qui s’obstine à mettre la vérité hors de portée des sens et qui se réjouit d’échapper à la réalité humaine, à cette humanerie crasse et bouleversante.[2]

 

Chez Nolan, et c’est ce qui m’a donné envie de vous parler de lui, il y a comme un attrait irrépressible pour la réalité. Je pense que l’on peut avancer l’hypothèse que la philosophie artistique moderne est franchement tournée vers le sensualisme[3], ce qui fait qu’il faudrait un sacré cran pour négliger cette réalité. Mais il y a plus que cela, et cela se voit dans la façon que ce réalisateur a de faire ses films : alors que beaucoup se contentent dans des scènes pittoresques de mettre un fond vert et de modéliser le vide avec un ordinateur, Nolan tient à ce que ses décors – même les plus invraisemblables - soient réellement fabriqués, à ce qu’ils soient tangibles. 

 

Nolan place à la fois l’esprit et la raison au-dessus de tout, et en même temps il tient à ce que ses personnages soient confrontés au réel, à la mort, et à l’amour. Cela l’amène à développer ses théories très loin, jusqu’à ce que celles-ci atteignent leurs limites. Vous rappelez-vous lorsque nous avions évoqué les limites du monde artificiel de l’idéalisme ? ce monde « forcément limité, qui nous conduit à heurter de front une multitude de paradoxes, hâtivement rafistolés avec du chatterton par les génies modernes »[4] ? Nolan nous propose une magnifique illustration de ces fameux « paradoxes » dans ses œuvres. En fait, on a l’impression que chez Nolan le mot « paradoxe » remplace le mot « mystère ».

 

La pensée, chez Nolan, semble prendre la forme d’un labyrinthe. Dans son film Inception, paru en 2010, le personnage principal demande d’ailleurs à une architecte de concevoir un labyrinthe dans le but d’égarer une idée. Cela représente bien sa conception de la vérité : la vérité ne doit pas être simple, elle ne peut pas l’être sans quoi elle meurt. L’exemple le plus criant se trouve dans son film Tenet, paru en 2020. Dans ce film, le personnage principal s’étonne de l’intrigue, une situation où des personnes du futur veulent annihiler le présent. Il demande à son compagnon le sens de tout cela, sachant que l’annihilation du présent affectera forcément le futur, et donc leurs agresseurs eux-mêmes. 

 

Voici la réponse de son compagnon Neil :

« - Cela nous amène au paradoxe du grand-père.

« - Le quoi ?

« - Tu remonte le temps, tues ton propre grand-père. Comment as-tu pu naître pour réaliser cette action ?

« - Quelle est la réponse ?

« - Il n’y a pas de réponse. C’est un paradoxe. »

 

On aurait envie d’ajouter : « fin de la discussion. » devant une réponse si péremptoire à la quête de sens du héros. En fait, vous l’aurez compris, l’approche idéaliste de Nolan ne lui permet pas de s’extraire du plan mathématique pour entrer dans le plan métaphysique. Il alterne entre le plan physique, l’expérience du réel, et le plan mathématique, une conception purement quantitative de celui-ci. Mais, et nous l’avons déjà dit, l’approche mathématique est irrémédiablement plate, elle ne donne aucune idée de l’abîme insondable de l’homme car elle n’intègre pas le non-moi, elle ne laisse aucune place à la source de la connaissance, elle n’envisage pas que Dieu puisse être à l’origine de cette connaissance. 

 

La philosophie de Nolan l’amène à pousser au maximum la raison égocentrique de ses personnages, mais s’avère incapable de réunir ceux-ci dans une vérité commune, qui viendrait d’ailleurs. Cela force chaque individu à cloisonner le manque de sens qu’il ressent instinctivement à travers un langage et des concepts volontairement hermétiques, autant de labyrinthes qui permettent de vivre sans avoir la réponse à leurs questions les plus existentielles. On aurait envie de citer ici Cocteau : « Puisque ces mystères me dépassent, feignons d'en être l'organisateur. »

 

Cela donne une place toute particulière au mensonge dans l’œuvre de Nolan, un mensonge permettant de colmater sommairement les brèches ouvertes par la quête de sens des personnages. Dans plusieurs de ses films - si ce n’est dans tous -, un personnage va mentir par abnégation, parfois avec héroïsme. Nolan semble ainsi déclarer que la fin justifie les moyens, autrement dit que l’amour peut passer par le calcul. Ce n’est pas là un point anecdotique de son œuvre, mais bien la clef de voute de sa philosophie : la raison est suprême, elle est divine, elle est personnelle.

 

L’aspect limité de cette raison amène donc le réalisateur à parsemer son œuvre de paradoxes. Il est remarquable de constater que ceux-ci ne sont pas masqués ; au contraire, ils sont presque revendiqués comme composante artistique de l’œuvre. On pourrait dire que c’est là quelque chose d’assez culoté, mais en réalité je crois qu’ils sont considérés comme inévitables, et à ce titre l’auteur cherche à les normaliser. C’est bien là ce que Marcel de Corte qualifie « d’intelligence poétique »[5] : l’intelligence spontanée, logique, se trouve enfermée dans un carcan (l’idéalisme) qui l’empêche de se déployer en plénitude, en ne lui permettant pas de découvrir la métaphysique. Elle se tord et se heurte à tous les murs de sa boîte, puis fini par trouver une échappatoire dans le domaine symbolique et artistique.

 

Rappelez-vous lorsque nous parlions de la propension philosophique du caractère sentimental dans cet article. Il ne s’agissait pas en premier lieu de philosophie, mais d’un moyen de quitter la réalité blessante pour s’enfermer dans un palais de pensée. Typiquement, c’est le philosophe (ou le psychanalyste, au choix) qui n’ose pas faire autre chose que palabrer à longueur de temps sans jamais entrer en relation avec les autres ou avec la matière. Ici en effet, l’intelligence poétique est une sorte de réaction philosophique stérile permettant de contourner la question du sens et de la vérité, en convertissant le langage théorique (dont l’hermétisme arrive à saturation) en langage poétique.

 

Le livre Dé-coder de Charleyne Biondi, docteur en science politique (s’il vous plait), est un bel exemple de cette intelligence poétique. Dans ce livre, l’auteur cherche à comprendre le sens et la direction de la technologie moderne. Alors que sa présentation progresse et que l’on s’approche de la conclusion, elle débraye son propos en offrant de convertir le terrible sens du monde d’aujourd’hui en un sens plus léger, plus doux, plus poétique. C’est là un détachement très similaire à la diatribe du vieil homme de Balzac, qui apaise sans résoudre.

 

Le côté cocasse de la chose, c’est que l’approche poétique maintient les paradoxes dont elle est friande, et tend à mépriser la simplicité. J’avais évoqué avec vous dans cet article le mépris outrageux de Jacques Lacan face à l’œuvre de Roland Dalbiez lorsque celui-ci essaye de nettoyer la psychanalyse de ses erreurs philosophiques. Le grand maître écrase littéralement de tout son poids ce travail admirable, sous prétexte qu’il serait trop simple. Dans un certain sens, il faut avouer que les œuvres de Nolan sont magnifiques et ne seraient peut-être pas aussi vertigineuses sans cet incorrigible attrait du complexe chez l’auteur.

 

Malgré tout, ne soyons pas dupes. La simplicité mérite d’être protégée, elle demande de notre part une certaine foi qui n’est pas sans lien avec la conversion de nos intelligences. Fort heureusement, il existe une école où l’on cultive l’esprit sans entrer dans l’hermétique des idéalistes, et cette école s’appelle le bon sens. A tout prendre, s’il faut être docteur dans quelque chose, autant être docteurs du bon sens.

 

Lisez, méditez, agissez ! et bonne semaine.


[1] La citation exacte vient d’une excellente biographie de saint Thomas More (qui était ami avec Erasme) que je ne retrouve plus… Si vous la retrouvez, faites moi signe !
[2] Nous avons parlé de l’idéalisme dans plusieurs articles, dont celui-ci résume bien la notion.
[3] De ça aussi on a pas mal parlé, le même article vous éclairera au besoin.
[4] Cet extrait vient de l’article Frankenstein, ou le Prométhée moderne. Oui, j’aime me citer.
[5] M. De Corte, l’intelligence en péril de mort, éditions l’homme nouveau, 2017

Le darwinisme sur le billard

06/03/2023

Bonjour !

 

Aujourd’hui, je vous propose d’aborder la question du darwinisme. L’idée c’est de comprendre qu’est-ce que le darwinisme, quels enjeux sont inclus dans cette idéologie et de faire la part des choses entre la vérité et les inepties dans ce beau bazar. 

 

Parce que l’on ne va pas se mentir, c’est un beau bazar. 

 

Tout d’abord, écoutons la fin du discours à la Sorbonne d’un certain Joseph Ratzinger. C’est un peu dense, mais cela donne bien le ton :

 

« Une explication du réel qui ne peut fonder également de façon sensée et compréhensive un ethos doit rester nécessairement insuffisante. Or c'est un fait que la théorie de l'évolution, là où elle se risque à s'élargir en "philosophia universalis", tente de refonder également l'ethos sur la base de l'évolution.

 

« Mais cet ethos de l'évolution, qui trouve inéluctablement sa notion clé dans le modèle de la sélection, et donc dans la lutte pour la survie, dans la victoire du plus fort, dans l'adaptation réussie, n'a à offrir que peu de consolations. Là même où l'on cherche à l'embellir de diverses manières, il demeure finalement un ethos cruel. L'effort pour distiller le rationnel à partir d'une réalité en elle-même insensée, échoue ici clairement à vue d'œil. Tout cela sert bien peu pour ce dont nous avons besoin : une éthique de la paix universelle, de l'amour pratique du prochain et du nécessaire dépassement du bien individuel.

 

« La tentative pour redonner, en cette crise de l'humanité, un sens compréhensif à la notion de Christianisme comme "religio vera", doit pour ainsi dire miser pareillement sur l'orthopraxie et sur l'orthodoxie. Son contenu devra consister, au plus profond, aujourd'hui - à vrai dire comme autrefois - en ce que l'amour et la raison coïncident en tant que piliers fondamentaux proprement dits du réel : la raison véritable est l'amour et l'amour est la raison véritable. Dans leur unité, ils sont le fondement véritable et le but de tout le réel. »[1]

 

Ce que nous dit là le futur et regretté Benoît XVI, c’est que la théorie de l’évolution contient des graines dangereuses, qu’il s’agit de ne pas répandre par une généralisation abusive. Sentez-vous cet air familier? Il y a comme qui dirait un parallèle avec l’article la psychanalyse sur le billard : faute d’une solide formation métaphysique et philosophique, on extrapole une découverte scientifique de qualité pour fonder une nouvelle école d’idéologie, un prisme à travers lequel on prétend interpréter l’univers entier. 

 

Passons maintenant la parole à Fabrice Hadjadj, qui pose dans un article de La Croix le sujet de façon pédagogique :

 

« Le croyant doit tenir que toute vérité scientifique est compatible avec le dogme chrétien, puisque c'est le même Dieu qui est l'auteur de la raison et le donateur de la foi. Aussi la question de la compatibilité du darwinisme avec le christianisme revient-elle à celle de la scientificité du darwinisme lui-même. Or, à ce sujet, il convient de faire trois remarques. La première, c'est que le darwinisme ne s'identifie pas à la pensée de Darwin : il est une nébuleuse, issue de la rencontre de cette pensée avec la génétique, et se trouve traversé par divers courants dont les premiers, pseudo-scientifiques, aboutirent au darwinisme social, c'est-à-dire à l'idée que la sélection du plus apte est la loi fondamentale de la nature et de la société.

 

« Deuxième remarque : le créationnisme sert souvent d'épouvantail pour ne pas réfléchir. Car on peut être évolutionniste sans être darwiniste, et on peut s'opposer au darwinisme par rationalité et non par fondamentalisme. En 1969, Arthur Koestler organisait un symposium intitulé « Au-delà du réductionnisme », réunissant des biologistes, dont plusieurs prix Nobel, afin de critiquer l'orthodoxie darwinienne. Ces scientifiques refusaient, au nom de la raison, la thèse selon laquelle le hasard peut être principe d'ordre, ou le plus sortir du moins : selon eux, l'évolution des espèces vers un être capable d'aimer et de penser l'univers était une tendance du vivant lui-même, et non le produit des circonstances - le fruit d'une bonté essentielle, et non le résultat d'une lutte.

 

« Troisième remarque qui découle des précédentes : il y a une idéologie darwiniste qui ronge la modernité et c'est elle qu'il s'agit de dénoncer pour mieux cerner la vérité de l'évolution. Hannah Arendt rappelle qu'Engels appelait Marx le « Darwin de l'histoire », et que Hitler prétendait fonder sa politique sur les lois darwiniennes de la nature : la Sélection naturelle (« sélection » était le terme employé dans les camps pour l'envoi à la chambre à gaz) devait se substituer à l'Élection des juifs. Cette idéologie, qui se trouve au fondement du nazisme, a survécu au nazisme lui-même et marque un certain libéralisme : une vision concurrentielle de la vie, où ce n'est pas l'amour ni la vérité qui prime, mais l'efficience, en sorte qu'on peut prétendre éliminer les faibles par une fausse compassion qui vous explique qu'ils n'étaient pas viables. Vision qui conduit en outre à une biologisation du passé : les jeunes connaissent de mieux en mieux les dinosaures et l'australopithèque, et de moins en moins l'histoire de leur pays ou la réflexion sur l'homme. Or, quand la mémoire ne s'intéresse plus qu'au pré-humain, c'est vers le post-humain que se tournent nos projets : la fabrication d'un surhomme génétiquement et cybernétiquement modifié.

 

« Il est donc urgent de se demander comment le darwinisme donne lieu à de telles dérives, et pourquoi, en devenant la seule référence sur nos origines, il est incapable de fonder un humanisme véritable. »[2]

 

Voilà pour les enjeux. Mais avant d’aller plus loin, il paraît nécessaire de clarifier un peu le sujet. Nous allons parler de la théorie de l’évolution des espèces, qui comme nous le disait à l’instant le cardinal Ratzinger « trouve sa notion clé dans le modèle de la sélection ».

 

La thèse des défenseurs de la Théorie synthétique de l'évolution (TSE pour les intimes) est la suivante : les êtres vivants développent des mutations génétiques aléatoires : on pourrait dire qu’ils évoluent au fil des générations, et ce de façon complètement hasardeuse. Certains de ces êtres évolués sont mieux adaptés que d’autres à l’environnement ; ceux-ci prévalent tandis que les autres individus, inadaptés, meurent. Du coup, on peut voir des similitudes entre les êtres vivants des quatre coins du globe, par exemple dans leur squelette quand on s’aperçoit que des nageoires cachent les os de ce qui ressemble étrangement à une main. Comme si, à un moment donné, une espèce s’était partagée entre le milieu aquatique et le milieu terrestre. Au passage, on ne peut nier que certaines espèces sont particulièrement adaptées à leur environnement - comme le phasme, par exemple.

 

Comprenons-nous bien : la question derrière tout cela est littéralement une question de vie ou de mort. Selon les partisans de la TSE, la vie ne diffère en rien de l’inanimé. On sait depuis longtemps que les objets inanimés répondent à la loi de l’entropie, autrement dit que la chaleur et le mouvement se dispersent jusqu’à s’éteindre. Notre soleil perd à chaque seconde 4, 4 millions de tonnes et dans 10 milliards d’années il mourra. Ce sont les lois de la physique, et depuis le big bang l’univers ne fait que se disperser et se refroidir. Même à notre échelle, nous savons que nos monuments sont des ruines en puissance. D’ailleurs notre corps, passé la jeunesse, répond à ces lois de la physique. Tout ce que défendent ces scientifiques adeptes de la TSE, c’est l’idée selon laquelle l’espèce répond aussi à cette loi de l’entropie. Plus encore, ils affirment que l’adaptation à l’environnement n’est que le fruit du hasard. Donc non seulement on est mal barrés, mais en plus notre seul espoir réside dans le hasard.

 

Les exemples donnés par ces scientifiques sont frappants, et parlent d’eux-mêmes. Il n’y a pas besoin d’être un fan des X-Men pour réaliser que la thèse de l’évolution tient la route. On y pense, on retourne le problème dans tous les sens et, y a pas à dire, la TSE saute aux yeux. Jusqu’à ce qu’un paon magnifique nous coupe la route en se dandinant avec élégance. Eh bien ! et lui, alors ? Sans vouloir vexer l’oiseau, on a fait mieux question adaptation…

 

Voilà l’une des objections aux partisans de la TSE : l’adaptation est importante, mais elle n’est pas la seule force de sélection, en témoigne notre ami le paon. D’ailleurs, à bien y songer, rien n’est plus adapté à son milieu que le tardigrade :  ce petit bonhomme Michelin croisé avec un tic-tac résiste à des températures allant de −272 à +150 °C et survit à des pressions allant jusqu'à 6 000 bar, il résiste même au vide spatial. Pourquoi diable avons-nous donc dépassé le millimètre ? Cela ne correspond pas aux principes de l’entropie.

 

Autre question : avec la destruction et le hasard comme seules forces en présence, je ne suis pas certain que la vie soit restée bien longtemps sur Terre. Comment expliquer la profusion d’espèces qui persiste à exister au XXIème siècle, en dépit de notre hargne à nourrir tout ça avec du gasoil et du plastique ? 

 

Continuons, je me sens en forme : cette destruction et ce hasard sont, par définition, aveugles. On pourrait d’ailleurs définir la posture des partisans de la TSE comme nietzschéenne, dans le sens où ils refusent la notion de finalité quand ils étudient le vivant. Dès lors – accrochez-vous, celle-ci est ma préférée – comment expliquer que le poulpe a des yeux ? Je m’explique : si la nature est aveugle, elle ne tend à aucune fin. Bon. Elle va donc se développer dans un sens essais/erreurs, autrement dit elle teste le changement et voit si l’individu survit ou non. A ceci près quand même que comme elle ne cherche rien, elle teste dans tous les sens, ça fait donc beaucoup de victimes collatérales mais passons. A ce moment-là, comment expliquer l’existence d’un organe aussi complexe que l’œil ? Car pour arriver à un œil, même un peu bigleux, il faut tout de même un certain temps de maturation, tout un empilement de mutations aveugles… Comment expliquer ça, sachant que 99,9% de ces mutations sont inutiles tant que l’œil ne fonctionne pas ? Mettons maintenant que je me trouve face à un scientifique de très mauvaise foi, ou alors vraiment mauvais en statistiques, qui me réponde que c’est possible. Bien bien bien. C’est là que je sors le poulpe de ma poche : il a des yeux ! Comment peut-on expliquer quelque chose d’aussi improbable que ça par le hasard : mon poulpe a des yeux ! Autrement dit, cet organe extrêmement complexe s’est développé chez des espèces complètement différentes (qui n’ont pas pu se vendre la mèche), vertébrées et invertébrées. Un hasard extraordinaire aurait peut-être pu arriver dans une espèce, mais qu’il se produise dans une autre, alors ça c’est quand même fort. Non, puisque mon mollusque a des yeux, c’est bien que quelqu’un a voulu qu’il voie…[3]

 

Quand certaines personnes nous disent que nous avons tendance à projeter notre « croyance » sur le monde pour y donner du sens, admettons ici que l’inverse est flagrante : l’opiniâtreté de ces scientifiques à ne voir que le hasard dans la sélection naturelle des espèces est une belle projection de leur incroyance. 

 

Force est de constater que la sélection naturelle des espèces est guidée, accompagnée par une intention qui ne doit rien au hasard. Bergson l’appelle l’élan vital, d’autres parlent avec pudeur du dessein intelligent, m’enfin de notre côté nous savons bien qui c’est. Et nous pouvons affirmer sans vergogne que la Création suit une finalité qui supplante de loin cette cruauté dont nous prévient le cardinal Ratzinger.

 

Penchons-nous avant de finir sur le créationnisme, sur cet épouvantail qui prétendrait par un magistral et ridicule mouvement de volonté nier les faits. Pourquoi certaines personnes se sont-elles senties obligées d’opposer Dieu à la nature ? On le voit bien, la notion d’évolution ne remet pas en question le fait que ce soit Dieu qui nous donne la vie. La nature n’est pas le signe du hasard, au contraire elle est une lettre d’amour qu’il serait bien dommage de lire à moitié. Le problème, c’est que dans l’intensité de certains débats il devient difficile de faire la part des choses. L’indispensable nuance qui nous permet d’admettre une cohérence temporelle dans le monde du vivant ne signifie en rien que ce monde n’est pas vigoureusement porté par l’intention divine. On perçoit trop la création comme une activité distante, comme un artiste sculpterait une statue et n’aurait ensuite plus rien à faire avec elle. Ce n’est pas ainsi que Dieu créée : Il nous est d’ailleurs si essentiel que nous ne survivrions pas s’Il devait s’absenter une microseconde. Sa création est intrinsèquement dynamique, elle collabore avec la nature à un point tel que nous en sommes inconscients. 

 

Bref, Dieu est Bon, Il est Amour, Il est Tout.

 

Bonne semaine !

 

P.S: Suite à la lecture de cet article, monsieur Roland Bonnefous m'a très aimablement - et très judicieusement - fait découvrir le livre Faut-il brûler Darwin? de Jacques Costagliola, préfacé s'il vous plait de René Thom, l'un des plus grands épistémologues du XXème siècle. Ce livre semble comparable à l'exploit critique d'Augustin Cochin lorsqu'il met en lumière avec une rigueur extraordinaire la campagne d'intimidation qu'Alphonse Aulard a menée contre Hippolyte Taine. Trop souvent, dans l'histoire des idées, la réputation prend la place du génie et relègue celui-ci au placard. Dans ces cas-là, seule une étude attentive des écrits et des faits historiques peut chasser la fumée. Ces tours de force où la raison est étouffée par l'histoire nécessitent de courageux enquêteurs pour retrouver la vérité... Et des lecteurs avertis pour lire cette vérité!


[1] Joseph Ratzinger, Vérité du Christianisme ? Conférence du 27 novembre 1999 à la Sorbonne, Paris, par le Cardinal Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi.
[2] Fabrice Hadjadj, article dans le journal La Croix du 10 février 2009
[3] Il faut quand même rendre à César ce qui est à César: cette argumentation s’appuie complètement sur celle de Bergson, qui s’appuie lui-même sur celle de Cournot. Et ce n’était pas un poulpe, mais un peigne. Sauf si le poulpe est un peigne, je ne m’y connais pas assez pour trancher.

La reine de toutes les sciences

17/10/2022

Bonjour!

 

Aujourd'hui, je vous propose une petite conférence, écrite pour un concours d'éloquence à Nantes en juin 2022. Je vous la confie parce que j'ai l'impression que ces quelques lignes permettent d'éclairer un sujet qui nous intéresse. Voyez plutôt:

 

"Au XVIIIème siècle, un groupe de penseurs a forgé la notion d’idéologie. Leur projet était de traiter les idées comme des phénomènes naturels exprimant la relation de l'homme avec son milieu de vie. Concrètement, ces hommes qui porteront bientôt devant le monde entier le nom de « Lumières » cherchaient à détrôner la métaphysique, ils voulaient trouver un moyen plus instinctif, plus spontané de comprendre l’univers. C’est ainsi qu’est née la notion de libre pensée, l’idée selon laquelle on n’a pas besoin de la métaphysique pour comprendre le monde.

 

Deux siècles après ces événements, j’aimerais déterrer devant vous cette question. Peut-on se passer de métaphysique ? On juge un arbre à ses fruits, et aujourd’hui, l’histoire nous a montré les fruits de l’idéologie et de la libre pensée, l’histoire nous a montré ce qui se passe quand on écarte la métaphysique.

 

Pour commencer, nous allons tenter de définir ce qu’est la métaphysique. Ensuite, nous nous intéresserons aux deux idéologies principales qui sont nées de cette révolte contre la métaphysique : l’idéalisme, et le sensualisme.

 

Avant tout soyons clairs: quand je parle de métaphysique, j'entends ce mot comme l'entendait Aristote: l'étude de l'être en tant qu'être. À vue de nez, ça n'a pas l'air très original: la biologie semble en faire autant par exemple, puisqu'elle étudie les êtres vivants. Mais le truc voyez-vous, c'est que le rôle de la biologie est de comprendre comment les êtres vivent, et non pourquoi ils vivent. Le pourquoi est déjà une question qui relève de la métaphysique, nous ne sommes plus sur le terrain de la biologie.

 

Étudier l'être en tant qu'être, c'est se poser la question du rôle essentiel, du rôle fondamental de chaque chose dans l'univers. C'est se poser la question du sens. Ça peut sembler étrangement hors sujet comme question, on aurait tendance à se dire que le sens que l'on prête aux choses ne relève d'aucune science et dépend plutôt de notre conception personnelle du monde, de notre religion ou de notre sensibilité. Or, la métaphysique prétend qu'il n'en est rien, elle affirme au contraire que l'on peut rationnellement explorer le sens de l'univers, et découvrir la nature de chaque être.

 

Cette ambition a été partagée par une multitude de savants, d'ailleurs plus ou moins crédibles. Beaucoup ont affirmé avoir développé un système de pensée permettant d'atteindre le cœur des choses.

 

Ainsi les idéalistes, à la suite de Platon et Descartes, affirment qu'il existe une version parfaite de chaque chose, une idée qui serait une sorte de fantôme, une abstraction pure de toute imperfection matérielle. Pour eux, les objets et les êtres du monde vivant sont comme une version moins aboutie de cet idéal qui se trouve dans un monde inaccessible, le monde intelligible. En gros, il existe bien une Vérité de chaque chose mais on ne peut pas y accéder. Comme chez Apple, on est condamné sans cesse à mettre à jour son iPhone, parce que la version parfaite du logiciel est inaccessible.

 

C'est un point de vue de mathématicien, une façon de voir les choses très hygiénique mais aussi très maniaque. On rejette hors de la pensée tout ce qui est relatif à l'expérience. L'idéaliste typique c'est le vieux garçon qui reste chez lui et qui surtout ne veut pas se faire déranger par le monde extérieur, il aimerait au contraire que le monde extérieur rentre dans ses cases, c'est lui qui veut décider du sens des choses et s'il y a une exception qu'il ne peut pas ignorer, eh bien! Elle confirme la règle. L'autisme est en quelque sorte la version pathologique de l'idéalisme.

 

Vous l'aurez compris, c'est une façon de voir les choses bien bornée, assez rasoir et très prétentieuse. En plus il y a un côté sectaire parce que vu que l'idéaliste prétend faire rentrer le monde dans ses théories, si l'on veut comprendre ce qu'il dit il faut apprendre à voir le monde comme lui, avec son langage et ses concepts... il faut se mettre à son école, et, puisqu'il méprise la réalité, notre intuition, ce qui nous pousse à essayer de comprendre les choses, ne nous sera pas d'une grande aide pour comprendre ce qu'il veut dire.

 

Forcément, avec une ambiance pareille, des intellectuels ont fini par se rebeller. Comment peut-on prétendre expliquer l'univers en méprisant la réalité? Le monde philosophique n'est pas peuplé uniquement d'autistes, et un certain nombre de penseurs, notamment Hume qui a été introduit en France par Voltaire, ont dit stop.

 

Ils ont choisi de partir dans l'autre sens, de laisser les théories au grenier et de s'intéresser à l'expérience, à toute cette information qui vient des sens. Avec l'idéalisme on avait un monde froid, en noir et blanc, alors qu'avec ce mouvement qu'on appelle le sensualisme, c'est une explosion de couleurs et de saveurs. L'homme existe! La vie ne se mesure pas, au diable les définitions! Le sensualisme préfère les descriptions, car elles préservent l'individualité de chaque chose, la singularité de chaque rencontre. Quand on décrit ce qu'on voit, on ne met pas les choses dans des boites: on les admire. Vous le voyez, c'est la pensée libérée! D'ailleurs, comme je vous l'ai dit on parle alors de libre pensée. Tout est pensable, et celui qui prétend le contraire est un rabat-joie.

 

Nous y sommes, nous voilà au cœur de la pensée moderne: il n'y a pas une vérité, il y en a autant que d'êtres humains. Dès lors, toute tentative pour imposer sa vérité à quelqu'un d'autre est un abus, parce que ça menace la primauté de l'expérience. Je n'ai pas le droit de spoiler la vie de mon voisin, ce serait lui gâcher le plaisir de la découverte. La métaphysique n'a donc plus aucune raison d'être.

 

Un jour j'ai entendu deux femmes discuter dans le tram. L'une d'elle expliquait que son professeur avait tenté de leur expliquer scientifiquement les couleurs qu'a le soleil quand il se couche. L'autre femme s'est écrié: "mais ça gâche tout le plaisir, de savoir ce genre de trucs!"

 

Voilà, en quelque sorte, la posture des sensualistes par rapport à la notion de vérité: même s'il y en avait une, ça nous pourrirait la vie de la connaitre.

 

Seulement voilà. Il y a un petit grain de sable dans cette belle fête de liberté... à force de croire que tout le monde a raison de son propre point de vue, on se rend compte que personne ne peut avoir tort. C'est un paradoxe, ça. Si j'ai raison et que mon point de vue est que mon voisin a tort, alors il y a un problème parce que lui aussi est sensé avoir raison!

 

Donc quelques règles ont quand même dû être posées, typiquement celle-ci: ma liberté commence là ou se termine celle d'autrui. Chacun chez soi, et les hippopotames seront bien gardés. Bon. Mais ça commence à sentir bizarrement le renfermé notre liberté du coup, c'est plutôt une liberté conditionnelle qu'autre chose. Et surtout, qu'en est-il des plus fragiles? Qu'en est-il des enfants, des personnes handicapées et de toutes celles qui, laissées à elles-mêmes, ne sont pas capables de connaitre leur bien, de prendre soin d'elles-mêmes? Elles vont forcément dépendre de quelqu'un, elles vont dépendre d'une vision du monde qui n'est pas la leur... deuxième paradoxe. Alors on a trouvé une autre solution: la vérité est décrétée par le plus grand nombre, elle s'appelle la norme. Il n'y a plus qu'à espérer que la foule soit inspirée… Quand on se penche sur l'histoire humaine, ce n'est pas ce qui saute aux yeux.

 

Vous voyez, comme par la force des choses le sensualisme est contraint d'admettre autre chose que la simple expérience personnelle pour tout critère de Vérité. En fait, si l'on reprend la biologie, on est effectivement forcé d'admettre que la nature suit un ordre donné. Il y a bien une logique dans l'univers, sinon il n'y aurait aucune science, et nous ne pourrions rien prévoir. 

 

Les anciens s'étaient efforcés de trouver un juste milieu entre l'expérience et la réflexion théorique, une sorte d'aller et retour qui ne lâche ni l'un ni l'autre de ces aspects si fondamentaux de la nature humaine. Ils avaient appelé ça la métaphysique, la reine de toutes les sciences. Celle qui fixe la mesure à toutes les autres spécialités, empêchant que les mathématiques ne fassent perdre toute couleur aux paysages, empêchant aussi que ces explosions de couleur du sensualisme ne nous fassent oublier une beauté plus belle encore, plus profonde, celle de la nature humaine. 

 

A force de croire que nous n'avons pas besoin d'arbitre, le jeu risque d'être moins juste et plus violent que prévu. Ces idéologies, l'idéalisme d'abord, puis le sensualisme ensuite, ont montré leurs fruits, et ce sont des fruits amers, pleins d'orgueil et d'égoïsme. Peut-être serait-il temps de retrouver nos racines, de nous pencher à nouveau pour écouter ce que les anciens ont à nous dire sur l'homme. Après tout, que pouvons-nous y perdre?

 

Merci pour votre attention."

Frankenstein, ou le Prométhée moderne

11/07/2022

« L’homme est petit, mais il remue le monde !… Avez-vous vu parfois la mer, la grande mer en fureur ? Avez-vous vu les vagues hautes jeter follement leur écume à la face voilée du ciel ?… Avez-vous entendu cette voix rauque et profonde, plus profonde et plus rauque que la voix du tonnerre lui-même… C’est immense, c’est immense !… Rien ne résiste à cela, pas même le granit du rivage qui s’affaisse de temps en temps, miné par la rude sape du flot… je vous le dis et vous le savez : c’est immense !… Eh bien, il y a une planche qui flotte sur un gouffre, une planche frêle qui tremble et gémit… sur la planche, qu’est-ce ? Un être plus frêle encore qui paraît de loin plus chétif que l’oiseau noir du large… et l’oiseau a ses ailes… un être… un homme… il ne tremble pas… je ne sais quelle magique puissance est sous sa faiblesse… elle vient du ciel… ou de l’enfer… l’homme a dit, ce nain tout nu, sans serres, sans toison, sans ailes, l’homme a dit : Je veux ; l’océan est vaincu ! […] 

 

« Avez-vous vu parfois la flamboyante chevelure de l’incendie ? le ciel de cuivre où monte la fumée comme une coupole épaisse et lourde ?… Il fait nuit, nuit noire… mais les édifices lointains sortent de l’ombre à cette autre et terrible aurore… les murs voisins regardent, tout pâles… La façade, avez-vous vu cela ? C’est plein de grandeur et cela donne le frisson ; la façade, ajourée comme une grille, montre ses fenêtres sans châssis, ses portes sans vantaux, tout ouvertes comme des trous derrière lesquels est l’enfer, — et qui semblent la double ou triple rangée de dents de ce monstre qu’on appelle le feu !… Tout cela est grand aussi, furieux comme la tempête, menaçant comme la mer. Il n’y a pas à lutter contre cela, non ! Cela réduit le marbre en poussière, cela tord ou fond le fer, cela fait des cendres avec le tronc géant des vieux chênes… Eh bien ! sur le mur incandescent qui fume et qui craque, parmi les flammes dont la langue ondule et fouette, couchée par le vent complice, voici une ombre, un objet noir, un insecte, un atome… c’est un homme… il n’a pas peur du feu… pas plus du feu que de l’eau… il est le roi… il dit : Je veux !… Le feu impuissant se dévore lui-même et meurt ! »[1]

 

Les plus attentifs d’entre vous auront reconnu un passage qui ne vient… absolument pas du livre de Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne publié en 1818, mais du livre de Paul Féval, le bossu dont nous avons déjà parlé dans cet article. J’ai préféré vous donner à lire quelque chose de savoureux plutôt que de vous infliger la médiocrité qui déborde de la moindre page de Frankenstein. Et croyez-moi, c’est pas faute d’avoir cherché. Que voulez-vous, parfois la chasse au trésor échoue !

 

Voilà pourquoi, par une discrète cabriole, je vous propose de nous intéresser aujourd’hui au titre de ce livre plutôt qu’à son affligeant contenu. Et même, ce n’est pas le titre qui m’intéresse mais le sous-titre : le Prométhée moderne.

 

Pour rappel, Prométhée est un Titan qui a chipé le feu sacré de l’Olympe pour le donner aux humains. Attrapé par les dieux qui n’étaient pas contents, il s’est fait attacher à un rocher et grignoter le foie par un aigle. Chaque jour. Car son foie repousse. Ouille.

 

Ce mythe convient tout à fait au sujet que nous creusons depuis quelques temps : l’intelligence moderne, autrement dit l’art de la libre pensée. Ce que le mythe de Prométhée nous aide à comprendre, c’est le pouvoir qu’implique la connaissance, pouvoir extraordinaire sur la création, que Paul Féval nous donne à contempler dans l’extrait ci-dessus. « L’homme a dit : je veux ; l’océan est vaincu ! ». 

 

La dernière fois, dans l’article chats, crapauds et croquemitaines, nous avons distingué la connaissance sensible et la connaissance intelligible. Cette distinction, capitale, va guider notre réflexion aujourd’hui.[2]

 

Rappelez-vous : la connaissance sensible, c’est la connaissance qui émane des sens. Grâce à cette connaissance, nous sommes en rapport (extérieur) avec la réalité et nous pouvons manipuler les données sensibles. Nous pouvons décrire les objets qui nous entourent. La connaissance intelligible, elle, est l’apanage exclusif de l’homme dans le monde visible. Elle nous permet d’atteindre les objets de l’intérieur, de les saisir dans leur nature. C’est la connaissance intelligible qui nous permet de définir ces mêmes objets.

 

On peut dire qu’on connait la nature d’une chose dès lors qu’on connait « la cause par laquelle la chose est, que nous savons que cette cause est celle de la chose, et qu’en outre il n’est pas possible que la chose soit autre chose que ce qu’elle est. »[3] Sans la connaissance intelligible, impossible d’atteindre ce qui est vrai, ce qui est bon et ce qui est beau en chaque chose, impossible d’en saisir le sens.

 

Ça va loin tout ça. Ça va loin parce que « l’intelligence ne pourrait jamais s'ouvrir à la présence des êtres et des choses si l'être humain qui en est le siège était séparé de la totalité de l'être. Notre être est fondamentalement en relation avec l'être universel et la connaissance n'est en quelque sorte que la découverte de ce rapport. […] mais ce rapport fondamental et antérieur à la connaissance est en quelque sorte scellé en nous: il est, mais il n'est pas connu pour la cause. La fonction capitale de l'intelligence est de le dévoiler, de s'y conformer, de le connaitre et, par là-même, de situer adéquatement l'homme dans l'univers. C'est pourquoi la conception du cosmos, ou l'acte par lequel l'intelligence se soumet à l'ordre universel et le comprend, est d'une importance inestimable. Sans elle, la vie n'est plus "qu'une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur"(Macbeth). Un monde où ne règne pas une conception du monde adéquate à sa réalité est livré à tous les détraquements. »[4]

Imaginez la course des planètes. Si vous persistez à croire que les planètes tournent autour de la Terre, si vous persistez à penser qu’elles ont pour centre de gravité notre planète bleue, leur danse va être une étrange énigme. Jusqu’à ce que vous admettiez que c’est en fait le Soleil qui mène cette danse. Alors là tout s’éclaire… C’est un peu la même chose que nous explique Marcel de Corte, dans son livre l’intelligence en péril de mort : l’homme ne peut appréhender convenablement la réalité que s’il s’ouvre à son Créateur. Notre objectivité dépend de cela.

 

Selon Roland Dalbiez[5], la connaissance humaine a ceci de spécifique que dans son essence même, elle fait référence au non-moi. Autrement dit, si je veux connaitre réellement les choses je dois me mettre de côté, me dépouiller de toute subjectivité. Cette posture est une posture de contemplation et d’humilité, qui permet d’admirer telle qu’elle la réalité, avec tous les mystères qu’elle contient.

 

Et puis voilà. Prométhée s’est réveillé un matin. « L’homme est petit, mais il remue le monde ». L’homme a fait sa crise, et s’est détourné du mystère. Comme on l’a vu ça a commencé par un excès, par la distinction manichéenne entre l’âme et le corps, entre la connaissance sensible et la connaissance intelligible.

 

D’abord on a eu l’idéalisme, qui ramène l’existence à la connaissance, puis le matérialisme (ce que nous avons appelé la dernière fois le sensualisme) qui ramène la connaissance à l’existence.[6] En fait, la création n’était plus aimée et admirée comme un cadeau, comme le dessein d’un Dieu, principe du Vrai, du Bien et du Beau mais comme un potentiel de subversion, un escabeau pour l’égo toujours grandissant de l’homme. « Avant le XVIIIème siècle, la connaissance est liée à sa puissance de communion - et donc de consentement, d'acceptation et de docilité - avec l'univers et sa cause. Après le XVIIIème siècle, ce pacte originel est brisé: l'intelligence se considère comme une souveraine qui gouverne, régente, domine et tyrannise la réalité. »[7]

 

Ce qui est très intéressant, c’est que comme on l’a dit la connaissance sensible ne permet que la description, le fait d’appréhender les choses du dehors. Elle ne fait que décrire, et ne se préoccupe donc que de quantité. C’est une connaissance propice au domaine des mathématiques, qui ne s’intéresse qu’à la production de schémas théoriques et non au sens profond des choses.

 

C’est cette disposition à réfléchir au sens des choses, cette ouverture à la métaphysique, qui est censée ordonner l’ensemble de nos activités intellectuelles, qui va nous permettre d’agir en connaissance de cause. Agir en connaissance de cause, c’est s’intéresser à la cause avant l’action. C’est ce qui permet d’agir avec la mesure qu’il faut. En désertant la métaphysique, en fuyant la philosophie, on reste désespérément dans un monde en deux dimensions. On reste dans la quantité, et on n’accède pas à la qualité.

 

Alors on fait. Marcel de Corte nous explique que, parce que nous n’admettons plus l’ordre des choses, parce que nous refusons la réalité, notre intelligence devient poétique. C’est un joli mot pour désigner une catastrophe. L’intelligence poétique, c’est l’intelligence qui fuit la réalité pour créer un monde imaginaire, un monde entièrement construit par l’homme. Faute de contempler, faute de se laisser enseigner, on produit.

 

Et cela devient frénétique. Il faut faire, faire sans relâche, et plus on approche les bords de ce monde artificiel plus on se perd dans le faire. Alors que le monde réel est -forcément- intégral, et nous amène à contempler le mystère de la création ; le monde artificiel est –forcément- limité, et nous conduit à heurter de front une multitude de paradoxes, hâtivement rafistolés avec du chatterton par les génies modernes.

Et pourtant, me direz-vous, ça marche ! Ben oui, ça marche. Il faudrait être aveugle pour nier les avancées et les performances de la science à l’époque moderne. Ça ne sert à rien de s’enfermer dans une sorte de créationnisme à la rosbeef, la réalité est là qui nous prouve que de nombreuses théories scientifiques sont efficaces. On sépare des atomes, on fait voler du métal, on peut même, en temps réel, insulter copieusement un type qui habite à l’autre bout de la planète et qu’on n’a jamais vu. C’est le progrès.

 

Ce qui ne marche pas, en revanche, c’est quand la science prétend ignorer la métaphysique dans ses recherches. Un scientifique exclusivement préoccupé de science, un chercheur qui ne se soucie pas de métaphysique est un inconscient. Il finira tôt ou tard par déborder les principes de sa science, et cherchera alors à expliquer l’univers avec les moyens du bord. Le cas d’école ici c’est Freud : il se vantait de ne pas s’intéresser à la philosophie, et résultat il a noyé des trouvailles scientifiques de qualité dans un tas d’élucubrations sectaires. Comme le dit Rabelais, « science sans conscience n’est que ruine de l’âme. »

 

L’univers suit un ordre bien précis, qui ne se restreint pas au plan mathématique. La matière est régie par les lois de la physique, c’est un fait, mais l’esprit, lui, suit les lois morales. De même que la nature suit les lois de la physique pour se développer, de même l’esprit ne peut se développer sans suivre la voie de la vertu. Vous allez me dire que, contrairement aux lois physiques, les lois morales peuvent être enfreintes par l’homme. En effet, dans tout l’univers visible, nous seuls possédons la liberté de choisir la mort ou la vie. Mais lorsqu’il enfreint ces lois, ou lorsqu’il fait mine de les ignorer, l’homme s’enroule sur lui-même et s’atrophie dans une complaisance idolâtre. Il s’agit donc bien d’un ordre des choses.

 

Attention, n’oublions pas que notre nature a été traumatisée par le péché originel, qui se transmet de génération en génération et qui ne nous permet pas de suivre par nos propres forces le chemin du vrai, du beau et du bien jusqu’à Dieu. Notre liberté, dès lors, sera de ne pas refuser la grâce que Dieu veut nous offrir, de choisir de renoncer à nous-mêmes pour accueillir Dieu. Dans ce cadre, l’exercice des vertus n’est pas inutile car il faut un esprit d’athlète pour pratiquer quotidiennement le renoncement.

 

Ne nous laissons donc pas éblouir par les fastes de la production scientifique de notre temps, car dans le même temps un autre domaine s’effondre en symétrie. Et c’est ce monde, le monde spirituel, que nous devons chérir avant tout car c’est lui seul qui pourra donner la juste mesure aux autres sciences. La métaphysique est notre pédagogie, la sagesse qui seule pourra nous désigner notre vrai bien.

 

Quand on voit les politiques de rationalisation de certaines grandes entreprises, quand on voit des personnes contraintes de faire leur travail « malgré » leur humanité, quand on voit les systèmes politiques et économiques qui broient insensiblement des générations d’êtres humains, quand on voit des familles éparses et déboussolées et des enfants égarés, on se dit que l’homme a peut-être suffisamment remué le monde. Peut-être serait-il temps d’arrêter de chercher à créer des monstres pour nous tourner vers ce qui est Vrai, ce qui est Bon, ce qui est Beau. Sursum corda, comme qui dirait !

 


[1] Paul Féval, Le Bossu
[2] Cette réflexion s’appuie sur l’excellent ouvrage de Marcel de Corte, l’intelligence en péril de mort, et sur le livre de Jean Daujat non moins assourdissant de vérité, psychologie contemporaine et pensée chrétienne. C’est d’ailleurs dans ce dernier livre que j’ai trouvé la doctrine de l’hylémorphisme aristotélicien, approfondie par saint Thomas et exposée par Duns Scot si je ne m’abuse. Comme ça vous saurez tout
[3] Aristote, Anal. Post., I, 2, 71 b9-12, cité par M. De Corte, op. cit., pp. 80-81.
[4] M. De Corte, l’intelligence en péril de mort, éditions l’homme nouveau, 2017, pp.30-31
[5] R. Dalbiez, La méthode psychanalytique et la doctrine freudienne, tome 2, DDB, 1949, p. 274
[6] R. Dalbiez, ibid, p. 272
[7] M. De Corte, op. Cit, p.34

Chats, crapauds et Croquemitaines

04/04/2022

Bonjour !

 

Il est possible que la série d’articles de ces dernières semaines sur la souveraineté, sur l'éducation, sur l'économie et sur la démocratie vous ait laissé un goût légèrement amer. Peut-être vous demandez-vous quel est l’intérêt de remettre en question un état de fait qui, somme toute, pourrait être pire. D’aucuns disent que sans le capitalisme nous n’aurions jamais pu bénéficier de tant de richesses, de tant d’innovations qui facilitent incontestablement notre quotidien. D’autres pensent que l’école de la République a au moins le mérite d’être disponible pour tous. D’autres protestent intérieurement contre cette "charité sélective" qui prétend faire passer le bien de certains hommes (les citoyens) avant celui d’autres hommes (les migrants) sur la base de critères plutôt mesquins (les frontières). D’autres enfin ne comprennent pas l’intérêt de questionner le régime démocratique, persuadés qu’il est le seul rempart possible de nos jours contre la tyrannie ou l’anarchie.

 

Je vous dis tout ça, mais ces lignes sont écrites avant même que l’article sur la souveraineté, le premier de la série, ne paraisse. Je n’ai pas encore eu l’occasion de recevoir vos réactions, alors j’émets de simples hypothèses sur les retours que vous pourriez me faire. Peut-être n’y en aura-t-il même pas. Ceci étant, on ne sort pas impunément les squelettes du placard, et j’ai conscience d’avoir joué à la marelle sur un champ de mines.

 

Alors, à quoi bon troubler la fête ? Pourquoi avoir convoqué sous vos yeux des marchands de rêve et de fumée, des papes qui tapent du poing sur la table, des révolutionnaires déguisés en croquemitaines, des chats qui imitent des crapauds ? Laissons l’homme à qui ce site est dédié répondre à cela :

 

« Toutes les phrases et tous les idéaux populaires d’aujourd’hui sont des échappatoires pour se dérober au problème du bien. Nous adorons parler de "liberté", et dès que nous en parlons, nous évitons toute discussion sur le bien. Nous adorons parler du "progrès", et nous évitons ainsi une discussion sur le bien. Nous adorons parler d’"éducation", autre manière d’éviter une discussion sur le bien. L’homme moderne déclare : "abandonnons tous ces critères arbitraires et embrassons la liberté." Ce que l’on peut rendre en toute logique par : "ne décidons pas de ce qui est bon, mais considérons qu’il est bon de ne pas en décider." Il dit : "assez de vos vieilles formules morales, je suis pour le progrès." C’est-à-dire, logiquement rendu : "N’établissons pas ce qui est bon, mais établissons s’il y a moyen d’en avoir davantage." Il dit : "Ce n’est ni dans la religion, ni dans la morale, mon ami, que réside l’avenir de la race, mais dans l’éducation." Ce qui, exprimé clairement, signifie : "Nous ne pouvons décider de ce qui est bon, mais donnons-le à nos enfants." »[1]

 

Le refus de poser le problème du bien c’est, vous l’aurez compris, la victoire de la libre pensée. Lorsque ce problème du bien est éjecté de l’équation, lorsqu’il est considéré comme hors sujet ou inconvenant de s’y intéresser, la liberté tue la raison et nous entrons dans la folie des grandeurs.

 

Nous entrons dans ce royaume étrange où il faut haïr son prochain pour mieux aimer l’inconnu du bout du monde, où il faut ignorer la morale et la foi pour mieux éduquer les enfants, où il faut croire au coût du temps pour mieux profiter du labeur des autres, où, enfin, il faut vilipender l’autorité pour mieux gouverner un peuple.

 

Si vous le voulez bien, je vais vous proposer maintenant une petite enquête. Nous avons déjà décrit ce qu'est la libre pensée, mais sans en explorer les prémices philosophiques. J'en vois qui baillent au fond... Vous vous dites probablement que la poursuite d'un tel objectif promet d'être aussi excitant que de pénétrer dans les décombres poussiéreuses d'un sous-sol des archives, à la recherche d'une information oubliée qui n'intéresse personne. Pourquoi s'intéresser à l'erreur quand il suffit d'apprendre la bonne réponse?

 

A mon avis, identifier les erreurs philosophiques qui se sont succédées en boule de neige ces derniers siècles c'est tout bonnement capital. C'est capital tout simplement parce que notre façon de penser au quotidien est elle-même percluse de ces erreurs. Nous n'en sommes pas protégés par notre étiquette de chrétien. Toutes ces hérésies, nous les commettons chaque jour dans nos réflexions, tant que nous n'avons pas appris à penser droit. Et même après, on n'est toujours pas à l'abri.

 

A la décharge de nos pauvres âmes, ces hérésies gouvernent le monde - m'enfin c'est quand même pas une raison pour se laisser faire. Et surtout, en évinçant l'une après l'autre chacune de ces hérésies nous libérons notre intelligence, exactement comme si on réapprenait qu'en fait un bon repas c'est quand même mieux pour se nourrir  qu'une perfusion. Si vous doutez encore de l'utilité de la démarche, il faut vous rappeler la parabole des talents. Quand le maitre nous donne un trésor (en l'occurrence la philosophie chrétienne), il est inconscient de l'enterrer, même sous le prétexte de nous rapprocher des pauvres. La propriété est d'abord une responsabilité qui concerne le bien commun, avant d'être une éventuelle source de jouissance personnelle. Bref. 

 

Vous êtes prêts?

 

C'est donc parti pour l'aventure! A l’aide de Jean Daujat, cherchons des indices pour voir comment la raison a perdu son chemin. Hop.

 

Histoire de la dérive philosophique

Commençons par Descartes. L'une de ses plus grandes erreurs c'est d'avoir ressuscité celle de tonton Platon: Pour lui l'homme est divisé en deux, avec d'un côté l'animal (beurk) et de l'autre l'esprit pur (chouette), qui a toutes les caractéristiques de la conscience angélique. Une bête et un ange. En développant ça, il avance les bases de l'idéalisme: les idées ne sont accessibles qu'en dehors de la connaissance sensible, elles se cueillent dans un monde intelligible peuplé de la vraie nature de chaque chose - comme si la nature d'une chose pouvait, dans le monde visible, se distinguer réellement de sa singularité matérielle. 

 

Le gros problème ici c'est que Descartes met de côté la réalité sensible dans le travail de l'intelligence. Bien sûr que l'intelligence de l'homme, ce qui le distingue de l'animal, c'est sa capacité à saisir la nature des choses par l'abstraction. Mais justement, cette intelligence s'appuie sur la connaissance sensible: c'est parce que l'on voit concrètement les choses par nos sens que l'on peut corriger notre compréhension de leur nature. Si l'on perd l'importance capitale de la réalité sensible dans le travail de l'intelligence, on déracine cette intelligence et c'est parti pour la folie des grandeurs.

 

D'un autre côté on a le sensualisme, avec Hume. Ici c'est l'inverse: en gros, pour Hume il n'y a rien d'autre que la connaissance sensible. Il n'y a plus d'ange, juste une bonne grosse bête. Le sensualisme nie la spécificité propre de l'intelligence de l'homme, à savoir sa capacité à connaitre la nature des choses, à chercher une réponse à la question du pourquoi.  Tandis que la connaissance intelligible - qui s'intéresse à la nature des choses - permet de définir, la connaissance sensible ne s'intéresse qu'aux propriétés physiques et sensibles des choses, elle ne peut donc que décrire. En affirmant qu'entre l'animal et l'homme il n'y a qu'une différence de degré dans la connaissance sensible, on nie la capacité de l'homme à connaitre les choses dans leur nature.

 

Pourquoi est-ce qu'on oscille entre ces extrêmes? Tout simplement parce que la réalité se trouve entre les deux: l'âme, qui est le principe organisateur du corps (ce qui évite que ce soit le foutoir, ce qui lutte contre l'entropie), est aussi le principe de la connaissance sensible (ce qui permet de capter de l'information sur l'environnement par les sens et de faire du lien entre ces informations), mais aussi le principe de la connaissance intelligible (ce qui permet de dépasser mentalement les caractéristiques individuelles de chaque chose pour entrer dans le raisonnement abstrait). La connaissance intelligible, c'est le bonus exclusif accordé à l'homme dans tout l'univers du visible. Les végétaux ont une âme (principe organisateur de vie), les animaux ont une âme (principe organisateur de vie et principe de la connaissance sensible), mais seuls les hommes ont une âme qui soit à la fois principe organisateur de vie, principe de connaissance sensible et principe de connaissance intelligible. Attention il ne s'agit pas de trois âmes distinctes en l'homme, mais d'une âme humaine, unique et supérieure à l'âme des végétaux et à celle des animaux. Le maxi best of plus. D'ailleurs c'est grâce à la caractéristique intelligible de l'âme humaine que celle-ci est immortelle, contrairement à l'âme des végétaux et à celle des animaux. Eux, quand ils meurent, c'est kaput.

 

Il est très important de comprendre que l'âme n'est pas un esprit immatériel indépendant du corps, qui l'animerait comme une marionnette (ça c'est l'erreur de Platon et de Descartes). Elle ne fait qu'un avec ce corps. Elle naît avec la matière, elle lui est immanente et lorsque le corps meurt, l'âme humaine est profondément mutilée - jusqu'à la résurrection de ce même corps avec lequel elle ne faisait qu'un auparavant, qui marquera la réunion des deux. Pour les végétaux et les animaux, comme l'âme ne possède pas ce principe intelligible et immatériel, privilège de l'âme humaine, l'âme meurt avec la matière. On voit ainsi que l'âme est singularisée par la matière, autrement dit que le corps n'est pas un simple vêtement interchangeable mais qu'il constitue l'identité de la personne humaine.

 

Donc le corps, c'est chouette. Mais ce n'est pas tout. Quand les sensualistes (genre Hume) ou les nominalistes (genre Bergson) ignorent la caractéristique intelligible de l'âme humaine, quand ils font de l'homme un simple animal en lui retirant le qualificatif si important d'animal raisonnable, ils lui enlèvent cette capacité capitale d'accéder à la vérité. Bien entendu la connaissance sensible peut aller très loin, on en admire d'ailleurs les prodiges chez les mammifères supérieurs, mais tant que l'individu n'est pas capable de se poser la question du sens, tant qu'il ne parvient pas à saisir la nature des choses, il reste un animal. Incapable de construire une civilisation, incapable de faire progresser son espèce, il n'est pas doué d'intelligence au vrai sens du mot. On a la classe ou on l'a pas, que voulez-vous.

 

C'est un peu la même chose avec l'intelligence artificielle. Ce qu'on observe, c'est que les systèmes les plus performants ne font que déployer une "intelligence" (dans le faux sens du mot) désespérément littérale. Il s'agit d'un système capable d'emmagasiner une somme folle d'information, de relier ces informations dans tous les sens, mais incapable de s'élever à un raisonnement vraiment humain. Tout au mieux parvient-il à singer l'homme, mais ce n'est qu'un tour de passe passe car il ne possède pas la liberté, inhérente à la connaissance intelligible.

 

En résumé, après avoir faussement porté l'homme aux nues angéliques avec l'idéalisme, on l'a trainé sans vergogne dans la boue du sensualisme. Cette partie de ping pong s'est poursuivie, jusqu'à ce que l'accès de l'homme à la vérité par l'exercice de la raison soit complètement nié. C'est la victoire de l'empirisme, démarche de connaissance où tout ce qui sort du domaine de l'observable est qualifié d'hors sujet. La vérité n'est plus un objectif, il ne s'agit plus de définir mais de décrire les choses. Evoquer l'existence d'une nature des choses observées, non d'une nature indépendante mais immanente au monde matériel, c'est poser la question du sens et ça, ça chatouille au mauvais endroit. L'ironie de la situation c'est que toutes les sciences reposent sur le discernement d'un ordre dans le créé, autrement dit sur l'existence d'une nature des choses - mais chut, il ne faut pas trop le dire, car ce n'est plus à la mode...

 

Après la deuxième moitié du XXème siècle, toutes sortes d’extravagances verront le jour. Elles ont toutes pour point commun le rejet de la métaphysique, et un goût prononcé pour le sabotage de la raison, affichant cette volonté cynique de déconstruction si caractéristique de l’existentialisme et de la psychanalyse. C’est d’ailleurs frappant de voir comme la pensée erre désormais sans but, un peu comme les coureurs qui se dispersent après avoir passé la ligne d’arrivée. On en parlera prochainement avec l'excellent livre de Marcel Coste L'intelligence en péril de mort, mais avant d'en parler il faut que je le lise, hé hé. Chaque chose en son temps.

 

Voilà où nous en sommes. C’est pas jojo, n’est-ce pas ? Mais parlons maintenant du champion des philosophes, celui à qui nous devons les explications ci-dessus et qui avance dans les ténèbres de la connaissance avec un équilibre et une pondération légendaires. Il refait providentiellement son apparition au XXème siècle, au beau milieu de ce souk, et on en avait bien besoin! Mesdames et messieurs, applaudissons... Le seul, l'unique, Saint Thomas d'Aquin!

 

La philosophie de saint Thomas d'Aquin

Le 4 août 1879, le pape Léon XIII donnait au monde l’encyclique Aeterni Patris sur la philosophie chrétienne. Après avoir présenté et montré la valeur des plus grands philosophes chrétiens, le pape évoque saint Thomas d’Aquin. Ses éloges envers le docteur angélique sont dithyrambiques. Je ne vous en partage que la fin :

 

« Le plus grand honneur rendu à saint Thomas, réservé à lui seul, et qu’il ne partagea avec aucun des docteurs catholiques, lui vint des Pères du concile de Trente : ils voulurent qu’au milieu de la sainte assemblée, avec le livre des divines Écritures et des décrets des Pontifes suprêmes, sur l’autel même, la Somme de Thomas d’Aquin fût déposée ouverte, pour qu’on pût y puiser des conseils, des raisons, des oracles.

 

« Enfin, une dernière palme semble avoir été réservée à cet homme incomparable : il a su arracher aux ennemis eux-mêmes du nom catholique le tribut de leurs hommages, de leurs éloges, de leur admiration. On le sait, en effet : par les chefs des partis hérétiques, on en a vu déclarer hautement, qu’une fois la doctrine de saint Thomas d’Aquin supprimée, ils se faisaient forts d’engager une lutte victorieuse avec tous les docteurs catholiques, et d’anéantir l’Église. - Vaine espérance, sans doute, mais le témoignage n’est point vain. 

 

« Pour ces faits et ces motifs, Vénérables Frères, toutes les fois que Nous considérons la bonté, la force et les remarquables avantages de cet enseignement philosophique, tant aimé de Nos Pères, Nous jugeons que ç'a été une témérité de n'avoir continué, ni en tous temps, ni en tous lieux, à lui rendre l'honneur qu'il mérite: d'autant plus que la philosophie scolastique a en sa faveur et un long usage, et l'approbation d'hommes éminents, et, ce qui est capital, le suffrage de l'Eglise. »[2] 

 

Voilà qui donne à réfléchir. Quelques années après, en 1907, en réaction aux dérives de la pensée moderne, le pape saint Pie X écrira dans son encyclique Pascendi Dominici Gregis :

 

« Nous voulons et ordonnons que la philosophie scolastique soit mise à la base des sciences sacrées. […] Et quand Nous prescrivons la philosophie scolastique, ce que Nous entendons surtout par là - ceci est capital - c’est la philosophie que nous a léguée le Docteur angélique. Nous déclarons donc que tout ce qui a été édicté à ce sujet par Notre Prédécesseur reste pleinement en vigueur, et, en tant que de besoin. Nous l’édictons à nouveau et le confirmons, et ordonnons qu’il soit par tous rigoureusement observé. Que, dans les Séminaires où on aurait pu le mettre en oubli, les évêques en imposent et en exigent l’observance: prescriptions qui s’adressent aussi aux Supérieurs des Instituts religieux. Et que les professeurs sachent bien que s’écarter de saint Thomas, surtout dans les questions métaphysiques, ne va pas sans détriment grave. »[3] 

 

Ces exhortations des papes ne sont pas restées vaines. Elles ont suscité le renouveau de la philosophie de saint thomas d’Aquin grâce à des penseurs comme Jacques Maritain ou le père Garrigou Lagrange notamment. La grande qualité de la philosophie thomiste est de faire la part des choses entre les découvertes scientifiques proprement dites et les idéologies modernes qui accompagnent toujours leur diffusion. C’est la vertu incontestable de cette philosophie que d’être une puissance universelle d'accueil de la sagesse, dont les principes permettent de n’être jamais disqualifiée mais plutôt enrichie par les découvertes les plus récentes. Nous aurons l’occasion d'en fournir un exemple quand on abordera le freudisme, vous verrez. Patience. Que de promesses! C'est ce temps d'élection - que voulez-vous, ça m'inspire...

 

Convertir son intelligence

Revenons, après ce court voyage, dans nos baskets. Bernés par le discours ambiant, nous avons fini par croire que notre foi était un folklore oiseux, une faiblesse émotionnelle et irrationnelle. Un jouet obsolète, qu’il faut cacher pour protéger. Notre complexe d’infériorité nous a conduit à transformer un Dieu rouge sang en un Dieu rose bonbon, à faire du "sentiment religieux" de Rousseau notre seul refuge. Nous avons eu honte de la Vérité, nous n’avons pas chercher à l’approfondir car elle nous détournait de la folie moderne des grandeurs.

 

Il faut que ça change. Nous ne pouvons indéfiniment nous payer de bons mots, d’esquives et de ronds de jambe. Nous ne pouvons marcher joyeusement en cadence avec ce monde, comme si de rien n’était. Que nous le voulions ou non, nous sommes dépositaires d’une sagesse prodigieuse, d’une force d’équilibre et de la Vérité, la seule susceptible de délivrer le monde de ses ténèbres. Il va falloir briser les conventions pour garder les commandements.

 

Faire de notre foi un argument contre la raison est inadmissible. Jamais la charité n’a détourné de la Vérité. C’est seulement l’amour propre qui en détourne. Dieu nous demande de l’aimer de tout notre cœur, et, par amour pour Lui, de nous tourner vers notre prochain. Et comment aimer Dieu si l'on ne cherche pas à le connaître, par le cœur mais aussi par l'intelligence? Cet ordre des choses est fondamental, et si l’on prétend se tourner d’abord vers notre prochain avant de nous laisser enseigner par Dieu et par l’Eglise, nous allons droit dans le mur. "L'amour que nous devons avoir pour le prochain découle et dépend de l'amour de Dieu. Il s'y rapporte et il doit être réglé par lui, afin d'être droit et juste. C'est en Dieu et pour Dieu qu'il faut aimer le prochain et lui rendre tous les bons offices de la charité ; autrement tout amour qui serait contraire ou opposé à l'amour de Dieu serait faux et mauvais."[4] Ne nous laissons donc pas impressionner par les rêves du monde, ne laissons pas notre intelligence se gâter à cause de ces idéologies. Nous l’avons vu, de notre lucidité dépend le bien de la personne humaine, et sa protection dans la société des hommes.

 

Il ne s’agit pas de faire la Révolution, mais de révolutionner nos âmes. Il s’agit de convertir notre intelligence, qui est un soutien indispensable pour notre vie de foi. Il s’agit de discerner le bien, pour être dans le monde sans être du monde. Avançons "dans l'honneur et l'ignominie, dans la mauvaise et la bonne réputation; tenus pour imposteurs et pourtant véridiques; pour gens obscurs, nous pourtant si connus; pour gens qui vont mourir, et nous voilà vivants; pour gens qu'on châtie, mais sans les mettre à mort; pour tristes, nous qui sommes joyeux; pour pauvres, nous qui faisons tant de riches; pour gens qui n'ont rien, nous qui possédons tout." (2 Co VI, 2-10)

 

Bonne semaine, et bon vote ! A partir de maintenant nous reprenons le rythme de deux articles par mois. 

 

A dans deux semaines, donc!


[1] G.K. Chesterton, Hérétiques, édition Flammarion p.30

[2] Léon XIII, Aeterni Patris, 4 août 1879 (il n’y a pas de numéro de paragraphe, va falloir chercher vous-même !)

[3] Saint Pie X, Pascendi Dominici Gregis, 8 septembre 1907, n.63

[4] Silvio Antoniano, Traité de l'éducation chrétienne des enfants, éditions Troyes-Guignard, 1856, p.220 C'est le livre dont je vous ai parlé dans l'article République et éducation. Je vous avais prévenu, c'est du lourd!

La libre pensée, cette chimère moderne

28/02/2022

Il s’est passé quelque chose au XVIIIème siècle. Enfin il s’est passé tout un tas de trucs bien sûr, mais un événement en particulier est passé inaperçu. Augustin Cochin, dont nous avons déjà parlé dans cet article, remarque que les salons littéraires du XVIIème se transforment tout au long du XVIIIème en clubs philosophiques, qu’on appelle aussi sociétés de pensée. Ces sociétés, d’apparence tout à fait inoffensive, recèlent dans leur organisation une des erreurs les plus monumentales qui aient jamais existées, et qui aura des conséquences gigantesques pour la France tout d’abord, et pour le monde ensuite : ils inventent la notion de libre pensée.

 

Cochin explique comment fonctionnent ces sociétés de pensée : « La pensée travaille, là, comme le moût dans la cuve, ou le bois devant le feu. C'est par l'action du milieu, de la situation, par son point de départ et non par son but, que se définit ce travail. L'idée qui vient à l'esprit est celle d'orientation, qui s'oppose à l'idée de direction comme la loi subie à la loi reconnue, la servitude à l'obéissance. La société de pensée ignore sa loi, et c'est justement ce qui lui permet de se proclamer libre : elle est orientée à son insu, non dirigée de son aveu. Tel est le sens du nom que prend dès 1775 la plus accomplie des sociétés philosophiques, la capitale du monde des nuées : le Grand Orient. »[1]

 

Les clubs philosophiques, ou sociétés de pensée, marquent donc en réalité les prémices de la franc-maçonnerie. Et de la Révolution. Ce point est important parce que beaucoup de francs-maçons comme Alec Mellor, l’auteur du livre Histoire de l’anticléricalisme français, jurent leurs grands dieux que la franc-maçonnerie n’est qu’une réunion de joyeux drilles inoffensifs, rassemblés innocemment par leur soif de savoir. Dans son livre, monsieur Mellor, qui est franc-maçon et catholique (ne me demandez pas comment, il a l’air convaincu que c’est possible), répète sans arrêt que la franc-maçonnerie n’est pas du tout anticléricale, et que s’il est arrivé qu’elle contienne des germes d’anticléricalisme à certaines époques - notamment la troisième république, c’était par erreur et de façon exceptionnelle.

 

Ce que nous explique Augustin Cochin, c’est qu’effectivement les loges franc-maçonnes n’avaient pas à l'origine d’objectifs ou de stratégies déterminés : elles avaient simplement un fonctionnement qui, en plaçant la liberté absolue comme son principe et sa fin, conduit immanquablement au chaos. Poursuivons la citation : 

 

« Et le terme, je ne dis pas l'objet, de ce travail passif, est une destruction. Il consiste en somme à éliminer, à réduire. La pensée qui s'y soumet perd le souci d'abord, puis peu à peu le sens, la notion du réel ; et c'est justement à cette perte qu'elle doit d'être libre. Elle ne gagne en liberté, en ordre, en clarté, que ce qu'elle perd de son contenu réel, de sa prise sur l'être. Elle n'est pas plus forte, elle porte moins : fait capital que cette orientation de la pensée vers le vide. […] La raison ne cherchait jusqu'alors la liberté que par-delà un effort de conquête, une lutte avec le réel, tout un déploiement de sciences, et de systèmes. Le travail social passe de l'attaque à la défense : pour affranchir la pensée, il l'isole du monde et de la vie, au lieu de les lui soumettre ; il élimine le réel dans l'esprit, au lieu de réduire l'inintelligible dans l'objet ; forme des philosophes, au lieu de produire des philosophies. C'est un exercice de pensée dont le but apparent est la recherche de la vérité, mais dont l'intérêt réel est la formation de l'adepte. »[2]

 

Rien de plus bénin, me direz-vous, et vous aurez parfaitement tort. En effet, la libre pensée c’est la capacité d’affirmer ce que l’on souhaite, c’est philosopher pour la forme sans avoir à rendre des comptes à la raison. Rapidement, cela conduira ces sociétés de pensée à couronner les plus audacieux orateurs, ceux dont l’expression est la plus séduisante, dont le verbe est le plus acerbe. La pensée philosophique, en s’évadant dans l’abstraction, quitte la réalité et choisit pour seul arbitre l’opinion. Son objectif n’est plus d’agir sur la réalité, mais de ciseler la pureté abstraite des idées. Une belle usine à paver l’enfer, en somme. Et ce n’est pas peu dire, car monsieur Cochin affirme qu’on tient là l’explication de la Terreur : ce moment où les idées abstraites trop longtemps séparées de la réalité finissent par s’y frotter. Pour l'auteur, la période de la Terreur est un déni, le déni de l’échec de la libre pensée face au réel.

 

Pourquoi est-il si important de saisir tout cela ? Parce que tant que l’on réduit les francs-maçons à une meute de forcenés cachés dans l’ombre et déterminés à détruire l’homme, on se trompe de véritable ennemi. Le véritable danger, c’est la libre pensée. La franc-maçonnerie n’en est que la conséquence mécanique. La pointe de l’iceberg. Quand nous nous désolons devant le matérialisme permis et excité par notre société de consommation et de divertissement, quand nous nous exaspérons de voir l’esprit céder sans cesse la place aux plaisirs du corps, il ne faut pas chercher ailleurs la source de cette affligeante médiocrité : c’est la libre pensée. La raison qui s'incline devant la liberté. 

 

Ce que nous fait comprendre Augustin Cochin, c’est que la libre pensée ne se résume pas seulement à une naïve inconséquence intellectuelle, mais qu’elle provoque inévitablement la haine de toute limite susceptible de restreindre cette liberté de penser. Autrement dit, la libre pensée refuse et lutte contre le travail de la raison. Elle déteste la vérité.

 

Aujourd’hui, on observe en effet que tout le monde peut disserter sur tout, que tout le monde peut prendre des décisions économiques, sociales et politiques sans aucune formation philosophique, du moment que l’opinion publique le permet. La vérité n’importe plus tellement. C’est l’ère de la post-vérité (souvenez-vous de l’article apocalypse cognitive). Et cette post-vérité concerne même les milieux universitaires… Comme le dit Lewis dans son livre tactique du diable :

 

« Lorsque l'un de ces savants se trouve devant un texte quelconque d'un auteur ancien, il cherche à savoir tout sauf si ce qu'il dit est vrai. Il se demande ce qui a pu influencer l'auteur, dans quelle mesure ce texte s'accorde avec ce qu'il a écrit dans ses autres ouvrages, quelle partie du développement de la pensée de l'auteur - et de la pensée humaine en général - il illustre, quel effet il a eu sur des auteurs plus récents, à quel point il a été mal compris (surtout par ses propres confrères), quelle était l'orientation générale de la critique pendant les dix dernières années et quel est "l'état actuel de la question". La pensée que l'auteur ancien aurait quelque chose à lui apprendre ou que ses écrits pourraient éventuellement modifier sa façon de penser et d'agir - l'érudit la qualifierait de puérile et de simpliste. »[3]

 

Pour clarifier ce tableau, je vous propose de nous appuyer sur une distinction logique très importante, celle de signification et de réalisation[4]. La signification désigne, tandis que la réalisation affirme. Exemple : si l’on prend le mot « vrai », il signifie la vérité mais il ne l’affirme en rien. Par contre si je dis que deux plus deux font quatre, alors là ma proposition réalise la vérité. D’une certaine façon la signification permet d’évoquer des notions sans se mouiller, tandis que la réalisation prend le taureau par les cornes, elle engage le penseur. Pour reprendre l’exemple de Lewis ci-dessus, le type de savant qu’il dénonce ne se soucie que de la signification abstraite de la connaissance. Il se garde bien de chercher quelle partie de cette connaissance réalise la vérité. Comme un enfant qui garde le papier cadeau pour l’admirer, au lieu de jouer avec le cadeau.

 

La libre pensée a donc déclenché depuis le XVIIIème siècle - d'aucuns disent qu'en réalité ça a commencé par la réforme protestante au XVIème siècle - un travail constant de sape de la raison. Dans ce genre de situation, il est bon de relire ce que dit Chesterton dans son livre le monde comme il ne va pas : « J’ai entendu dire que la méthode de lutte japonaise ne consistait pas à exercer une pression soudaine, mais à relâcher brusquement. C'est là une des nombreuses raisons qui font que je n’aime pas la civilisation japonaise. Se servir de la reddition comme d’une arme est le côté le plus vil de l’esprit oriental. Il n’est pas de force plus difficile à combattre que celle dont il est aisé de triompher. Celle qui cède toujours pour revenir ensuite. C’est là la force des grands préjugés impersonnels, qui entravent le monde moderne. Face à ceux-ci, il n’existe d’autre arme qu’une santé d’esprit à toute épreuve, et la ferme résolution de ne pas se laisser influencer par des balivernes ni contaminer par la maladie. »[5]

 

Nous chrétiens sommes donc obligés de rappeler, comme avait coutume de le faire Gaston Tessier, que « l’homme ne vit pas seulement de pain » (Mat 4, 4). Il nous incombe d’élever le débat, de restaurer l’esprit et de remettre le corps à sa place. Ne nous méprenons pas, ce n'est pas la même chose d'admettre que tout le monde peut se tromper et de croire que tout le monde a le droit de choisir l'erreur. Dans le deuxième cas, notre responsabilité de chrétien est engagée, et c'est un acte de charité que de dénoncer les erreurs pour faire valoir la raison. Ce n'est pas la liberté (entendue comme licence) qui rend libre, c'est la Vérité.


J’avais prévu tout un tas de festivité pour les prochains articles : vous présenter l’école classique de caractérologie, aborder la question de la frustration dans l’éducation, passer la psychanalyse au crible du thomisme… Et puis j’ai décidé, une fois n’est pas coutume, de me prendre au mot. Puisqu’il nous incombe d’élever le débat, l’approche imminente des élections présidentielles est une excellente occasion de mettre la main à la pâte, et de montrer à quel point la doctrine sociale de l’Eglise est aussi noble qu’efficace.

 

La publication des articles sur l’option GKC va donc être temporairement bouleversée : on va passer dès la semaine prochaine à un rythme hebdomadaire afin de traiter avant les élections d'avril de chacun des quatre thèmes suivants :

 

-        Souveraineté, mondialisation et immigration (Présidentielle 1/4)

-        République et éducation (Présidentielle 2/4)

-        Economie et financiarisation (Présidentielle 3/4)

-        Démocratie et représentation (Présidentielle 4/4)

 

Vous pouvez déjà constater que ces thèmes ne sont pas exhaustifs. J’en ai écarté certains comme la bioéthique parce que je n’ai rien de particulier à vous proposer dessus, que l’Eglise a toujours été on ne peut plus claire sur ces questions et que d'autres le traitent de façon bien meilleure que ce que je pourrais faire. 

 

Je vous le répèterai aussi à chaque article : je ne suis qu’amateur. Mes élucubrations n’engagent que moi et il ne serait pas juste de les prendre telles quelles. Ce qui m’importe c’est de vous aider à vous poser les bonnes questions, et de vous faire découvrir des auteurs chrétiens qui ont trop souvent étés asphyxiés par l’opinion. Espérons que ces articles vous aideront à faire votre choix ! Et surtout n’hésitez pas à me dire si une assertion vous heurte, vous scandalise ou si vous avez un avis différent. Vous pouvez utiliser les commentaires ou m’envoyer directement vos avis à l’adresse option.gkc@gmail.com.

 

Bonne semaine, et bonne entrée en carême !


[1] A. Cochin, Les sociétés de pensée et la démocratie moderne, Copernic, 1978, p.19
[2] Op. cit, p.19
[3] C.S. Lewis, Tactique du diable, éditions Empreinte temps présent, pp.121-122
[4] R. Dalbiez, la méthode psychanalytique et la doctrine freudienne, tome 1, bibliothèque neuro-psychiatrique de langue française, DDB & cie, 1949 p. 117

[5] G.K. Chesterton, Le monde comme il ne va pas, L’âge d’Homme, 1994, p.22

Option GKC