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L'Option GKC 

convertir son quotidien

Spiritualité

"Ô mon âme, tu es capable de Dieu. Malheur à toi si tu te contentes de moins que de Dieu!"

Se contenter de moins que de Dieu, ça on sait faire. Nos petites idoles, nos péchés mignons, nous savons les serrer contre nos cœurs en feignant la candeur, comme pour protéger tous ces petits secrets de la vilaine Vérité.

Et pourtant... nous savons par l'expérience du manque que la liberté, la vraie, n'est pas ailleurs qu'en Dieu. Notre âme n'est pas seulement capable de Dieu, elle est faite pour Lui - et sera sans repos tant qu'elle ne reposera pas en Lui.

Retrouvons donc le désir, le vrai, le seul: celui de Dieu.

Mendiant d'amour

08/09/2025

Mendiant d'amour

Cet article s’adresse aux couples, et aux personnes susceptibles d’accompagner les couples. Il contient des informations qui ne concernent pas les autres, que je remercie pour leur discrétion !

 

Sortir des préjugés sur le désir

Nous allons aborder aujourd’hui la communication conjugale, en particulier la communication du désir sexuel. Je me permets d’aborder ce sujet parce qu’il arrive très souvent que l’homme soit frustré dans le mariage, en s’apercevant que c’est la plupart du temps à lui de solliciter les unions auprès de sa femme. Un mari m’a dit non sans humour qu’il était désespéré parce qu’il a essayé d’attendre que sa femme lui demande de s’unir pour pouvoir - enfin ! – refuser ses avances. Il n’a pas tenu. 

 

La frustration de l’homme, le sentiment que le désir de sa femme de s’unir devrait s’exprimer de la même façon pour elle que pour lui - et que si elle ne demande pas les unions c’est qu’elle n’y met pas du sien -, vient d’un message que nous envoie la société depuis quelque années. Les scientifiques du monde entier nous présentent la chose comme suit : d’abord il y a le désir, puis l’éveil de la volupté, puis l’acte sexuel. Pour obtenir les ébats les plus satisfaisants possible, il faudrait donc exciter le désir, travailler le fantasme et la volupté. Et si vous vous rendez chez un psychologue ou un conseiller conjugal qui n’a pas étudié la question à la lumière de l’anthropologie chrétienne, vous pouvez entendre toutes sortes de prescriptions dans ce sens, que ce soit le fait de consulter de la pornographie en couple, d’exciter ses fantasmes, de se masturber ou même d’avoir des relations extra-conjugales pour épicer tout ça. Ces prescriptions sont d’autant plus dangereuses qu’elles se produisent dans un contexte thérapeutique, de la part d’une personne à qui le patient a donné sa confiance.

 

Le problème, c’est que la plupart des gens – et tout particulièrement les femmes – ne fonctionnent pas selon ce modèle désir/volupté/union. Mark Gungor, qui prêche d’excellentes conférences sur le mariage (laugh your way to a better mariage, accessible sur YouTube), explique que bon nombre de femmes commencent à vouloir l’union pendant l’union, et non avant. Il affirme que les personnes qui s’épanouissent le plus dans le sport de chambre sont pour la plupart celles qui manifestent le moins de désir pour ce genre de choses de prime abord.

 

En effet, nous avons vu lorsque nous avons parlé des relations conjugales que l’homme et la femme sont foncièrement différents en ce qui concerne leur affectivité. Nous avons pu dire par exemple que de façon générale, l’homme veut avant de s’attacher, tandis que la femme s’attache avant de vouloir. L’attachement chez l’homme est donc précédé d’une certaine représentation, qui ne se construit chez la femme que lorsqu’elle expérimente cet attachement. Cela pose en permanence la question de la synchronisation des cœurs dans le couple.

 

La permission de l’adjudant

Denis Sonet donne un exemple qui me paraît très parlant à ce sujet : un homme reçoit une permission durant son service militaire. Il décide d’aller voir sa fiancée et de lui faire la surprise d’un week-end ensemble. Lorsqu’il la retrouve, celle-ci est toute chamboulée et ne commence à apprécier l’événement qu’au moment où son fiancé remonte dans le train. 

 

Les retrouvailles ont été perturbées par la temporalité de chacun : dès qu’il a reçu sa permission, notre adjudant a éprouvé de la joie en imaginant le visage surpris – et certainement éperdu - de sa fiancée. Plus le train s’approche de la ville de sa dulcinée, plus son plaisir grandit. Il est au comble de la joie lorsqu’il parvient à la surprendre, et ne s’imagine pas un seul instant que sa fiancée n’est peut-être pas dans le même état d’extase que lui. Celle-ci, de son côté, était sur le point de faire des courses. Elle n’a pas encore révisé son examen de biologie qui arrive mardi – avec cette peau de vache de professeur Rouaud-, et doit aussi aller prendre un café avec son amie Julie qui a promis de lui raconter ce qui s’est passé avec Frank la veille. La venue du petit adjudant suscite une tornade d’émotions au milieu de ses préoccupations, tornade qui ne se dissipe pour laisser la place à de la joie qu’à la fin du week-end - au moment où le fiancé s’apprête à retourner à son régiment. D’ailleurs le gaillard, heureux à l’idée de retrouver ses camarades, n’est déjà plus vraiment là.

 

The initiator
Cet exemple nous rappelle que le temps de la femme est réellement le présent. Contrairement à l’homme qui est la plupart du temps dans des projets plus ou moins futuristes, la femme est immergée dans les préoccupations du quotidien, comme liée par chaque sollicitation autour d’elle. Et depuis la nuit des temps, la femme tente d’attirer l’attention de l’homme sur ce qui l’entoure, tandis que l’homme tente d’attirer l’attention de la femme sur les nombreux et magnifiques projets qu’il a dans la tête. C’est une alliance qui peut aussi bien tourner à la catastrophe, si la femme parvient à tuer les rêves de son mari ou si le mari parvient à s’enfuir du quotidien, qu’à quelque chose de superbe, si la femme accepte de se laisser toucher par l’audace de son conjoint et si celui-ci reconnait la nécessité d’un minimum de pragmatisme au quotidien.

 

Et le pragmatisme en l’occurrence exige que l’homme admette, lorsqu’il veut s’unir à sa femme, qu’il va devoir porter le projet. Mark Gungor affirme fièrement dans ce sens que vis-à-vis de sa femme, « I’m the initiator. » C’est ni plus ni moins qu’une entreprise de séduction, et le fait de comprendre comment fonctionne sa femme aide l’homme à ne pas se sentir déconcerté par l’apparent manque de désir de celle-ci, mais à s’investir d’une mission romantique. 

 

Il arrive malheureusement que le conjoint, qui ne comprend pas pourquoi c’est à lui de solliciter les faveurs de sa belle, en conçoive une forme de ressentiment et devienne amer, au point que ses sollicitations se font de plus en plus sèches – et forcément, du point de vue de sa femme, de moins en moins engageantes. La séduction est une épreuve de patience, de souplesse et d’auto-dérision dont l’homme doit reconnaitre la nécessité au quotidien. D’une certaine façon, par cette entreprise l’homme ouvre sa femme à l’imagination et la soulage de ses soucis quotidiens, de ce pragmatisme qui l’écrase trop souvent.

 

Synchroniser les cœurs
En revanche, Mark Gungor alerte les femmes sur le risque d’exaspérer leur mari. On ignore trop le fait qu’après trois ou quatre refus consécutifs de s’unir, l’homme se bloque à la sexualité. Il coupe les vannes et quitte ce territoire, pourtant épicentre de la fécondité conjugale. Le prédicateur affirme qu’il faut s’inquiéter lorsque le conjoint ne fait plus d’avances à sa femme : si celle-ci peut en concevoir au départ une sorte de soulagement, le risque est grand qu’elle se réveille un jour auprès d’un étranger. Le film Tous les espoirs sont permis, porté par Meryl Streep et Tommy Lee Jones, décrit très bien ce genre de situation (1). Sur ce point le conférencier s’adresse spécialement aux jeunes ménages, en exhortant à la fois les hommes à se rendre compte de la fatigue de leur femme avec des enfants en bas âge et aux femmes à se rendre compte du risque que représente l’abstinence prolongée pour l’homme (2).

 

En analysant le Cantique des Cantiques, Gungor explique que c’est donc à l’homme de « préparer » sa femme, c’est à l’homme de donner l’idée de l’union à la femme et de prendre le temps de se synchroniser avec elle. Il insiste en conséquence sur la nécessité de préliminaires, non seulement au cours de l’union mais, de façon plus symbolique, en amont. Il parle ainsi de petites attentions, de petits baisers ou caresses qui réveillent la femme pour ensuite la laisser, légèrement émoustillée, à ses occupations… Jusqu’au moment voulu.

 

Le bol de billes

Dans une autre intervention, le pasteur raconte cette histoire d’une femme qui ne s’entendait plus avec son mari. Un jour, elle s’aperçoit qu’elle a oublié son quarantième anniversaire, qui arrivait le surlendemain. Son mari vient lui demander ce qu’elle a prévu, et elle ne trouve qu’à lui répondre : « je t’offre 40 jours d’unions ». Lui s’en va, tout heureux, et elle reste là, affolée. C’était sorti comme ça, elle n’y pensait pas vraiment… Le jour J, elle présente à son mari un bol et un sachet de 40 billes rouges. Elle explique « voilà comment ça marche : lorsque tu veux avoir une union, tu mets une bille dans le bol. Et dans les 24h, je te promets que nous nous unirons ». Avec stupéfaction, la femme remarque un changement monumental dans leur relation conjugale à partir de cet instant : dès que son mari met une bille dans le bol, il devient absolument charmant avec elle, attentif, cajoleur, disponible. Mark Gungor explique que ce petit stratagème a permis à l’homme de se sentir en sécurité dans ses demandes, sachant que la balle était dans le camp de sa femme. Ce sentiment de sécurité le rendait agréable et disposait d’autant plus sa femme à s’unir. Le pasteur ajoute que lorsque la femme n’avait aucune envie de s’unir elle retournait le bol, ce qui affolait complètement son mari qui comprenait aussitôt qu’il l’avait blessé d’une façon ou d’une autre, et cherchait à s’amender. Il ne faut pas oublier que dans ce domaine, la maturité de l’homme s’assimile à celle d’un enfant de trois ans.

 

Il est probable que les méthodes de régulation naturelle des naissances, en permettant au couple d’identifier chaque mois des périodes d’abstinence et des temps de retrouvailles, favorisent un peu de la même manière la communication conjugale. En tout cas ça expliquerait pourquoi les couples qui pratiquent les méthodes naturelles ont une meilleure estime d’eux-mêmes, un mariage et une vie intime plus satisfaisants, et des relations sociales plus enrichissantes que les couples qui emploient des contraceptifs (selon les études de Tortorici et al. 1979, Fehring et Kurtz 2002; Barroilhet et al. 2018) (3).

 

Comment gagner des points dans le mariage
Certains hommes s’offusquent : « Je ne devrais pas avoir à lui demander ça ! ». Et c’est assez cocasse de faire le parallèle avec la réaction des femmes lorsqu’elles veulent que leur mari remarque la corbeille de linge sale au milieu de la pièce au lieu de l’enjamber : « Je ne devrais pas avoir à lui demander ! » car il est à peu près aussi inconcevable, pour la femme, que l’homme ne voit pas la corbeille que pour l’homme que la femme n’ait pas spontanément envie de s’unir à un moment ou un autre.

 

Cela nous conduit à nous rappeler – une fois encore - que les femmes et les hommes ne comprennent pas les choses de la même façon au sein du ménage. Reprenant John Gray, Gungor décrit ainsi la journée d’un homme : il se lève le matin. Il a choisi de se lever plutôt que de rester au lit, ça lui donne au moins 500 points. Il part au travail et gagne son pain, ce qui lui donne environ 13250 points. Et quand il rentre – à l’heure – du travail (780 points), il estime que sa journée harassante est bien remplie et s’installe dans son canapé, parce qu’il faut bien qu’il permette à sa femme se gagner quelques points aussi. La femme, de son côté, voit que son mari a fait l’effort de se lever. 1 point. Il est parti au travail, ce qui équivaut à … 1 point. Il est rentré à l’heure, c’est 1 point.

 

En fait, explique Gungor, la femme ne pondère pas les points selon la magnitude de l’effort fourni. Elle donne un point à chaque effort. Ce qui signifie que lorsque l’homme veut marquer le coup, plutôt que d’apporter un bouquet de douze roses il ferait mieux d’apporter douze fois une rose. Ainsi, l’homme doit se résoudre au fait qu’il est impossible de condenser l’attention, et que plutôt que de chercher à frapper un grand coup pour être tranquille, il doit persévérer dans la durée, au quotidien. C’est d’une certaine façon le langage de l’amour ultime de la femme. Gungor donne quelques idées supplémentaires, comme d’avoir le réflexe de prévenir sa femme lorsqu’on lui a préparé une sortie au restaurant parce qu’alors elle peut - contrairement à l’exemple de l’adjudant tout à l’heure - s’y préparer, s’en réjouir en y pensant, et en parler à ses amies (à chaque fois qu’elle en parle son homme gagne un point, en même temps que le conjoint de l’amie en perd un !). Une autre façon de gagner des points est tout simplement d’engager la conversation – et bien sûr d’écouter réellement (4) en relançant par de véritables questions.

 

Pour la femme, Mark Gungor explique qu’elle gagne des points d’une part en cédant aux avances de son mari – on ne se refait pas -, mais aussi en croyant en lui. Mine de rien, si notre ego à nous les hommes est surdimensionné, il est aussi très fragile. Peu de femmes ont conscience de l’importance pour leur mari d’être soutenu dans ses rêves - et si cela semble facile aux jeunes épouses, c’est qu’elles n’ont pas encore découvert toutes les idées absurdes qui peuvent germer du cerveau de leur mari ! 

Gungor rappelle qu’on peut bien sûr se permettre de questionner les élucubrations de son conjoint, mais il faut faire attention à ne pas les crever comme si elles n’avaient pas d’importance. Il explique qu’un peu comme pour le sexe l’homme peut finir par cesser de parler de ses rêves à sa femme, jusqu’à ce qu’un beau jour au bureau une petite pimbêche exprime de l’admiration pour ses idées… Le pasteur affirme que la plupart des liaisons extra-conjugales sont davantage motivées par les émotions que les pulsions. Il est donc très important que la femme fasse l’effort d’être la première supporter de son mari. Et ce n’est pas évident, surtout pour les épouses de médecins, d’avocats, de directeurs, dont le métier prestigieux suscite souvent l’admiration de tous. Gungor rapporte qu’un pasteur s’est déjà vu accueillir chez lui par sa femme qui l’invective : « tout le monde te pense brillant, mais moi je sais à quel point tu es idiot. » Ce genre de déclaration peut briser un homme.

 

En cas de déséquilibre des scores…

Enfin, le conférencier rappelle l’importance du pardon dans la vie conjugale, notamment lorsque le score est écrasant pour l’une des deux parties. Il explique que le pardon n’est pas une émotion ni un oubli, et peut se formuler ainsi : « Je te pardonne, je ne vais jamais utiliser cela contre toi à l’avenir, je ne vais jamais t’en reparler à toi ou à quiconque. »

 

Pour enrichir cette réflexion pragmatique, voici quelques paroles du pape François au sujet du pardon, dans son encyclique dilexit nos :

« Il ne faut pas penser que reconnaître son propre péché devant les autres serait dégradant ou nuirait à notre dignité humaine. Au contraire, c’est cesser de se mentir à soi-même, c’est reconnaître son histoire telle qu’elle est, marquée par le péché, surtout lorsque nous avons fait du mal à nos frères : « S’accuser soi-même fait partie de la sagesse chrétienne. [...] Cela plaît au Seigneur, parce que le Seigneur reçoit le cœur contrit ». L’habitude de demander pardon aux frères fait partie de cet esprit de réparation ; elle démontre une grande noblesse au cœur de notre fragilité. La demande de pardon est un moyen de guérir les relations parce qu’elle « rouvre le dialogue et manifeste la volonté de renouer dans la charité fraternelle, [...] elle touche le cœur du frère, le console et suscite en lui l’accueil du pardon demandé. Alors, si l’irréparable ne peut être totalement réparé, l’amour, lui, peut toujours renaître, rendant la blessure supportable » (5). 

 

Conclusion
Il arrive trop souvent que des couples bien intentionnés consultent un thérapeute ou un conseiller conjugal pour résoudre leurs difficultés de couple, et qu’au cours de la thérapie ils entendent des conseils pour le moins étonnants : pratiquer la masturbation, consulter de la pornographie, parfois même entretenir une relation extra-conjugale, tout ça dans le but de « pimenter » la vie commune. 

 

Ces conseils s’appuient sur une vision tronquée de la sexualité, et il est finalement assez rare de rencontrer des professionnels prêts à concevoir la relation conjugale d’un point de vue intégral (6). Ce qui ressort de ces « prescriptions » est une vision individualiste de la relation, et d’ailleurs d’un point de vue plutôt masculin, avec toute la place de l’imagination que contient l’affectivité de l’homme. Mais même pour les hommes, cultiver le fantasme de cette façon est une grossière erreur. Car l’union sexuelle dans le mariage ne peut pas se traiter comme un acte sexuel en soi, toutes choses égales par ailleurs. L’union conjugale est intrinsèquement adressée, on ne peut pas faire davantage du sur-mesure que ça. Dès que l’on regarde cette union sans s’intéresser à toute l’histoire des époux, on se fourvoie. 

 

C’est pourquoi les conseils qui se basent sur une stimulation « technique » du désir ou sur une excitation des fantasmes sexuels font fausse route et, concrètement, génèrent plus de mal que de bien. Car ils font abstraction de la relation très personnelle des époux, ils font abstraction du caractère exclusif de la relation. 

 

Comme dans beaucoup d’autres aspects de notre vie, nous aimerions avoir un raccourci pour la concorde conjugale. Nous aimerions qu’il existe un remède miracle à toutes nos difficultés. C’est une faiblesse naturelle que ne cesse d’exploiter notre société de consommation et de divertissement. Dès qu’une frustration survient, nous cherchons d’abord l’outil, le produit, l’astuce qui va nous permettre d’éviter le dérangement avec le minimum d’effort de notre part. On l’a bien vu à propos des points que l’homme cherche à gagner auprès de sa femme… Rappelons-le ici : le temps n’est pas de l’argent, à économiser à tout prix, c’est de l’amour.

 

Et soudain tout s’éclaire : pour peu que nous prenions le temps, que nous mettions en place de nouvelles habitudes plus saines, plus aimables, les choses deviennent plus simples et l’on se comprend mieux. C’est la mortification des hommes de bonne volonté que de choisir le réel, et de le suivre inlassablement jusqu’au surnaturel.

 

Bonne semaine les amis !

 

(1) Tout en donnant un exemple criant du biais chez le thérapeute qui excite le couple à suivre des fantasmes. D’ailleurs on voit dans le film comme l’excitation au fantasme se montre stérile – voire contre-productive - lorsque le couple se remet dans son quotidien, et que ce n’est que la communication qui les aide finalement à se réunir.
(2) Sur ce point une analogie intéressante a été faite : les unions représentent pour l’homme ce que la communication représente pour la femme. « Quand tu te tais tu me tues » dis l’un, et « quand tu me refuses, tu me tues » dis l’autre. Notez que c’est parfois l’inverse.
(3) M. Manhart et R. Fehring, The state of the science of Natural Family Planning : a report from NFP scientists’ Meeting Held in Orlando, FL, september 4, 2024, Catholic medical Association, 2025, p.9
(4) Cf l’excellente leçon d’écoute de Léodagan dans kaamelott (Livre 2 épisode 71, le pédagogue)
(5) Pape François, encyclique dilexit nos sur l’amour humain et divin du cœur de Jésus du 24 octobre 2024, § 188-189
(6) On pourrait d’ailleurs dire la même chose de beaucoup de médecins, qui préfèrent soigner les symptômes plutôt que de traiter les causes. Combien prennent (ou ont) le temps de s’intéresser aux habitudes de vie de leur patient avant de prescrire tel ou tel somnifère, antidépresseur, anxiolytique ?

Le péché originel dans le couple (2/3)

17/02/2025

Aujourd’hui, je vous propose de reprendre notre trilogie sur la concupiscence dans le couple, commencée avec cet article. Pour rappel, la concupiscence vient du péché et incline au péché, elle a été « laissée pour être combattue »[1]. Concrètement, la concupiscence est « un certain mouvement, un certain désir ardent, qui par sa nature répugne à la raison. »[2] Nous avons choisi d’aborder ce sujet car c’est un sujet central, qui concerne directement la relation entre l’homme et la femme dans le plan de Dieu. En abordant la concupiscence, nous espérons donc mettre en lumière à la fois notre vocation naturelle et nos axes d’effort[3].

 

Selon Saint Jean (1 Jn 2, 16), cette concupiscence a trois facettes : la convoitise de la chair, qui se définit par l’« appétit déréglé et sans frein des jouissances de la sensualité et de la sentimentalité », la convoitise des yeux qui est l’« appétit déréglé et sans frein de la possession des choses extérieures » et l’orgueil de la vie, qui est la « complaisance déréglée et sans frein en nous-mêmes »[4]. Après avoir parlé de la convoitise de la chair dans le couple, je vous propose aujourd’hui d’aborder la convoitise des yeux.

 

De prime abord, on peut s’étonner : pourquoi parler des yeux quand on médite sur la concupiscence ? Qu’on évoque la chair et l’orgueil, ça se conçoit, on a un peu l’habitude. Mais les yeux, ça semble un peu trop anatomique non ? Et puis, pourquoi avoir distingué les « yeux » de la « chair » ?

 

Quand saint Jean traduit la convoitise des yeux par l’appétit déréglé et sans frein de la possession des choses extérieures, il associe les yeux à la captation de ce qui est hors de nous-même. Remarquez que tant la convoitise de la chair que l’orgueil de la vie sont en rapport direct avec notre nombril, notre petite bulle. La convoitise des yeux, en revanche, associe notre jouissance avec un objet extérieur en tant qu’objet extérieur. Il ne s’agit donc pas, comme on pourrait assez spontanément le croire, de la sensualité liée au sens de la vue, mais du regard d’un point de vue symbolique, de notre façon d’appréhender et de gérer ce qui n’est pas nous. Si la convoitise de la chair désigne la tentation d’une jouissance excessive et sans frein, la convoitise des yeux désigne donc la tentation d’avoir, de façon excessive et sans frein.

 

La frontière entre les deux n’est pas si hermétique que cela, mais il semble important de montrer que la barre est un peu plus « spirituelle » que pour la convoitise de la chair. C’est important parce que si je ne fais pas trop de bêtises, on va voir dans cette série d’articles sur la concupiscence que la tentation commence par l’extérieur pour se rapprocher de notre âme. Notre aumônier scout nous expliquait que c’est une stratégie typique du malin : la chair, l’esprit, puis l’âme. Ainsi il avait pu constater que certaines personnes qui avaient « plongé » moralement pour des péchés liés à la chair en étaient venues à trouver une sorte de jouissance dans le blasphème. Ça commence par une jouissance sensible excessive, puis on se décourage pour enfin se perdre dans la perversion. Alors qu’au départ il semble que la tentation corresponde à un élan « naturel », à l’arrivée on se retrouve dans une jouissance foncièrement contre-nature. C’est d’ailleurs l’intérêt de la formulation « appétit déréglé et sans frein » de saint Jean, ça donne une bonne idée du toboggan qui nous attend lorsqu’on néglige les vertus et la grâce.  Nous ne sommes pas si compliqués que notre orgueil aimerait nous le faire croire…

 

L’idée donc aujourd’hui c’est - entre guillemets - d’élever le débat, et d’aborder un thème paradoxalement plus sensible que la chair. On a fait tellement de progrès ces dernières années dans l’Eglise pour parler du corps et du désir que l’on passe parfois un peu trop à côté du reste. C’est vrai, la chair est une excellente porte d’entrée pour apprécier l’équilibre de la personne et du couple, m’enfin il n’y a pas que ça. Et souvent, nous voilà si obsédés par notre combat contre la convoitise de la chair que nous laissons passer au fond de nous-mêmes d’immenses trains de marchandise remplis de petites habitudes qui nous éloignent de la vie en Dieu, et qui produisent à la fin cette sorte de mélancolie qu’évoque le duc de Guise dans Cyrano :

 

« — Voyez-vous, lorsqu’on a trop réussi sa vie,

On sent, — n’ayant rien fait, mon Dieu, de vraiment mal ! —

Mille petits dégoûts de soi, dont le total

Ne fait pas un remords, mais une gêne obscure ;

Et les manteaux de duc traînent dans leur fourrure,

Pendant que des grandeurs on monte les degrés,

Un bruit d’illusions sèches et de regrets,

Comme, quand vous montez lentement vers ces portes,

Votre robe de deuil traîne des feuilles mortes. »[5]

 

On n’a rien fait de vraiment mal, et pourtant… Il ne faut pas oublier que notre objectif n’est pas d’éviter de pécher, mais de porter du fruit, en Dieu[6]. D’où l’intérêt d’étudier la concupiscence sous ces trois facettes : si le but est de connaître notre ennemi pour mieux nous battre, il ne s’agit en rien de chercher à ne pas se prendre de coups. Notre quête est la liberté en Dieu, le choix libre et délibéré chaque jour du Bien le plus total. Et nous ne pouvons être libres tant que nous ignorons le danger qui nous guette.

 

Quel danger pour le couple se cache donc derrière cet appétit déréglé et sans frein de la possession des choses extérieures, de ce qu’on nomme la cupidité ?

 

Nous avons évoqué la dernière fois ce pari anachronique du couple, où l’homme et la femme acceptent de dépendre l’un de l’autre, contractant ce qu’on pourrait qualifier de façon volontairement provocatrice une dette mutuelle. Le mariage est l’épicentre du lieu où chacun nous touchons les limites de notre être, où nous réalisons que nous ne sommes pas - et nous ne pouvons pas être - tout. De façon assez sommaire et sociologique on pourrait dire que l’homme apprend à s’attacher dans la durée, à s’enraciner, à être ; et la femme apprend à se détacher au quotidien, à laisser être. Dans cette mesure la tentation de la cupidité correspond pour les époux à chercher à masquer sa différence.

 

La cupidité chez la femme

 

L’attribut exclusif et exceptionnel de la femme réside dans sa maternité. Il ne s’agit pas de prétendre que la femme n’est bonne qu’à « faire la mère », et que tout ce qu’on lui demande c’est de produire des enfants comme une machine. Le sacrilège commis par les communistes et après eux les féministes est d’avoir profané le mystère de la maternité en sa beauté, de l’avoir caricaturé – et par là d’avoir fait le jeu des capitalistes en prétendant que c’était la liberté de la femme de se faire exploiter à l’usine plutôt que de gouverner son foyer.

 

L’Eglise, dans sa méditation sur la maternité, nous apprend que l’enfantement ne se résume pas au temps de la grossesse jusqu’à l’accouchement. L’enfantement a lieu depuis la conception jusqu’à l’entrée dans l’âge adulte du fils ou de la fille. Bien entendu, le père a une place de plus en plus importante dans cette aventure, mais comment peut-on croire que celle qui a été la plus proche du mystère originel, qui a abrité en son sein le miracle où une vie a été tirée du néant pour se former dans l’obscurité et le secret ne reçoit par là qu’un rôle mineur, ingrat ? Quel égoïsme, quelle cruauté faut-il pour ne voir dans cette vocation qu’un défaut de la nature, une injustice ! Et quel courage faut-il de nos jours pour défendre ce privilège face aux perversions et aux tentations du monde…

 

La lutte mortifère qui s’est engagée entre le monde et la maternité des femmes semble finalement opposer la femme à son propre corps. Il s’agit véritablement d’une intrusion sacrilège dans l’intimité féminine pour y semer le poison païen du scepticisme. Ce poison attaque le cœur, et conduit la femme à douter de la légitimité de son statut de mère. En faisant croire à la femme qu’elle doit pour exister revendiquer un statut identique en tous points à celui de l’homme dans le monde d’aujourd’hui, en éliminant peu à peu toutes les traces de son statut de mère – qui équivaut finalement à celui d’un chômeur -, le monde lui offre comme seule opportunité de crédibilité sociale d’être l’ombre d’Adam et transforme tous les attributs de la maternité en autant de défauts de la nature. La grossesse est associée à un arrêt maladie, à une pause, alors même qu’elle désigne le moment de vie par excellence. Combien de femmes se voient obligées de mettre en place une organisation d’une complexité incroyable pour goûter une petite part de ce gâteau appétissant de la vie active ! Quel tour de force du monde de nous avoir fait croire que là était réellement votre vocation, votre épanouissement, votre statut légitime : assise derrière un bureau. Critiquons à loisir le régime communiste, apitoyons-nous devant tous ces régimes collectivistes, alors que nos enfants sont parmi d’autres, aux mains de professionnels. Non, en effet, ni la crèche ni l’école ne portent à nos yeux l’étiquette du collectivisme. Et puis, grands dieux ! Qu’il est sain et bon d’apprendre dès que possible à nos chérubins la vie en collectivité… Comme si nos cœurs de parents étaient moins bons, moins créatifs, moins aimants que ceux des professionnels.

 

Cette illusion magistrale, ce tour de force s’appuie en bonne partie sur l’angoisse de la femme d’être invisible, mise de côté, laissée pour rien. Nous les hommes pouvons faire autant d’effort que possible, nous serons toujours incapables de ressentir au fond de nous-mêmes ce lien originel qui lie la femme à ses proches. C’est qu’apparemment la modalité relationnelle fondamentale de la femme se trouve précisément dans le mystère de la maternité, qui -même de façon strictement potentielle – l’amène à sentir l’autre d’abord en elle, avant de le concevoir en tant qu’individu distinct. On a parlé de l’instinct maternel, il faut comprendre en fait que cet instinct – même s’il n’est pas toujours d’ordre empathique – désigne la façon d’être de la femme. Voilà pourquoi il lui est souvent si difficile d’avoir de l’assurance dans la solitude ou du détachement dans l’amour : elle est liée avant même de vouloir. Que signifie alors pour la femme d’avoir confiance en elle ? Elle a certainement confiance en d’autres, mais justement, à cause de – ou grâce à – ces liens, le sens même de la distinction entre avoir confiance en soi et faire confiance à un autre n’est pas aussi pertinent que pour l’homme. Voilà pourquoi notre société individualiste se heurte avant tout au paradoxe de la femme : l’individualisme lui est contre nature.

 

Pour cette raison, la convoitise des yeux peut pousser la femme de façon perverse à chercher à posséder l’autre. A travers une posture enfantine, maternante ou séductrice, la femme est tentée de nier l’altérité en refusant la différence qui la sépare de l’autre. Cette tentation semble faire écho à la maternité, dans le sens où étant à l’origine elle ne se voit pas, et oscille entre être tout ou n’être rien.

 

Bien sûr, à partir de là on peut s’émouvoir de cette vocation foncièrement altruiste : quelle injustice ! La femme ne pourrait donc pas faire cavalier seul ? Mais comment peut-elle s’adapter à notre société alors ? Et rebelotte, on tente par des opérations chirurgicales et sociales de travestir la nature en mettant la maternité entre parenthèse, comme une anomalie gênante et, au fond, hors sujet.

 

La paix et la fécondité de la femme semblent donc au prix d’une libération intérieure de ces idéologies qui prétendent l’éloigner de son corps et de sa vocation. Les liens qui attachent malgré elle la femme à ses proches ne sont pas des entraves, ce sont des amarres. Or c’est justement d’amarres que manque notre monde, exténué de ruptures. A l’échelle du couple, cela nous montre aussi combien la femme a besoin d’avoir de quoi être.

 

Avoir de quoi être

On a parlé du statut de la femme, déformé par le monde actuel. Il ne faudrait pas en conclure que la quête de reconnaissance sociale de la femme est mauvaise en elle-même. Par ailleurs, l’Eglise n’a jamais prétendu cloîtrer les femmes en leur refusant toute légitimité dans le monde, à l’instar des musulmans. Au cœur du Moyen-Âge les femmes travaillaient aussi dans la société[7]. Il serait d’ailleurs complètement injuste d’accuser les femmes qui travaillent aujourd’hui, compte tenu de la pression sociale -et financière, il faut bien l’admettre – qu’elles subissent. La femme a besoin, un besoin essentiel, d’avoir de quoi être. Il serait rien de moins que criminel de l’en priver.

 

On ne peut pas être sans entretenir notre capacité à la distinction et à la communion. C’est vrai même pour Dieu, qui dans le mystère de la Trinité nous présente à la fois une distinction infinie des trois personnes du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et une communion intime elle aussi infinie de ces trois personnes en un seul Dieu. C’est la circumincession, qui concerne tout particulièrement le genre humain car il s’agit de notre vocation exceptionnelle à rejoindre la Trinité dans cette perfection d’Amour. Nous sentons concrètement cette vocation à travers notre désir de ne faire qu’un avec l’autre tout en affirmant notre identité. Du point de vue du thérapeute, la connaissance de ce mystère est sans prix parce qu’elle résume à elle seule l’origine de l’ensemble des pathologies qui existent : le désir de se dissoudre en l’autre ou de se fermer sur soi. On peut dire sans se tromper que toutes les psychopathologies résultent d’un déséquilibre dans la dynamique de ces deux désirs viscéraux.[8]

 

Il ne faut pas voir dans notre vocation un péril, mais une tension sanctifiante entre deux élans vitaux. Si je refuse de me connaître, je néglige ma vocation et je foule tous ces talents que le maître m’a donné. Si je refuse de m’ouvrir à mon prochain, je néglige de connaître Dieu et ses œuvres ; j’aurais peut-être des talents mais ils seront stériles. On le voit, l’enjeu n’est autre que notre fécondité – ou plutôt notre participation active à la fécondité de Dieu. Pour la femme, on comprend quelle fécondité l’attend en assumant pleinement sa maternité vocationnelle : à l’image de Marie elle peut devenir pour tous le signe de notre appel à la communion universelle.

 

Dans son désir légitime d’avoir de quoi être, autrement dit d’obtenir les conditions qu’il lui faut pour se donner à ses proches sans se dissoudre elle-même, la femme peut être tentée de verrouiller les choses, de se saisir elle-même des moyens qui lui permettent d’être. C’est la fille qui refuse de quitter ses parents alors qu’elle s’est donnée dans le mariage, c’est la mère qui refuse de laisser grandir ses enfants, c’est l’épouse qui ne respecte pas l’autorité (et donc la différence) de son époux.

 

Or l’homme a un rôle décisif pour permettre à la femme d’avoir de quoi être. Il est si facile de se ranger discrètement du côté du monde en considérant que ces attributs de la maternité ne concernent que les femmes… Pourtant personne n’est plus à même de protéger la femme que l’homme. Car si la femme est liée avant de vouloir, l’homme veut avant d’être lié, il est donc mieux placé pour juger, pour discerner et pour trancher. Laisser croire à la femme que la question de la maternité est subsidiaire, la laisser imaginer qu’elle peut éviter sa vocation est dramatique. De ce point de vue, il est indispensable que l’homme défende bec et poings le statut de sa femme, et qu’il lui donne toutes les occasions de nourrir ce statut en le comprenant comme un besoin nécessaire. Au-delà de la lutte intellectuelle contre tous les préjugés et les tentatives de culpabilisation de la femme au foyer dans les discussions avec les amis et la famille, cela passe par le souci de permettre à sa femme de développer ses compétences en aplanissant les obstacles, et en l’aidant à se maintenir par tous les moyens possibles sur « ce siège vraiment royal où elle a été élevée par l'Evangile dans l'intérieur des murs domestiques »[9].

 

La cupidité de l’homme

Chez l’homme, la cupidité est plus littérale. Si la femme est poussée dans son être à la communion, l’homme est poussé à l’identité, à la connaissance de lui-même. Il n’a aucun mal en général à percevoir les limites de son être. En revanche, la nécessité d’entrer en communion ne tombe pas sous le sens pour lui. Si la femme à peur d’être comptée pour rien, l’homme a souvent peur qu’on compte trop sur lui, les attentes des autres sont à ses yeux autant de chaînes qui risquent de l’empêcher d’être qui il est.

 

Ainsi, l’appétit déréglé et sans frein de la possession des choses extérieures pousse l’homme à ériger des barrières de protection pour s’épargner la souffrance de se sentir arraché à lui-même par la communion. L’objet prend alors la place de l’autre, et la communion laisse place à une caricature ridicule. C’est l’avare dans toute sa splendeur :

 

« Hélas ! mon pauvre argent ! mon pauvre argent ! mon cher ami ! on m’a privé de toi ; et puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie : tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde. Sans toi, il m’est impossible de vivre. C’en est fait ; je n’en puis plus ; je me meurs ; je suis mort ; je suis enterré. N’y a-t-il personne qui veuille me ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m’apprenant qui l’a pris ? »[10]

 

Pour un peu on croirait entendre la plainte de Marie-Magdeleine devant le tombeau vide du Seigneur. Il y a là une symétrie troublante entre d’une part la femme qui peine à se voir à la lumière de sa vocation, et d’autre part l’homme qui peine à discerner son prochain à la lumière de sa vocation, au point de s’ériger des pantins à partir de ses possessions. L’une s’idolâtre et l’autre idolâtre, chacun pour éviter de faire confiance.

 

De ce point de vue, la pornographie, les jeux vidéo et le virtuel en général constituent un risque particulier pour l’homme. L’illusion de plus en plus poussée de la relation à l’objet – et encore on n’est qu’au début de l’intelligence artificielle – réduisent l’effort que l’homme est tenté de faire pour imiter la communion sans la vivre de façon authentique et intégrale.

 

L’esprit de pauvreté

La réponse que nous offre le Christ à cette facette de la concupiscence en nous qu’est la cupidité s’appelle l’esprit de pauvreté. Avec la chasteté et l’obéissance, ce conseil évangélique nous aide à lutter contre la concupiscence et nous dispose spécialement à grandir sous le regard de Dieu.

 

Dans le mariage, l’esprit de pauvreté revêt un caractère particulier car il ne peut s’exprimer de façon aussi radicale que dans certains ordres religieux, du moins d’un point de vue matériel. Cela ne signifie pas que le Christ ne nous encourage pas à la pauvreté matérielle – son message vis-à-vis des riches est des plus explicites, mais nous ne pouvons faire abstraction du bien-être de nos enfants.

 

L’esprit de pauvreté, particulièrement bien décrit dans l’œuvre d’Eloi Leclerc, est un appel au dépouillement, le refus quotidien de protéger notre amour-propre par des stratagèmes d’esquive de l’autre et de nous-mêmes en ce que nous avons de plus vil. Mais ce dépouillement de ses artifices serait cruel si l’esprit de pauvreté n’était pas d’abord le choix de la confiance et de l’abandon en Dieu. On a pu le voir, la cupidité dans le couple représente pour l’homme comme pour la femme le refus de faire confiance, le refus d’espérer que l’autre nous protégera en ce que nous avons de plus faible. C’est, en définitive, le refus de se dénuder l’un devant l’autre, alors même que nous ne sommes à l’image de Dieu que lorsque nous ne faisons qu’une seule chair. C’est donc le refus de Dieu en nous. « Bannis l’envie, disait saint Augustin, et ce qui est mien sera tien, et si je bannis l’envie ce que tu possèdes sera mien. »[11]

 

Dans la méditation du rosaire, le troisième mystère joyeux dont le fruit est « l’esprit de pauvreté » n’est autre que le mystère de la nativité du Seigneur. Le premier à s’être fait pauvre, nu dans la crèche comme sur la croix, c’est le Christ. Et si le message n’est pas assez clair, Il nous demande de le voir dans chaque pauvre que nous croisons. Il nous demande de le rencontrer et de l’aider à travers les pauvres, en faisant d’eux les réceptacles de sa présence « réelle »[12]. Voilà un bon chemin à parcourir… Bonne route !

 

[1] Concile de Trente, 5ème session, décret 1515.5, 17 juin 1546.

[2] Cardinal Silvio Antoniano, Traité de l’éducation chrétienne des enfants, éd. A. Guignard, Troyes, 1856, p. 65

[3] « La description biblique du Livre de la Genèse précise les conséquences du péché humain, comme elle montre aussi le déséquilibre introduit dans les rapports originels entre l'homme et la femme qui répondaient à la dignité de personne qu'avait chacun d'eux. » Saint Jean-Paul II, encyclique Mulieris Dignitatem du 15 août 1988, §10.

[4] Jean Daujat, psychologie contemporaine et pensée chrétienne, Pierre Téqui, 1996. p. 254

[5] Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, E. Fasquelle, 1926, p197.

[6] Qu’on pense à la réponse sévère du Seigneur à tous ceux qui, bien qu’ils ont été jusqu’à accomplir des miracles, n’ont pas suivi la volonté du Père : « je ne vous ai jamais connus. Ecartez-vous de moi, vous qui commettez le mal ! » (Mt 7, 23)

[7] Remarquons cependant que l’activité des femmes au Moyen-Âge ne se présentait jamais comme la négation de la place de la femme au foyer. Cette opposition idéologique se déchaîne réellement au XIXème, ayant largement été préparée dans les salons de pensée du XVIIIème.

[8] Notons que ce déséquilibre psychologique ne relève pas forcément de l’ordre de la responsabilité de la personne. On en parlera plus loin.

[9] Pie XI, Casti Conubii, op. cit

[10] Molière, L’avare, Œuvres complètes de Molière, 1910, tome III, p.80 (Extrait de la plainte d’Harpagon ayant perdu sa cassette)

[11] Saint Augustin, Commentaire sur Jean, 32, 8 (CCL 36, p.304). Cité par R. Cantalamessa, Aimer autrement, EdB, p.168.

[12] Attention il s’agit d’une présence réelle « passive » et non « active » car le pauvre n’est pas un signe efficace de la grâce, il ne la produit pas par lui-même comme le font les sacrements (cf. Raniero Cantalamessa, Aimer autrement, EdB, p.150-151)

La présence d'immensité

12/02/2024

Bonjour !

 

Tout d’abord il faut que je vous présente mes excuses pour cette absence injustifiée qui a duré trop longtemps. Je comptais m’en sortir en évoquant une morsure de crocodile, une chute d’igloo, un cas de force majeure qui m’aurait contraint à quitter le réseau si vital du net, mais passer mon hibernation sous silence serait passer à côté du sujet passionnant que je souhaiterais aborder avec vous aujourd’hui : le temps.

 

Vaste sujet.

 

Pour éviter les longueurs, les blancs et les trous noirs, je vous propose de nous pencher sur le rapport entre le temps et la présence, autrement dit le temps humain, ce temps qui parfois est précieux, parfois perdu. D’un côté la vie en plénitude, la Présence réelle, la minute éternelle au mont Thabor, de l’autre la solitude, la sécheresse, cette lassitude que Bilbo décrit avec acuité : « Je me sens vieux, comme une motte de beurre que l'on aurait étendu sur une tartine trop grande ».

 

Il semble, les amis, que pour peu que nous parvenions à saisir ce qui remplit une minute et ce qui la vide, nous posséderons la clé du bonheur. Du beurre à ne plus savoir quoi en faire ! Mais il y a encore autre chose : derrière notre compréhension du temps se cache notre compréhension du temps de Dieu, autrement dit de l’éternité. Rien de moins.

 

Admettons-le : si l’on envisage l’éternité à la lorgnette de notre chronomètre, c’est terrifiant. Un vide abyssal à la Pascal, un silence infini qui colle les miquettes. Mais l’éternité de Dieu n’est pas une éternité chronologique, ce qui est en soit un contre sens. Il faut donc admettre qu’il existe autre chose que notre temporalité mesurable, objective, anonyme.

 

Saint Augustin, qui s’est penché sur la question, déclare qu’il n’existe pas en réalité un passé, un présent et un futur ; il n’existe que le présent du passé, le présent du présent et le présent du futur, autrement dit la mémoire, l’attention et l’attente. Cette reformulation est intéressante, car elle nous ramène à l’essentiel. On peut se perdre dans le passé, on peut se perdre dans le futur. On peut même se perdre dans le présent, en fait. Regretter le passé, imaginer le futur, papillonner dans le présent, chaque caractère est tenté de se perdre. C’est l’alliance équilibrée et volontaire de la mémoire, de l’attention et de l’attente qui permet de s’enraciner dans le présent et d’être pleinement là.

 

Il s’agit là d’une hygiène de vie, d’un exercice salutaire de lâcher prise, de rigueur et de responsabilité qui nous aide à être cohérents. Et il ne faut surtout pas sous-estimer l’importance capitale de la capacité d’une personne à se montrer cohérente, constante, à agir de façon stable dans le temps. C’est un élément incontournable pour la paix du cœur, de la famille et de la société. Mais ça ne fait pas tout. Par exemple, Saint Paul était instruit, attentif et il agissait dans une parfaite cohérence de vie lorsqu’il persécutait les chrétiens. Un homme accompli, droit dans ses bottes. Mais il lui manquait une certaine présence, une certaine disponibilité à autre chose que lui-même. Il était dans son temps, ce qui est déjà un bel accomplissement, mais il n’était pas encore dans le temps.

 

Tracassé par ces réflexions farfelues, je suis tombé sur une fulgurance de Lévinas : « Ce futur de la mort dans le présent de l’amour est probablement l’un des secrets originels de la temporalité elle-même et au-delà de toute métaphore »[1]. Bon, je ne vais pas prétendre que j’ai compris cette phrase du premier coup. Il a fallu un certain temps. Paradoxalement, elle me revenait souvent en tête, si bien que je l’ai mâchée pendant plusieurs années.

 

« Le futur de la mort dans le présent de l’amour ». La certitude de la mort, savoir que nous sommes tous condamnés, dresse un voile tragique à l’horizon de nos vies, et plus nous en sommes conscients plus nous sentons notre vocation, notre appel, notre dignité. Nous aurons beau chercher à jouer la comédie nous voici bel et bien au beau milieu d’un drame, auquel nous ne pouvons nous soustraire. Cette conscience ne nous quitte jamais vraiment, même le plus volage des inconscients sait, il sent que tout à une fin. La mort nous prive de nos intérêts personnels, comme nous le rappelle le Christ (Lc 12, 20) : « Tu es fou : cette nuit même, on va te redemander ta vie. Et ce que tu auras accumulé, qui l’aura ? ». Parce que chaque instant qui passe est irrémédiablement perdu, parce qu’il ne peut pas être thésaurisé, nous voici forcés d’être, sans plus attendre - que nous soyons prêts ou non. Nous voici, sans aucune réserve, et le temps nous est compté.

 

Et si le sens de notre existence, du fait de la mort qui nous attend, ne peut pas se résumer à la grandeur des biens matériels, il ne peut résider que dans la grandeur de notre être lui-même. Notre souhait de grandir, de croître qui répond à cet élan de vie en nous nous pousse immanquablement à l’amour. L’amour est la seule nourriture de notre âme, c’est le seul langage qui puisse combler à la fois notre désir de recevoir et de donner, d’être profondément nous-mêmes tout en communiant profondément en quelqu’un d’autre. On ne grandit que d’amour, d’une certaine façon.

 

Et c’est assez mystérieux, parce que l’amour, pour rappel, est une vertu théologale, avec la foi et l’espérance. Et tandis que la foi et l’espérance ne nous seront plus tellement utiles au ciel dans la vision béatifique, il n’en est pas de même de l’amour : notre cœur aura là-haut l’amplitude que nous serons parvenus à acquérir ici-bas. Le jeu en vaut donc la chandelle…

 

Voilà donc la différence entre notre temps et celui de Dieu : tandis que notre temps chronologique est matériel, objectif, impersonnel, le temps de Dieu c’est son Amour. Alors forcément on se pose la question : comment obtenir cet Amour ? Si c’est l’Amour de Dieu, comment pouvons-nous en dépendre à ce point ?

 

Cet Amour semble en effet être la sève de notre être, le secret du temps, de lui dépend la qualité de notre présence au monde. Sans cet Amour, la vie se meurt… Une vertu théologale, vous dites ? Ne serait-ce pas là un mécanisme d’une hypocrisie sans nom, que nous dépendions aussi viscéralement d’un autre ? N’y a-t-il pas une astuce, un moyen de mériter cet Amour ?

 

Si l’Amour était une vertu humaine, un muscle de l’esprit que nous devions apprendre avec patience et persévérance à exercer, nous serions véritablement superbes. Mais il semble que le sens même de l’Amour est de naître hors de nous, de ne pas trouver son origine dans notre être, de nous dépasser. Il y a une démesure nécessaire dans l’Amour, sans quoi nous ne pourrions dépasser notre nature. Les vertus humaines nous permettent de déployer notre âme et de devenir l’homme ou la femme que nous sommes appelés à être, mais l’Amour nous amène bien plus loin que cela. C’est le secret de la petite voie de sainte Thérèse : se laisser enseigner directement par l’Amour.

 

Car si nous ne le possédons pas, nous pouvons tout de même coopérer à cet Amour. Lorsque nous comprenons que l’Amour n’a rien d’une vertu naturelle, qu’il ne peut être une œuvre humaine, il ne faut pas en déduire que l’on peut en manquer, qu’on risque de ne pas le recevoir si on le demande. Dieu ne refuse jamais son Amour. Sainte Thérèse explique justement combien il est important que nous découvrions notre pauvreté d’Amour, et que nous réalisions à quel point nous dépendons de Dieu pour le recevoir.

 

Même avant cette démarche, on peut affirmer sans risque que Dieu n’attend pas que nous quémandions son Amour. D’ailleurs, peut-on exister sans l’Amour de Dieu ? Au-delà du simple sentiment, l’Amour est la vie, Il a un rapport intime avec l’être de chaque chose. Nous avons vu dans l’article Darwin sur le billard que la création tout entière, loin de s’éparpiller de façon anarchique, est traversée par une intention créatrice réelle, une intention bien concrète qui donne un sens à chaque chose.

 

Malgré le péché originel qui a perverti ce magnifique projet, cette intention créatrice persiste. Sainte Thérèse d’Avila parle de la présence d’immensité, et Marcel de Corte constate que « l’intelligence ne pourrait jamais s'ouvrir à la présence des êtres et des choses si l'être humain qui en est le siège était séparé de la totalité de l'être. Notre être est fondamentalement en relation avec l'être universel et la connaissance n'est en quelque sorte que la découverte de ce rapport. »[2]

 

Donc l’Amour nous précède, Il « couve » nécessairement en toute chose. Pour nous, selon notre coopération à cet Amour, nous allons participer à la Vie de Dieu, à son intention créatrice qui irrigue toute chose. Cette participation, tout en nous faisant communier à l’Être, à l’alpha et omega – et par Lui à tout le créé -, nous révèle à nous-même notre identité unique. C’est ce qu’on appelle la circumincession, la relation mystérieuse de la Trinité où Dieu est dans une unité parfaite tout en étant trois personne parfaitement distinctes. Ce mystère est ce que Dieu souhaite pour nous, ce qu’Il nous fait désirer dès ici-bas – et d’ailleurs que nous pressentons confusément à travers les deux passions qui nous animent.

 

De fait, la passion concupiscible désigne notre soif de ne faire qu’un avec les biens créés. Il existe bien des excès à cette passion, tels quel l’envie, la gourmandise et la luxure, mais c’est aussi cette passion qui nous conduit à désirer la communion ou le partage avec les autres. La passion irascible, qui désigne notre volonté de briser les obstacles qui nous empêchent d’atteindre un bien, conduit elle aussi à des excès tels que la colère ou l’orgueil, mais c’est grâce à elle que nous sommes capables de combattre le vice et de choisir la Vérité. D’un côté, on a un mouvement centrifuge, une tension vers l’unité et la communion -qui d’ailleurs semble être un trait important de la vocation féminine-, de l’autre on a un mouvement centripète, une tension de soi vers l’extérieur, une affirmation de l’identité –qui est un trait majeur de la vocation masculine. L’union des époux figure la circumincession, ce qui amène saint Jean-Paul II à dire que ce sont les époux ensemble qui sont à l’image de Dieu.

 

En définitive, notre coopération à l’Amour nous permet de développer à la fois notre capacité à être profondément nous-mêmes, tout en entrant pleinement en communion avec l’Être et sa création.

 

On pourrait en déduire que l’on n’est réellement dans le temps de Dieu qu’à travers l’extase et l’adoration, un peu comme des amoureux ne sentent leur amour que lorsque la passion les transcende. Pour autant, puisque l’Amour nous précède toujours, nous devons croire qu’en chaque chose du quotidien Il nous attend, et nous permet de vivre avec Lui. C’est une disposition nouvelle du cœur, une ouverture particulière qui demande le concours des vertus, de la grâce, des sacrements et de la prière, mais Dieu a veillé que tout cela soit à notre portée, pour peu que nous ayons confiance. D’une certaine façon, il semble n’y avoir de présence qu’en Dieu, de telle sorte que la question n’est pas tellement de savoir « comment être présent » mais plutôt « comment reposer en Lui », car Lui me donnera d’être présent à ce qui m’entoure, bien mieux que je ne pourrais jamais l’être de mon propre fait.

 

Plutôt bonne nouvelle, non ?

 

Bonne semaine, les amis !

 

[1] E. Lévinas, « Mourir pour… » Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Bernard Grasset, coll. « Figures », 1991, Entre nous. p. 230.

[2] M. De Corte, l’intelligence en péril de mort, éditions l’homme nouveau, 2017, p.30 (le surlignage est de bibi).

Le péché originel dans le couple (1/3)

10/08/2022

Bonjour!

 

Aujourd'hui, je vous propose un projet de conférence qui n'a pas pu aboutir. Je la laisse donc là un peu comme une bouteille à la mer, et si un jour quelqu'un tombe dessus j'espère qu'il pourra en tirer quelque chose pour lui-même.

 

Bonne lecture!

 

La convoitise de la Chair

Cette année, nous avons choisi de proposer aux cordées couples et à tous les couples de la paroisse qui le souhaitent de parler du péché originel et de ses conséquences sur nos vies conjugales. Nous avons choisi ce sujet car c’est un sujet central, qui concerne directement la relation entre l’homme et la femme dans le plan de Dieu. En abordant le péché originel, nous espérons donc mettre en lumière à la fois notre vocation naturelle et nos axes d’effort[1].

 

Bien que notre baptême ait effacé le péché originel en tant que tel, le concile de Trente a discerné qu’il subsiste par la suite un effet de ce péché originel, qu’on appelle la concupiscence. Cette concupiscence vient du péché et incline au péché, elle a été « laissée pour être combattue »[2]. Concrètement, la concupiscence est « un certain mouvement, un certain désir ardent, qui par sa nature répugne à la raison. »[3]

 

Selon Saint Jean (1 Jn 2, 16), cette concupiscence a trois facettes : la convoitise de la chair, qui se définit par l’« appétit déréglé et sans frein des jouissances de la sensualité et de la sentimentalité », la convoitise des yeux qui est l’« appétit déréglé et sans frein de la possession des choses extérieures » et l’orgueil de la vie, qui est la « complaisance déréglée et sans frein en nous-mêmes »[4].

 

Ce soir, nous vous proposons de réfléchir à la convoitise de la chair dans notre couple. Le 9 février nous nous pencherons sur la convoitise des yeux, et le 25 mai nous verrons l’orgueil de la vie.

 

Afin d’aborder en bonne et due forme la convoitise de la chair, nous allons parler du désir et de son rapport à la convoitise et à l’amour. Nous verrons ensuite comment aider ce désir à s’épanouir en chasteté dans notre couple, notamment grâce à l’ordre de l’amour de saint Augustin. Enfin, nous évoquerons les moyens mis à notre disposition pour avancer en couple sur ce chemin de sainteté.

 

Le désir dans le cœur de l’homme

Pour commencer, voici un passage tiré du livre d’Eloi Leclerc, Le maître du désir :

« Il y a en tout homme une révélation première. Créé à l'image de Dieu, destiné à la vie divine, tout homme peut entendre dans les battements de son cœur, au creux de son désir de vie, un appel profond à vivre en plénitude. Il doit se mettre à l'écoute de ce désir de vie. C'est par ce désir que le Père l'attire, par ce goût de vivre d'une vie que rien n'entame, ni la rouille du temps ni la grisaille des jours. Nul ne peut venir à Jésus s'il n'est pas travaillé de l'intérieur par cette passion de vivre pleinement, dans la communion à la source même de la vie.»[5]

 

Le désir dont parle ici Eloi Leclerc est incontournable dans notre vie, car il est à la racine de notre être. Or, cette fougue, cet élan de la vie nous pose problème, à nous chrétiens, et d’une façon toute particulière à nous chrétiens qui avons reçu le sacrement du mariage. Il nous pose problème parce que notre désir ne semble pas vraiment nous porter au bien mais plutôt nous encourager à l’excès, à la complaisance et au péché. Saint Paul le dit bien dans sa lettre aux Romains : « Je ne fais pas le bien que je voudrais, mais je commets le mal que je ne voudrais pas. » (Rm 7, 19)

 

A cause de la convoitise de la chair, nous sommes tentés de nous arrêter à la recherche de jouissance comme s’il s’agissait de la fin ultime de notre être, comme si le fait de profiter des biens terrestres était plus important que de jouir du vrai Bien. 

 

Le désir qui est en nous est donc, depuis le péché originel, à la fois une puissance de vie et un péril de mort, aussi vital et aussi dangereux.

 

Le désir au quotidien des mariés

Nous qui avons reçu le sacrement de mariage, nous connaissons les excès auxquels porte le désir sur le bout des doigts. Ne jamais rien se refuser dans son petit jardin secret, que ce soit à table, au lit ou dans les loisirs, nous savons exactement ce que cela signifie... Pour l’autre. Depuis des années que nous vivons ensemble, nous savons ce qu’il en est. Parfois, pleins de sollicitude, nous essayons d’aborder la question avec notre conjoint, de lui parler de ses excès. Mais bien vite nous lâchons l’affaire, parce que manque de pot lui aussi connait nos péchés mignons. Alors on établit sans se le dire un statu quo, on philosophe en se disant qu’il faut bien décompresser de temps en temps et puis on continue notre train-train quotidien. On établit une distance raisonnable dans notre couple. Parfois même, dans une parodie de la charité, nous offrons à l’autre sa tentation comme pour renforcer ce statu quo. Chacun son péché, et les hippopotames seront bien gardés !

 

Comme le décrit bien Eloi Leclerc, au final « on essaie de calmer le jeu de la vie pour ne pas en perdre la maîtrise. On opte pour une vie rangée, réglée. On se contente de petits désirs, de petits plaisirs. On se construit une vie sans grande passion, comme aussi sans grand enthousiasme. Une vie un peu éteinte, qui ne connaitra jamais le grand envol. Combien d'êtres humains se dessèchent et meurent de solitude, faute de pouvoir communier vraiment à la plénitude de la vie. »[6]

 

C’est comme si le désir ne pouvait s’assumer intégralement dans la vie courante, et plus particulièrement dans la vie de couple, comme si la vie commune ne tolérait que la tiédeur… Plus encore, le mariage semble impliquer carrément le deuil de ce désir d’amour et d’eau fraiche. Comme le philosophe Fabrice Hadjadj le dit si bien : « Avec l'amour du prochain, fini l'idéal! Exit les beaux discours! Mort de la rêverie romantique! Il faut supporter cette trogne et ces éternuements. Où trouver la force? L'amour sans illusion de qui se tient si près est pour nous ce qu'il y a de plus difficile. Notre vanité y répugne. Notre fatuité s'en trouve agressée. En amour, nous avons assez de force pour franchir par la pensée des milliers de kilomètres, mais une grâce divine paraît nécessaire pour faire un seul pas. Il faut croire en une très positive providence pour penser que ce zigue en travers de ma route, c'est Dieu en personne qui me l'envoie. »[7]

 

Beaucoup en déduisent que l’amour n’est simplement pas éternel, qu’il dure environs trois ans et que ceux qui s’accrochent au-delà de cette date de péremption ne savent pas ce qui est bon pour eux. Car enfin, qui oserait prétendre que la réalité puisse aller au-delà des sens ?

 

Le bon côté des choses, c’est que pour nous la question ne se pose pas. Du moins, elle ne se pose pas en ces termes. L’alliance que nous avons contractée au moment de notre mariage est indissoluble, elle a donc de fortes chances de dépasser ces fameux trois ans. C’est donc qu’elle ne se fonde pas à partir de nos sentiments, mais de notre volonté. Si vous vous souvenez bien de votre mariage, la question n’était pas « te sens-tu d’être ma femme ? » mais « veux-tu être ma femme ? ». Il va donc falloir apprendre à aimer volontairement, à soutenir l’élan de notre désir par notre volonté.

 

Mais qu’est-ce qu’un désir soumis à la volonté ? Aujourd’hui, nous n’arrivons pas à imaginer cela : désirer volontairement nous parait impossible. Nous avons plutôt tendance à penser que le désir véritable est foncièrement sauvage, autonome, irréductible. 

 

Avant le péché originel, nous aurions eu raison de croire cela car notre désir nous menait sans détours à Dieu. Mais maintenant, nous devons résister à ce sentiment pour écouter notre raison. « Vouloir aimer, c’est aimer. »[8], voilà ce qu’écrivait saint Charles de Foucauld à sa sœur le 1er décembre 1916, quelques heures avant d’être assassiné. Un cratère psychologique sépare un amour porté par le désir d’un amour volontaire qui persiste au-delà du désir - mais concrètement, c’est le même amour.

 

La mortification de la chair

A cause de la convoitise de la chair, nous devons donc redoubler d’effort pour aimer. A cause de cette maladie qui ronge l’amour et le déforme, nous devons lutter pour retrouver un amour intégral, un amour qui soit authentique et édifiant. Et cette lutte volontaire a pour nom la mortification de la chair.

 

Aujourd’hui, avec nos standards sanitaires, nous avons du mal à comprendre comment la mortification peut nous amener à vivre mieux. Pourtant, le Christ a été explicite : si le grain ne meurt pas, il ne peut pas porter de fruit (Jn 12, 24). A travers la mortification, nous apprenons comment mourir à nous-mêmes pour mieux vivre dans l’Esprit. On passe de l’amour de complaisance, de l’amour-propre à l’amour d’oblation, l’amour vrai. L’archevêque Martin Gillet, théologien et éducateur du début du XXème siècle, nous parle dans son livre La virilité chrétienne de l’importance de la mortification de la chair :

 

« Qu'est-ce qu'une amitié qui ne se donne pas, qui ne se renonce pas? Or, croyez-vous […] qu'un ami véritable trace d'avance des limites à son renoncement, au don de soi? Sous prétexte que l'amitié doit être avant tout une chose de l'âme, écartera-t-il de son domaine les sacrifices corporels? Ne sont-ce pas au contraire ceux qui coûtent le moins, et se présentent le plus communément dans l'exercice de l'amitié? Notre Seigneur lui-même n'a-t-il pas déclaré qu'il n'existe pas d'ami vrai qui ne soit disposé à donner sa vie pour son ami?

 

« La mort est donc, dans ce sens, la plus haute manifestation de l'amitié. Pareillement la mortification, qui n'est après tout qu'une mort lente, progressive, un dépouillement continuel de soi, pour se revêtir en quelque sorte d'un autre soi-même, d'un ami. Vous comprendrez maintenant la place que peut et doit occuper la mortification dans l'économie de la religion chrétienne. »[9]

 

Il faut reconnaitre que la mortification prend une place toute particulière dans le mariage, en lien avec le défi de la charité au quotidien. Ecoutons la suite de la citation de Fabrice Hadjadj, qui nous donne la clé de cette charité conjugale : 

 

« Le sens de cette provenance divine de bobonne et tartempion renvoie à ce que la tradition désigne d'un nom navrant, mais qui recouvre l'ouverture la plus concrète à la providence: le devoir d'état. La Vie, de par mon corps, me place à un endroit et dans une fonction avec des proches qui me sont donnés et des tâches qui font ma vocation propre; c'est ici qu'il me faut aimer, parce que c'est ici seul que je peux aimer réellement. [...] "Qu'une personne fasse un miracle en état de mariage et qu'elle ne rende pas le devoir de mariage à sa partie ou qu'elle ne se soucie pas de ses enfants, elle est pire qu'infidèle [...]"[10] De fait, elle est spirituellement démoniaque. La faute du démon n'est-elle pas, comme le disait Thomas d'Aquin, de "prier sans observer l'ordre requis par Dieu"? Aussi, si je me consume en prière quand je devrais secourir mon prochain, si je ressuscite un mort quand je devrais coucher avec ma femme [...], je sombre dans la foi des démons. »[11]

 

Cela signifie donc que le meilleur moyen – et le plus concret - de s’ouvrir à la providence au sein de notre couple, c’est d’accomplir notre devoir d’état.

 

La différence des sexes

Le devoir d’état fait directement référence à notre vocation d’homme et de femme, il nous renvoie à notre rôle dans la création, ce pour quoi nous avons été créés, ce que personne ne peut faire à notre place. Il s’appuie donc tout spécialement sur la différence des sexes. Pie XII s’est exprimé à ce sujet devant les dirigeantes féminines de l'action catholique italienne :

 

« Dans leur dignité personnelle d'enfants de Dieu, l'homme et la femme sont absolument égaux […]. C'est la gloire impérissable de l'Eglise d'avoir remis cette vérité en lumière et en honneur, et d'avoir libéré la femme d'une servitude dégradante contraire à la nature. Mais l'homme et la femme ne peuvent maintenir et perfectionner cette égale dignité qu'en respectant et mettant en pratique les qualités particulières dont la nature les a dotés l'un et l'autre, qualités physiques et spirituelles indestructibles, dont il n'est pas possible de bouleverser l'ordre sans que la nature elle-même ne parvienne toujours à le rétablir. Ces caractères particuliers qui distinguent les deux sexes se révèlent avec tant de clarté aux yeux de tous que seuls une obstination aveugle ou un doctrinarisme non moins funeste qu'utopique pourraient en méconnaître ou en ignorer à peu près la valeur dans l'organisation sociale. »[12]

 

Quels sont les caractères particuliers de l’homme et de la femme ? Quels devoirs ont-ils l’un envers l’autre ? 

 

L’ordre de l’amour

Nous avions évoqué lors de la dernière retraite de cordée les dettes mutuelles que contractent les époux entre eux dans le mariage : les hommes contractent envers la femme la dette de la maternité, dont ils ne pourront jamais se charger,[13] et les femmes contractent envers les hommes la dette du combat pour la chasteté, qui prend chez l’homme une dimension violente très particulière. Ces dettes commandent le respect et l’amour des conjoints entre eux, elles leur permettent de garder en mémoire que la vocation de l’autre est foncièrement différente. Autrement dit, lorsque chacun prend conscience de sa dette, il accepte de regarder la limite infranchissable qui le sépare de son conjoint – et de voir cette limite comme une grâce, de recevoir l’autre comme sa « voie sanctifiante privilégiée »[14].

 

Ce soir, nous devons aller plus loin encore. Le Seigneur ne nous a pas simplement laissé ces dettes comme des traces isolées de nos vocations, Il nous appelle plutôt dans le mariage à inscrire nos différences dans une complémentarité totale. Il nous appelle à suivre ce que saint Augustin appelle “l’ordre de l’amour”. Pie XI, dans son encyclique Casti Conubii, explique en quoi consiste exactement cette expression:

 

« Cet ordre implique et la primauté du mari sur sa femme et ses enfants, et la soumission empressée de la femme ainsi que son obéissance spontanée, ce que l'Apôtre recommande en ces termes : « que les femmes soient soumises à leurs maris comme au Seigneur ; parce que l'homme est le chef de la femme comme le Christ est le Chef de l’Eglise. » (Eph V, 22-23) Cette soumission, d'ailleurs, ne nie pas, elle n'abolit pas la liberté qui revient de plein droit à la femme, tant à raison de ses prérogatives comme personne humaine, qu'à raison de ses fonctions si nobles d'épouse, de mère et de compagne ; elle ne lui commande pas de se plier à tous les désirs de son mari, quels qu'ils soient, même à ceux qui pourraient être peu conformes à la raison ou bien à la dignité de l'épouse ; elle n'enseigne pas que la femme doive être assimilée aux personnes [qu’on] appelle des « mineurs », et auxquelles […] on refuse d'ordinaire le libre exercice de leurs droits, mais elle interdit cette licence exagérée qui néglige le bien de la famille ; elle ne veut pas que, dans le corps moral qu'est la famille, le cœur soit séparé de la tête, au très grand détriment du corps entier et au péril — péril très proche — de la ruine. Si, en effet, le mari est la tête, la femme est le cœur, et, comme le premier possède la primauté du gouvernement, celle-ci peut et doit revendiquer comme sienne cette primauté de l'amour. Au surplus, la soumission de la femme à son mari peut varier de degré, elle peut varier dans ses modalités, suivant les conditions diverses des personnes, des lieux et des temps ; bien plus, si le mari manque à son devoir, il appartient à la femme de le suppléer dans la direction de la famille. Mais, pour ce qui regarde la structure même de la famille et sa loi fondamentale, établie et fixée par Dieu, il n'est jamais ni nulle part permis de les bouleverser ou d'y porter atteinte. »[15]

 

C’est là que ça se gâte. Autant parler de “devoir d’état” était plutôt confortable, autant se l’entendre présenter de façon si concrète ça devient délicat. D’autant que ce devoir d’état met en pleine lumière nos peurs les plus profondes.

 

La peur de la femme est intimement mêlée à sa vocation : puisqu’elle est mère, puisqu’elle porte la matrice, elle est appelée à être le havre de la famille, son “cœur” ; elle aura donc tendance à craindre tout spécialement d’être délaissée, d’être mise à l’écart. Et quel est le moyen le plus tentant pour assurer sa place ? C’est de s’y accrocher par soi-même, de prendre les commandes. Quand saint Paul vous demande à vous mesdames de vous soumettre à vos maris, il vous désigne donc votre croix, l’endroit où le péché risque de germer en vous.

 

Mais la croix n’est pas seulement pour les femmes. Nous les hommes pouvons rire face à une si rafraichissante réponse faite au féminisme, il n’en reste pas moins que notre part à nous est lourde à porter. Elle est presque démesurée. Pour comprendre ce qu’implique notre devoir d’état, il faut s’appuyer sur ce que nous dit Aristote à ce sujet : « Par mâle nous entendons l’être qui engendre dans un autre, et par femelle l’être qui engendre en soi »[16]. L’homme donne et trouve la vie hors de lui-même, son désir l’attire à l’extérieur. Il n’a aucun mal à voir la frontière qui le sépare de l’autre, cette frontière s’impose à lui. La solitude est donc un élément déterminant de la vocation masculine.

 

Cette solitude offre une grande mobilité mentale à l’homme. On retrouve ici une observation classique mais assez pertinente en fin de compte : l’homme est une commode avec plein de tiroirs qu’il peut fermer à loisir tandis que la femme est une armoire, qui ne peut s’ouvrir qu’en totalité. Alors que cela devrait lui permettre une plus grande implication, la tentation est forte pour l’homme de ne voir là qu’une opportunité d’indépendance à l’égard de ses proches, à commencer par sa femme et ses enfants. On cloisonne sa vie un peu trop facilement.

 

Assumer son rôle de “chef de la femme” en 2022 représente quelque chose d’éprouvant, presque d’humiliant pour l’homme. De fait, non seulement l’offre d’emploi parait périmée depuis longtemps, mais elle vient frustrer l’idéal masculin d’indépendance que flatte depuis plus d’un siècle notre société individualiste - car le premier à devoir s’impliquer, c’est le chef, sans quoi il n’y a plus d’autorité, il n’y a plus de paix.

 

Or, « toute autorité vient de Dieu et est une participation de son autorité suprême.»[17] Autrement dit, notre autorité ne vient pas de nous mais de Dieu, ce qui fait de nous les hommes les premiers serviteurs de Dieu. Nous voici responsables devant le Seigneur de nos femmes et de nos enfants, et Saint Paul précise que notre dévouement peut aller, s’il le faut, jusqu’au sacrifice de nous-mêmes (Eph 5, 25). 

 

Voici donc l’ordre de l’amour, le devoir d’état des époux : pour les femmes, se donner dans l’amour jusqu’à l’obéissance et pour les hommes, gouverner jusqu’à se livrer pour les siens. Léon XIII précise ici que « dans celui qui commande et dans celle qui obéit — parce que le premier reproduit le Christ, et la seconde l'image de l'Eglise, — la charité ne devra jamais cesser d'être la régulatrice de leur devoir respectif. »[18]

 

Il est peut-être difficile en effet de voir le lien entre cet ordre de l’amour et la lutte contre la convoitise de la chair. Pour comprendre, rappelons-nous que la concupiscence de la chair est un biais, une torsion de la nature qui nous empêche d’aimer spontanément notre prochain en nous rendant avides de notre propre jouissance. En somme, c’est un désordre, une perturbation permanente qui touche nos sens.

 

En plus de nous pousser au mal, ce désordre affecte notre discernement au point, parfois, de nous amener à choisir le mauvais combat. Comme nous l’avons constaté tout à l’heure avec Fabrice Hadjadj, il faut admettre que nous avons un grand talent pour redoubler de zèle dans les combats qui ne sont pas les nôtres. On trépigne, on renâcle et on s’abime sans voir la stérilité de nos efforts, comme si ceux-ci étaient plus importants que notre fécondité.

 

En fait, l’ordre de l’amour tel que défini par Pie XI tout à l’heure constitue, au milieu de ce brouillard épais de la concupiscence, la réalité à laquelle nous sommes appelés dans le mariage. C’est notre chemin de fécondité. Nous ne sentons plus cette réalité naturelle que de façon confuse, il faut donc que nous l’apprenions à nouveau, que nous nous laissions enseigner.

 

Cet ordre de l’amour nous permet de ce fait de répondre au désordre de la concupiscence en nous appuyant sur notre vocation naturelle. Il nous montre comment travailler en équipe à deux, en nous rappelant nos places et la différence fondamentale qui sépare l’homme de la femme. Ne nous y trompons pas : cette différence n’est pas un fossé mais un appui, un repère sur lequel le conjoint va pouvoir s’appuyer.

 

L’homme

Par exemple, contrairement à la femme, c’est par sa tête que l’homme apprend à aimer, c’est donc par sa tête que va entrer la convoitise de la chair, et tout particulièrement par le biais de son imagination. Voilà pourquoi derrière le combat pour la chasteté se situe, chez l’homme, le combat pour la réalité : il s’agit en dernier lieu d’apprendre à aimer ce qui est plutôt que de fantasmer sur ce qui pourrait être. En fait, la mortification de la chair, pour l’homme, sera d’abord une mortification de l’imagination.

 

Aujourd’hui, avec la prolifération de la sensualité, l’érotisation permanente de l’image de la femme et l’éclatement des familles, il est d’autant plus difficile à l’homme de ne pas se laisser fasciner par l’image de la femme parfaite. Le deuil de ce fantasme est impossible tant que l’homme marié ne comprend pas que la femme, pour lui, n’existe d’une certaine manière que dans la personne de son épouse. Tant qu’il voit sa femme comme une femme, tant qu’il considère sa relation conjugale comme une relation conjugale, il reste d’une certaine façon à l’extérieur du couple, et risque très vite de comparer ce qu’il vit avec ce qu’il pourrait vivre ailleurs, avec une autre femme, dans une autre vie. 

 

Il faut donc que l’homme apprenne à voir sa femme comme la femme, à comprendre sa relation conjugale comme la relation conjugale, hors de laquelle il n’y a, d’une certaine façon, pas d’autre femme. C’est ce que le Christ cherche à nous faire comprendre lorsqu’Il affirme que « tout homme qui regarde une femme avec convoitise a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur » (Mat 5, 28). L’homme doit apprendre à être responsable de son regard, il doit apprendre à aimer concrètement. 

 

On a vu que l’ordre de l’amour restaure l’homme à sa place de chef, qui est en réalité la place du serviteur. A l’instar du Christ au moment du lavement des pieds, l’homme est ainsi appelé à se lever à la fin du repas, lorsque tous sont repus et se reposent. Il est appelé à déposer son vêtement, son armure qu’il prise tant pour revêtir un simple linge, en signe d’humilité. Il est appelé à s’agenouiller devant les siens – y compris devant le plus ingrat de tous - pour leur laver les pieds, ce qu’ils ont de plus sale. Celui qui rêve d’exploits héroïques, celui qui est en prise avec des fantasmes qui l’éloignent de la réalité est appelé à aimer ainsi, par des actes simples, concrets et quotidiens. C’est là un amour qui dépasse l’imagination la plus débridée.

 

On voit que l’homme soucieux de réaliser l’ordre de l’amour trouve un ancrage concret dans sa responsabilité de chef de la famille, avec le même esprit de sacrifice et le même zèle que le Christ. Comme on l’a vu, cette place le force à s’impliquer d’une façon toute particulière auprès des siens, et en premier lieu de sa femme. Elle le force à s’impliquer de façon concrète.

 

La femme

Voyons maintenant comment l’ordre de l’amour dispose la femme à lutter contre la convoitise de la chair. La recherche excessive de jouissance a quelque chose de moins saillant, de plus diffus chez la femme[19] qui implique un combat plus subtil et moins frontal chez elle que chez l’homme.

 

Comme on a pu le dire tout à l’heure, l’une des peurs les plus viscérales de la femme est d’être délaissée, d’être mise de côté et comptée pour rien. Appelée à être le centre du foyer, le cœur de la famille, la femme peut être tentée de s’arrêter à l’attention qu’on lui porte comme à son bien ultime, et de s’en repaître de plus en plus – dans l’illusion de parvenir à se combler elle-même. 

 

Cela risque de la pousser à mettre en second plan sa vocation à la maternité, qui se marie mal avec sa volonté de séduction. Surtout dans le monde d’aujourd’hui, où la maternité est passée de mode. Or, dans sa lettre apostolique Mulieris Dignitatem, Saint Jean-Paul II affirme que « la maternité comporte dès son origine une ouverture particulière à [une nouvelle vie]: c'est justement là le “rôle” de la femme. Dans cette ouverture, dans la conception et l'enfantement, la femme “se trouve par le don désintéressé d'elle-même” ».[20]

 

La mortification de la chair passera donc chez la femme par le fait d’assumer pleinement sa vocation de mère « au sens physique du mot, ou bien dans un sens plus spirituel et plus élevé, mais non moins réel. »[21] car seule cette vocation lui permettra vraiment de lutter contre sa tendance à la possessivité.

 

Nous avons vu que l’ordre de l’amour ne se contente pas de restaurer la femme comme le cœur du foyer, il implique en plus sa “soumission empressée” à l’égard de l’homme. Pie XI précise que cette soumission est loin d’être aveugle et qu’elle a surtout pour fin d’éviter « cette licence exagérée qui néglige le bien de la famille » en séparant l’homme et la femme, en créant un vide conjugal.

 

Le vide conjugal

De fait, comme on l’a dit tout à l’heure il est parfois tentant d’établir dans le couple une sorte de statu quo, de définir une distance “respectable” pour éviter de trop souffrir de la proximité qu’implique la vie conjugale. On s’arrange pour vivre en collocation à deux et les activités, le travail ou les enfants viennent à point nommé pour meubler le vide qui se créée ainsi. Parfois, ce vide n’est pas vraiment choisi mais il apparait à cause d’un événement extérieur comme un traumatisme, une période de célibat géographique ou autre chose.

 

Ce vide se nourrit et enfle souvent d’une erreur monumentale que la société actuelle protège bec et ongles. Selon le monde, pour qu’une relation - et tout particulièrement une relation conjugale - soit considérée comme équilibrée, il faudrait que chacun des membres de la relation soit le plus autonome possible. Rien de pire que lorsque la liberté de l’un ou de l’autre n’est pas considérée comme totale.

 

Et c’est une tentation permanente que de prendre soin de soi, de sécuriser ce petit bout de vie qui nous appartient pour être sûr de ne pas se le faire voler. Car, au fond de nous-même, nous sentons que notre indépendance, notre spontanéité, notre personnalité elle-même sont en péril à cause de l’autre. Dans la vie conjugale, on s’entrechoque si souvent qu’il est impossible de garder indemne l’idéal du célibataire que nous étions.

 

Ainsi, Pie XI évoque dans son encyclique sur le mariage les périls auxquels mène notamment le féminisme, qui prétend émanciper la femme en la poussant à quitter le foyer : « Ce n'est pas là une vraie émancipation de la femme, et ce n'est pas là non plus cette digne liberté conforme à la raison, qui est due à la noble tâche de la femme et de l'épouse chrétienne ; c'est bien plutôt une corruption de l'esprit de la femme et de la dignité maternelle, un bouleversement aussi de toute la famille, par où le mari est privé de sa femme, les enfants de leur mère, la maison et la famille tout entière d'une gardienne toujours vigilante. Bien plus, c'est au détriment de la femme elle-même que tourne cette fausse liberté et cette égalité non naturelle avec son mari ; car si la femme descend de ce siège vraiment royal où elle a été élevée par l'Evangile dans l'intérieur des murs domestiques, elle sera bien vite réduite à l'ancienne servitude (sinon en apparence, du moins en réalité) et elle deviendra — ce qu'elle était chez les païens — un pur instrument de son mari. »[22]

 

Attention, Pie XI ne condamne pas ici le travail de la femme, qui existait dans la société chrétienne (d'ailleurs l'obstétrique et la puériculture étaient des professions exclusivement réservées aux femmes). Il ne prétend pas non plus cloîtrer la femme dans sa maison, à la mode islamique. Le pape pointe simplement le danger grave, pour la femme, de rejeter le principe naturel de complémentarité des rôles des époux en prenant le fait d'accéder au monde professionnel comme une étape essentielle d'accomplissement personnel, avant sa propre maternité et le bien de sa famille.

 

Quand Pie XI nous demande à nous les hommes d’empêcher cette dérive, il nous plonge au cœur du problème. Au-delà des crédos libertaires du monde, il nous demande d’être les témoins de la liberté véritable, qui est bien autre chose en effet que cette “licence exagérée”. Le monde se trompe quand il parle de liberté. Il pense que la liberté se situe avant le choix, qu’il s’agit d’un potentiel. Pour préserver sa liberté il faudrait donc ne pas choisir, garder en tout temps le maximum d’options.

 

Or la liberté véritable ne se trouve pas avant mais au moment du choix : c’est lorsque nous choisissons que nous sommes véritablement libres[23]. Et plus nous nous engageons pour le bien, plus nous grandissons en liberté[24]. Bien sûr, nous perdons en route un peu du fantasme de ce que nous aurions pu être, mais c’est de l’amour propre que nous perdons ainsi.

 

Voilà le cœur de notre devoir d’état : par-delà les convenances, lutter pour l’unité de la famille, pour chasser ces vides qui nous éloignent les uns des autres. Mais il ne s’agit pas d’une unité de surface, il s’agit d’une unité organique. La tête ne peut littéralement pas vivre sans le cœur, et le cœur ne peut survivre sans la tête. Homme et femme, nous dépendons l’un de l’autre et il faut l’assumer, il ne faut pas craindre de s’appuyer sur cette dépendance mutuelle. Nous sommes une équipe, c’est ensemble que nous trouvons notre fécondité. Vouloir grandir en sainteté en ignorant cela, c’est se mettre le doigt dans l’œil.

 

5 moyens de lutter contre la concupiscence

En somme, l’ordre de l’amour constitue le premier devoir d’état de l’homme et de la femme dans le mariage. Cet ordre nous permet de nous soutenir mutuellement par nos vocations naturelles et nous dispose à la charité ; en le mettant en pratique on déblaie un grand nombre d’erreurs qui auraient pu nous faire trébucher.

 

Mais le Christ nous met en garde : nous aurons beau déblayer notre maison de toutes les impuretés, nous pouvons nous disposer au plus profond dévouement, si nous ne mettons pas en pratique l’exigence de la charité, si nous ne passons pas de ces dispositions aux actes eux-mêmes nous n’aurons fait que nettoyer la place pour tous les démons qui, trouvant la place nette, viendront s’installer en nous (Mat 12, 43-45).

 

Ce n’est pas tout de retrouver l’ordre naturel auquel nous sommes appelés dans le mariage, il faut aussi faire vivre cet ordre. Pour cela, cinq choses sont indispensables : la prière, le jeûne, la pratique des sacrements, la formation et la fraternité.

 

La prière

La prière est la meilleure école de fidélité. Pour vous aider à mettre en place un temps de prière quotidien, dites-vous que l’important n’est pas la qualité mais la quantité. Ce n’est pas tout à fait exact car on ne prie pas n’importe comment non plus, mais généralement le fait de se répéter ça permet de ne pas se décourager et de mettre en place des habitudes bien utiles.

 

Pour combattre la convoitise de la chair Marie est notre meilleur soutien car elle est la nouvelle Eve, celle qui n’a pas connu le péché. A nous les hommes elle nous apprend à garder la douceur dans le combat, et à vous les femmes elle apprend la joie et l’obéissance. De plus, Marie est comme la gardienne de l’unité de nos foyers. Enfin, Marie nous apprend à recevoir l’Esprit Saint, et à nous laisser travailler par Lui dans notre vie quotidienne. La dévotion à Marie est donc très importante, tant au niveau personnel que conjugal et familial. 

 

L’adoration du saint-sacrement est aussi tout particulièrement recommandée quand on veut lutter contre la concupiscence, car le fait de contempler l’hostie contribue à restaurer notre regard et notre imagination. L’adoration est un rappel de notre vocation la plus profonde, notre vocation de créature qui admire et loue son créateur. Plus que tout autre forme d’oraison, l’adoration régulière renouvelle notre désir d’aimer Dieu.

 

Le jeûne

Le jeûne est la forme la plus élémentaire que peut prendre la mortification. Selon saint Jean-Paul II, il aide à « dominer et à corriger les tendances de la nature humaine blessée par le péché »[25], autrement dit il constitue une réponse très efficace à la concupiscence. 

 

Le Christ accorde une grande importance au jeûne, et nous montre qu’il est nécessaire de l’associer à la prière pour lutter contre certains esprits mauvais (Mt 17, 21). Il nous explique aussi combien l’attitude de celui qui jeûne est importante, qu’il faut pratiquer cette discipline avec humilité et sobriété sinon le jeûne manquera son but (Mt 6, 16).

 

Le jeûne est intimement lié à notre appétit, il s’attaque aux excès pour nous permettre de maintenir notre corps sous l’autorité de notre raison. Mais au-delà de ça il peut aussi permettre de faire preuve d’une générosité toute particulière : il ne s’agit plus alors de maîtriser ses excès mais d’offrir ce qui nous est cher, comme une petite habitude ou un petit plaisir qui ne se remarquent pas de l’extérieur. 

 

Le jeûne peut donc prendre de multiples formes. L’une d’elle est très intéressante, en particulier dans la vie conjugale : il s’agit du jeûne de notre temps, de tous ces petits moments qui sont à nous et rien qu’à nous, toutes les fois où nous cherchons à être tranquilles et que nous ne supportons pas d’être dérangés. En jeûnant de notre temps, nous sacrifions nos petites obstinations en nous rendant volontairement disponibles à l’égard de nos proches.

 

Le cardinal Raniero Cantalamessa, prédicateur à la maison pontificale, nous encourage dans le même esprit à pratiquer le jeûne des images, particulièrement nécessaire selon lui dans notre société moderne[26]. Mais que ces diverses formes de jeûne ne nous fassent pas perdre de vue l’objet initial du jeûne, qui est la nourriture. Les vétérans d’exodus 90 et du parcours Marthe et Marie ne nieront pas j’en suis sûr à la fois l’intensité du combat contre la gourmandise et son efficacité dans la maîtrise de soi. Saint François d’Assise lui-même expliquait à la fin de sa vie que la pratique du jeûne avait fait grandir en lui la douceur.

 

Les sacrements

Parlons maintenant de la pratique des sacrements. Saint Pie X, par son décret Sacra Tridentina du 20 décembre 1905, précise une chose capitale au sujet de la communion eucharistique :

 

« Jésus-Christ et l'Eglise désirent que tous les fidèles s'approchent chaque jour du banquet sacré, surtout afin qu'étant unis à Dieu par ce sacrement ils en reçoivent la force de réprimer leurs passions, qu'ils s'y purifient des fautes légères qui peuvent se présenter chaque jour, et qu'ils puissent éviter les fautes graves auxquelles est exposée la fragilité humaine ».[27]

 

La communion est en quelque sorte le jeûne en positif : par le jeûne on se prive de ce qui ne nous nourrit pas réellement, et par la communion on se nourrit de l’aliment vital, on se nourrit de Dieu. Il est donc bon de ne pas se contenter de l’eucharistie dominicale comme si c’était déjà bien assez, mais de rechercher cette nourriture, d’en avoir faim au quotidien comme de notre seul salut. Pour savoir si nous sommes en état de communier, il est nécessaire de poser la question au prêtre en confession.

 

La confession est justement le deuxième sacrement avec lequel il faut renouer régulièrement. D’abord, elle nous force à prendre l’habitude très salutaire de faire fréquemment notre examen de conscience, et surtout la confession nous plonge dans la miséricorde de Dieu, elle nous montre à la fois notre besoin d’être sauvés par Dieu et notre joie d’être pardonnés. 

 

Jésus nous dit à ce sujet : « celui à qui on pardonne peu montre peu d’amour » (Lc 7, 47). Si l’on veut apprendre à aimer, il faut prendre le temps, chaque mois, d’aller s’agenouiller devant le prêtre et de demander pardon pour nos manquements très concrets à la charité.

 

La formation

Souvent, quand on parle de la lutte contre la convoitise de la chair, on s’arrête à la prière, à l’ascèse et à la pratique des sacrements. Reconnaissons que c’est déjà pas mal.

 

Mais Dieu ne nous touche pas seulement au cœur, notre esprit lui aussi doit se laisser instruire. Benoît XVI nous dit dans son encyclique Caritas in Veritate : « Ce n’est que dans la vérité que l’amour resplendit et qu’il peut être vécu avec authenticité. […] La vérité libère l’amour des étroitesses de l’émotivité qui le prive de contenus relationnels et sociaux, et d’un fidéisme qui le prive d’un souffle humain et universel. »[28]

 

Autrement dit, il est indispensable de nous former pour avancer dans la foi. « De par sa nature, la foi tend à l'intelligence, car elle ouvre à l'homme la vérité concernant sa destinée et la voie pour l'atteindre. »[29]

 

Face à la convoitise de la chair, l’Eglise nous offre un trésor de sagesse. C’est d’ailleurs l’un des objectifs de cette conférence de vous montrer la multitude d’ouvrages et d’encycliques qui existent dans le seul but de nous guider vers Dieu, au milieu des difficultés quotidiennes. La sagesse de l’Eglise n’est pas une sagesse abstraite, c’est une sagesse concrète, la plus réaliste qui soit. Il serait absurde et irresponsable de dédaigner un tel trésor.

 

D’autre part, dans le domaine de la convoitise de la chair il faut reconnaitre que certaines choses ne s’improvisent pas, comme par exemple les méthodes naturelles de régulation des naissances. Si nous ne faisons pas ce qu’il faut pour acquérir les connaissances très concrètes indispensables dans ce domaine, si nous n’avons jamais pris contact avec des moniteurs, notre maison est construite sur du sable.

 

La fraternité

Enfin, on n’insistera jamais assez sur l’importance capitale de la fraternité dans la vie chrétienne. C’est le sentiment de cette nécessité qui a poussé beaucoup d’entre vous à faire partie des cordées couples. Mais il ne faudrait pas croire que la fraternité s’opère seulement par le rassemblement physique de quelques paroissiens.

 

Pour que ce rassemblement devienne une authentique fraternité chrétienne, il est nécessaire que nous nous réunissions au nom du Christ (Mt 18, 20). Il ne s’agit pas là d’un thème de rencontre : on ne se réunit pas au nom du Christ comme on pourrait se réunir au nom du rugby. Le Christ n’est pas un hobby, Il est notre vie et nous concerne de fond en comble, intégralement. Pourtant, il arrive que nous ne parvenions pas à dépasser un certain formalisme, même au sein des cordées.

 

Ce formalisme, ce manque de naturel dans notre façon de vivre notre foi, il faut bien l’avouer, a quelque chose de typiquement français. C’est probablement lié au concept si flou de laïcité, qui prétend placer la foi sous l’égide de la liberté individuelle, comme s’il s’agissait d’une opinion parmi d’autres. Or Pie IX et tous les papes après lui nous avertissent : « Là où la religion a été mise à l’écart de la société civile, la doctrine et l’autorité de la révélation divine répudiées, la pure notion même de la justice et du droit humain s’obscurcit et se perd, et la force matérielle prend la place de la véritable justice et du droit légitime. »[30]

 

Cette laïcité semble avoir déclenché dans l’esprit des chrétiens une sorte de schizophrénie qui excite notre tentation naturelle de reléguer la foi à un sentiment personnel et de ne pas la voir comme le chemin le plus sûr vers la Vérité. Parler de notre relation au Christ au grand jour, demander à nos frères comment ils vivent leur foi est parfois, à cause de cela, perçu comme une indiscrétion. Ecoutons à ce sujet les mots que saint Jean-Paul II adresse aux français :

 

« Le problème de l’absence du Christ n’existe pas. Le problème de son éloignement de l’histoire de l’homme n’existe pas. Le silence de Dieu à l’égard des inquiétudes du cœur et du sort de l’homme n’existe pas.

 

« Il n’y a qu’un seul problème qui existe toujours et partout: le problème de notre présence auprès du Christ. De notre permanence dans le Christ. De notre intimité avec la vérité authentique de ses paroles et avec la puissance de son amour. Il n’existe qu’un problème, celui de notre fidélité à l’alliance avec la sagesse éternelle, qui est source d’une vraie culture, c’est-à-dire de la croissance de l’homme, et celui de la fidélité aux promesses de notre baptême au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit! »[31]

 

Voilà pourquoi il est si important que nous apprenions à nouveau à nous rassembler au nom du Christ, sans chercher à nous excuser d’évoquer l’essentiel entre nous. C’est ce que demande la vraie fraternité. Nous croyons que Dieu est notre salut, et ce dès aujourd’hui, nous devons le croire au point d’en parler entre nous avec simplicité.

 

Conclusion

L’ordre de l’amour, la prière, les sacrements, le jeûne, la formation et la fraternité, voilà tous les moyens que Dieu met à notre disposition pour avancer vers Lui dans notre mariage. 

 

Si le mariage est le lieu par excellence du combat contre la concupiscence de la chair, on remarque que pour peu que l’on adopte les bonnes habitudes, les bonnes résolutions, il est surtout le lieu de la victoire sur cette concupiscence. C’est en partie pour cette raison que pour désigner le mariage, on parlait naguère du « remède à la concupiscence »[32]… Mais pour se disposer à recevoir les grâces que Dieu veut nous donner, il faut résolument rompre avec l’esprit du monde, et cela ne peut se faire sans s’engager concrètement au quotidien. 

 

Terminons maintenant avec les mots d’encouragement de Saint François de Sales:

 

« Dans le tumulte de cette vie et la confusion qui nous entoure, il nous faut garder une continuelle et inaltérable égalité de cœur; il nous faut demeurer constamment fixés sur Dieu, tendus vers lui, ne recherchant que lui. Que le navire prenne toutes les routes qu'il veut, qu'il cingle au ponant ou au levant, au nord ou au midi, d'où que vienne le vent, - l'aiguille de la boussole, elle, doit rester invariablement fixée sur le pôle. Si tout est renversé, non seulement autour de nous, mais en nous, que notre âme soit triste ou joyeuse, dans l'amertume ou la douceur, dans la paix ou dans le trouble, dans la lumière ou les ténèbres, qu'elle soit tentée ou paisible, désireuse ou sans attrait, dans la sécheresse ou les consolations, brûlée par le soleil ou rafraîchie par la rosée, - la pointe de notre cœur, de notre esprit, le fond de notre volonté qui est notre boussole, doivent être toujours et à jamais tournés vers Dieu notre Créateur, et tendre perpétuellement à l'amour de notre Sauveur, notre unique et souverain bien. »[33]

 


[1] « La description biblique du Livre de la Genèse précise les conséquences du péché humain, comme elle montre aussi le déséquilibre introduit dans les rapports originels entre l'homme et la femme qui répondaient à la dignité de personne qu'avait chacun d'eux. » Saint Jean-Paul II, encyclique Mulieris Dignitatem du 15 août 1988, §10.
[2] Concile de Trente, 5ème session, décret 1515.5, 17 juin 1546.
[3] Cardinal Silvio Antoniano, Traité de l’éducation chrétienne des enfants, éd. A. Guignard, Troyes, 1856, p. 65
[4] Jean Daujat, psychologie contemporaine et pensée chrétienne, Pierre Téqui, 1996. p. 254
[5]Éloi Leclerc, le maître du désir, DDB, 1997, p. 79
[6] Eloi Leclrec, op. cit, p.85
[7] Fabrice Hadjadj, La foi des démons ou l'athéisme dépassé, éditions Albin Michel, 2011, pp. 254-255.
[8] Charles de Foucauld, lettre à sa sœur Marie de Bondy, 1er décembre 1916
[9] P. Gillet, La Virilité Chrétienne, DDB, 1910, pp. 272-273.
[10] François de Sales cité par le chanoine Vidal, Aux sources de la joie avec saint François de Sales, Monastère de la Visitation, Annecy, 2006, p. 29.
[11] Fabrice Hadjadj, La foi des démons ou l'athéisme dépassé, éditions Albin Michel, 2011, pp. 254-255.
[12] Pie XII, Discours aux dirigeantes féminines de l'action catholique italienne, 21 octobre 1945
[13] cf Saint Jean-Paul II, encyclique Mulieris dignitatem, §18.
[14] Ingrid d’Ussel, Humanae Vitae questionnée par Proust, Via Romana, 2018, p.44
[15] Pie XI, encyclique Casti Connubii, 31 décembre 1930, §2
[16] Aristote, de generatione animalium I, 2, 716a13-15 : « ρρεν μεν γὰρ λέγομεν ζῷον τό εἰς ἄλλο γεννών, θῆλυ δὲ τò εἰς αὑτό »
[17] Léon XIII, encyclique rerum novarum, 15 mai 1891
[18] Léon XIII, encyclique Arcanum divinae sapientiae, 10 février 1880
[19] R. Dalbiez, La méthode psychanalytique et la doctrine freudienne, Bibliothèque psychiatrique de langue française, DDB & Cie, 1947.
[20] Saint Jean-Paul II, lettre apostolique Mulieris Dignitatem, 15 août 1988, §18.
[21] Pie XII, discours aux dirigeantes féminines de l'action catholique italienne, 21 octobre 1945.
[22] Pie XI, Casti Conubii, op. cit
[23] Jean Daujat, psychologie contemporaine et pensée chrétienne, Pierre Téqui, 1996.
[24] Catéchisme de l’Eglise Catholique, 1733
[25] Saint Jean-Paul II, exhortation apostolique post-synodale vita consecrata du 25 mars 1996, §38.
[26] Cardinal Raniero Cantalamessa, aimer autrement, éditions des Béatitudes, 2004, p.82.
[27] Saint Pie X, décret Sacra Tridentina le 20 décembre 1905
[28] Benoît XVI, encyclique Caritas in Veritate, 29 juin 2009, §3
[29] Saint Jean-Paul II, encyclique Veritatis splendor, 6 août 1993, §109
[30] Pie IX, encyclique Quanta Cura, 8 décembre 1864, §6.
[31] Saint Jean-Paul II, Homélie au Bourget, dimanche 1er juin 1980.
[32] Saint Pie X, Code de Droit Canonique C. 1013 CIC/1917
[33] Saint François de Sales, Introduction à la vie dévote, Les éditions du cerf, 2019, pp. 43

Le premier couple béatifié de l'histoire

31/01/2022

Bonjour!

 

Aujourd'hui, l'article est un peu long. En fait il a la même forme que l'article sursum corda sur Eloi Leclerc: il s'agit d'une conférence, que j'ai lue le 22 janvier 2022 à Orléans, à l'occasion d'une retraite de couple. Installez vous, ça commence...

 

"Pour commencer

En 1980, Jean Paul II est venu à Paris et il s’est adressé aux français. Voici un extrait de son discours :

 

« Vous valez ce que vaut votre cœur. Toute l'histoire de l'humanité est l'histoire du besoin d'aimer et d'être aimé. […]

Il importe, en ce domaine, de voir clair. […] Faire place au cœur dans la construction harmonieuse de votre personnalité n'a rien à voir avec la sensiblerie ni même la sentimentalité. Le cœur, c'est l'ouverture de tout l'être à l'existence des autres, la capacité de les deviner, de les comprendre.

[…] Jeunes de France, levez plus souvent les yeux vers Jésus-Christ! Il est l’Homme qui a le plus aimé, et le plus consciemment, le plus volontairement, le plus gratuitement! Méditez le testament du Christ: “Il n’y a pas de plus grande preuve d’amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime”. Contemplez l’Homme-Dieu, l’homme au cœur transpercé! N’ayez pas peur! Jésus n’est pas venu condamner l’amour mais libérer l’amour de ses équivoques et de ses contrefaçons.»[1]

 

Aujourd’hui, nous allons parler d’amour. Mais vous l’aurez compris - le message de Jean-Paul II est très clair - nous n’allons pas parler de l’amour avec un petit « a ». Nous allons parler de l’Amour avec un grand « A », le maxi best of plus de l’amour : l’amour des époux, débridé par la grâce du sacrement de mariage. 

 

Dans le domaine du mariage, c’est toujours bon de s’inspirer d’exemples solides, à travers les couples béatifiés par exemple: ça évite d’enfermer le mariage dans une romance à l’eau de rose. Retrouvons donc saint Jean-Paul II, et remontons le temps : vingt et un ans après le discours que vous venez d’entendre, le pape béatifiait conjointement pour la première fois dans l’histoire un couple marié : Maria et Luigi Beltrame Quattrocchi.

 

Maria et Luigi sont un excellent exemple à prendre, parce que suivant les critères du monde, ils n’ont rien fait de réellement exceptionnel. Le pape dira de ce couple qu’ils ont su vivre des choses ordinaires d’une façon extraordinaire[2]. On peut donc s’identifier plus facilement à eux, ça donne moins la pression.

 

Luigi et Maria Beltrame se sont mariés à Rome le 25 novembre 1905. Lui est avocat et elle est mère au foyer. Couple engagé socialement dans diverses associations, ils font passer l’éducation de leurs quatre enfants avant le reste. En fait, le principal à retenir c’est leur fidélité à Dieu, qu’ils ont gardé tout au long de leur vie.

 

Je vous propose de découvrir la vie de ce couple en deux étapes : tout d’abord, nous allons survoler les moments forts de leur mariage et les leçons que nous pouvons en tirer dans nos vies conjugales. Ensuite, on va se pencher sur le mérite particulier des Beltrame, en observant comment ils ont exercé les vertus.

 

Les moments forts de la vie des Beltrame

Pour bien suivre la vie de ce couple il faut d’abord connaitre un peu le profil de chacun des époux. Commençons par Maria.

 

Le caractère de Maria

Fille unique, Maria est née en 1884 à Florence. Sensible et volontaire, elle a une bonne mémoire et montre une grande curiosité pour ce qui l’entoure. Mue par le désir de comprendre les choses, elle s’ouvre rapidement à la foi de ses parents. Pour elle la Vérité est au-dessus de tout ; elle s’y soumet avec ferveur, sans s’épargner mais du coup il arrive que la charité ou la miséricorde passent en second plan. En fait elle n’épargne pas non plus les autres, et peut se montrer sévère, autoritaire, et dans quelques rares cas agressive. En un mot, elle est passionnée. Pour vous faire une idée c’est le caractère de saint Paul. C’est un pilier, aussi dur et fiable qu’un roc, déterminé à atteindre le paradis avec les siens quoiqu’il en coûte.

 

Tout au long de sa vie, Maria va développer une sorte d’apostolat de la plume, en écrivant plus de 2000 pages sur l’éducation des enfants. On retrouve dans ses écrits sa détermination à mener chacun à Dieu. Maria ne transige pas avec le péché ou la médiocrité, et sa rigueur la conduit à briser notamment le tabou de l’éducation affective, en incitant les parents à aborder franchement ce sujet avec leurs enfants, ce qui est très novateur à l’époque. Plus tard Maria sera, avec Luigi, parmi les premiers à lancer des formations pour les fiancés à un moment où l’exigence de la préparation au mariage n’était pas du tout ressentie.

 

Le caractère de Luigi

Luigi Beltrame nait en 1880 en Sicile, c’est le troisième enfant de ses parents. Il ajoutera au nom de son père celui de son oncle Quattrocchi qui, ne pouvant avoir d'enfants, l'adoptera quand il aura 8 ans. Plutôt émotif, la réalité le blesse et il a tendance à se rabattre sur un idéal de perfection abstraite afin de se protéger. Sa vulnérabilité le rend méfiant et un peu sceptique vis-à-vis du monde, mais elle le sensibilise aussi aux plus fragiles, aux pauvres pour qui il aura toujours une attention particulière. Sa principale tentation est le découragement, il a besoin d’être rassuré par la présence d’un être fort et résolu. Maria sera cette perle rare, elle lui permettra de laisser derrière lui son bouclier de scepticisme et de déployer une très belle simplicité, même s’il conservera son petit côté râleur. En un mot, il est sentimental.

 

Entre 1902 et 1904, la mère biologique et les parents adoptifs de Luigi décèdent, lui laissant une part importante de l'héritage familial. Mais ses frères, ses sœurs et ses cousins exigent qu’il leur en donne une partie. Luigi fait en sorte de contenter chacun, tout en préservant une légitime portion pour lui-même. Toutefois, la véhémence de ses frères et d'un cousin dans cette affaire compliquée le fait beaucoup souffrir, au point qu'il finit par en tomber gravement malade en 1904. C’est lors de cette maladie que nos deux tourtereaux, dont les familles se côtoyaient déjà, tombent réellement amoureux.

 

L’exaltation sentimentale des fiançailles (1905)

Vous l'aurez compris, avec de pareils romantiques il va y avoir du feu. A cette époque, Luigi commence sa carrière d’avocat, métier qui le passionne. Avant d’entrer dans le corps des avocats d’état, son travail impliquait déjà beaucoup de déplacements professionnels, d’où l’important échange de lettres entre Luigi et Maria à cette époque. Ces missives sont pleines de fougue, à tel point que les amoureux passent souvent de l'Italien à l'anglais pour mieux exprimer la fougue de leur désir. Dialoguer en langue étrangère est un réflexe de pudeur aussi bien pour l'autre que pour soi-même. C’est la vie en rose, quoi.

 

Mais dès cette période, Maria prend les choses en main. Son objectif qu'elle ne cache pas à Luigi est de l'enraciner dans la foi, car il était peu pratiquant avant de la rencontrer. Elle semble avoir une vision très nette de la famille qu'ils s'apprêtent à fonder, et ne veut pas que le couple se trompe de priorité: "Dieu premier servi !" Ainsi, on peut lire dans une lettre que Maria envoie à Luigi le 15 août 1905 :

 

« Es-tu allé à la messe, aujourd'hui? Je serais si heureuse que tu y sois allé! Mais tu crois, non? Est-ce que tu pries parfois avec une foi sincère? [...] Lorsque nous serons unis dans l'amour dans notre vie, je te ferai grandir dans la foi et tu devras participer à celle, forte et sublime, dont le Seigneur m'a gratifiée jusqu'à maintenant; et il devra être mêlé à notre amour qui est bien digne d'une telle compagnie. »[3]

 

De son côté, Luigi accueille à bras ouverts les élans maternels que Maria déploie à son égard. Après la perte de sa mère naturelle et sa mère adoptive, il semble soulagé de trouver en Maria de telles dispositions maternelles. Même quand il a du mal avec sa belle-mère, il finit par accepter les conseils de Maria et retrouve la docilité qui le caractérise si bien. Dès cette époque de leur vie il voue à Maria une véritable adoration. C'est par amour pour elle qu'il s'ouvre à Dieu. 

 

En fait, le lien entre Maria et Luigi à cette époque semble correspondre à ce que décrit Denis Sonet dans son livre réussir notre couple:

 

« Certaines femmes ne sont que charnelles, elles déçoivent! D'autres sont dignes et méprisent le charnel. Elles déçoivent aussi. Le mari attend en effet que sa femme soit, au foyer, […] dépositaire des valeurs spirituelles et morales qu'il ne possède peut-être pas lui-même. On pourrait dire que si la femme aimante a de l'admiration pour l'homme, l'homme, lui, aurait plutôt de l'adoration pour l'aimée, car il transpose sur elle quelque chose de la vénération sacrée qu'il avait pour sa mère... et place alors sa femme très haut, sur un piédestal. »[4]

 

La naissance de la famille (1906)

Après leur mariage le 25 novembre 1905, les époux s'installent chez les parents et les grands-parents de Maria. Comme on peut l'imaginer ce n'est pas évident, d'autant que les déplacements professionnels de Luigi se poursuivent. 

 

La première grossesse de Maria est une énorme épreuve de lâcher-prise, surtout vu son caractère. Elle qui a tant besoin de maîtriser son environnement se sent comme désarçonnée, décontenancée devant le mystère de l'enfantement. Jean Paul II nous dit à ce sujet dans sa lettre apostolique mulieris dignitatem : 

 

« Être parents, même si cela concerne l'un et l'autre, cela se réalise beaucoup plus en la femme, spécialement dans la période prénatale. C'est la femme qui « paie » directement le prix de cet engendrement commun où se consomment littéralement les énergies de son corps et de son âme. Il faut donc que l'homme ait pleinement conscience de contracter une dette particulière envers la femme, dans leur fonction commune de parents. Aucun programme de « parité des droits » des femmes et des hommes n'est valable si cela n'est pas pris en compte d'une manière tout à fait centrale. »[5]

 

Ici Jean-Paul II évoque la période de la grossesse, mais on peut étendre la réflexion à l'allaitement et, surtout, à l'accouchement. Une maman m'a expliqué une fois qu'il y a toujours un moment pendant l'accouchement où elle est convaincue jusqu'au fond de son être qu'elle va mourir, que c'est comme un passage nécessaire qu'elle doit accepter pour donner la vie. L'épreuve est à ce prix, et l'homme ne peut pas entrer. Il ne peut rejoindre la femme dans son mystère. Il n'en est que le témoin extérieur, impuissant. C’est une dette qui commande le respect et qui ne doit jamais être oubliée par l’homme.

 

Quand Jean Paul II parle de dette, il nous révèle à nous les hommes une occasion toujours fondée d'admirer nos femmes, au-delà de toutes les amertumes et les rancœurs qui habitent parfois la vie conjugale. Si un devoir de mémoire existe, c'est bien celui-ci car il est une réserve permanente de gratitude, un argument toujours valable pour que l’homme revienne vers sa femme. C’est un bon remède contre l’orgueil et la présomption masculine.[6]

 

Fabrice Hadjadj en a fait un poème dans son livre la profondeur des sexes :

 

« Jambes écartées la femme

Se convulse et gémit

Mais cette fois l'homme n'est pas sur elle.

Il se tient à côté

Et lui serre la main.

Jamais l'étreinte ne les rendit si proches

Que cette distance mise entre eux par son fruit.

Jamais le plaisir n'ouvrit à tant de joie

Que cette douleur qui entre eux deux circule.

Ô vraie petite mort

Pour une vraie résurrection.

Extase la plus extrême

Au point qu'un autre en naît. »[7]

 

Chez Maria Beltrame, aucune grossesse n'a été facile. Après la naissance de leur premier enfant Filippo en 1906, elle s'inquiétera de la venue de Stephania juste un an plus tard, et du chamboulement quotidien que risque de causer l'arrivée d'un deuxième enfant. En plus, Maria aimait aller aux spectacles, passer son temps à la lecture et à s'instruire. Les enfants remettent en question ces diverses habitudes, et grâce à sa foi intense Maria comprend que l'énergie qu'elle souhaitait dépenser autrement doit être en premier lieu à destination de ses enfants. On retrouve ici les grandes qualités de discernement de Maria qui la gouverneront toute sa vie en lui montrant où est son devoir d'état.

 

L’accouchement de Cesarino en 1909 sera laborieux lui aussi, puis en 1913 Maria tombe enceinte de leur quatrième enfant, Enrichetta. Malheureusement ça ne se passera pas comme prévu…

 

L’épreuve familiale (1913)

A son quatrième mois de grossesse, Maria est prise de violentes hémorragies. Une maladie grave est diagnostiquée, qui à l’époque condamnait à la fois la mère et l’enfant. Le gynécologue, un professeur renommé, explique aux époux que seule une interruption de grossesse pourrait sauver Maria. Mais Luigi et Maria refusent l’avortement. Ils acceptent la croix qui se propose à eux.

 

Cette épreuve, le choix que les Beltrame ont posé, les isole. Le médecin, qui est la référence, le pilier dans ce genre de situation, ne les comprend pas. D’ailleurs, qui peut vraiment comprendre leur état d’âme ? Le choix posé ne repose pas sur la logique du monde, si rigoureuse soit-elle. Il repose entièrement sur Dieu. Par cet acte d’abandon, les amarres sont coupées, c’est l’Esprit saint qui guide la famille désormais.

 

Quatre mois se passent ainsi, et en raison de l’affaiblissement de Maria l’accouchement est déclenché. Enrichetta naît, et elle vivra plus longtemps que tous les membres de sa famille… Maria se rétabli peu à peu. Mais quelque chose a changé. L’épreuve a marqué au fer rouge l’âme du couple. La bannière est choisie : désormais, on ne dépendra que de Dieu. La vie de foi du couple est affermie, et chaque jour ce sera la messe le matin et le chapelet le soir. Le couple prend aussi des temps d’adoration nocturnes, et Maria se fait accompagner par le père franciscain Paoli (qui finit par aider toute la famille).

 

La purification de l’amour (1918)

En 1918 se déroule un événement apparemment anodin dans la vie du couple, mais qui mérite d’être noté. Cet événement concerne Luigi. Vous avez dû remarquer que quand on parle des Beltrame, on parle surtout de Maria. C’est elle qui semble animer la famille, elle qui a sorti Luigi de son pessimisme, elle qui a vécu l’épreuve à chaque naissance et il semble que conformément à son caractère c’est d’elle que vient le feu spirituel du foyer. Il est donc temps de se pencher sur cet homme, malgré sa discrétion.

 

En fait ce qui se passe à ce moment-là c’est que le père Paoli encourage Maria toujours plus loin dans le don de soi et dans l’ascèse, au point que cela inquiète Luigi. Son fils expliquera qu’il « a fini par avoir peur de Dieu, comme d’un rival ». C’est une période de découragement où l’unité du couple semble fragilisée.

 

Concrètement, il est probable que la tension entre Luigi et Maria trouve son origine dans leur vie affective. Il n’est pas impossible qu’à cause du risque qu’impliquerait une nouvelle grossesse pour Maria, et en lien avec la pratique de l’ascèse dans sa vie spirituelle, elle ait imposé à Luigi de pratiquer une continence très rigoureuse. D’ailleurs, quelques années plus tard, le couple choisira la continence totale en faisant chambre à part.

 

C’est ici l’occasion de parler du combat pour la chasteté chez l’homme. Pour comprendre l’intensité de ce combat, il suffit de penser à saint Benoît qui se jette tout nu dans un buisson d’épines et d’orties, saint François qui plonge lui aussi tout nu dans un massif de ronces, saint Augustin qui hurle à Dieu de le délivrer de sa sensualité, saint Louis qui traine ses pieds nus sur les dalles glacées, jusqu’à Guy de Larigaudie qui dort par terre et prend des douches froides… Vous l’aurez compris, les exemples ne manquent pas.

 

Le cardinal Raniero Cantalamessa, capucin et prédicateur de la maison pontificale depuis 40 ans évoque ce sujet sans détours dans son livre aimer autrement :

 

« Crucifier sa propre chair avec ses passions et ses désirs, surtout le désir sexuel entre tous le plus impérieux, n'est pas une plaisanterie, "car la chair convoite contre l'Esprit" (Ga 5, 17). C'est un ennemi intérieur qui nous poursuit sans trêve, de jour comme de nuit, seuls ou en compagnie. Il a un allié très puissant - le monde - qui met à sa disposition toutes ses ressources, toujours prêt à lui donner raison et à défendre ses droits, au nom de la nature, du bon sens, de la bonté fondamentale de toutes choses... c'est vraiment ce champ "où plus quotidienne est la bataille et plus rare la victoire"»[8]

 

Ce combat typiquement masculin, il est indispensable que la femme en prenne conscience. De la même façon que l’homme se doit, en toute justice, de reconnaitre la dette qu’il contracte envers sa femme lors de la maternité, la femme se doit, en vertu de cette même justice, de reconnaitre le sacrifice tout particulier que la lutte pour la chasteté implique pour son mari. Yves Semen, dans son livre le mariage selon Jean Paul II, décrit clairement cette situation :

 

« [Les épouses] peuvent plus facilement se passer de l’union des corps que leurs maris. Elles peuvent même voir dans cette abstention une plus grande pureté de leur vie conjugale. Funeste illusion que ne manquera pas d’entretenir [le démon] ! Dangereuse méprise sur la psychologie masculine qui feint d’ignorer qu’un homme a besoin de l’union physique, non pour d’abord libérer ses pulsions sexuelles, mais tout simplement pour dire son amour et être convaincu de l’amour de sa femme. Et pourquoi ne pas le dire simplement : il y a aussi, principalement chez l’homme, les besoins du corps quand l’habitude est prise de l’exercice de la sexualité. Si les maris sont tenus de respecter, au nom de la chasteté, le corps de leurs épouses en se pliant aux exigences du cycle de leur fertilité, n’incombe-t-il pas aussi aux épouses, au nom de cette même chasteté, de respecter les appels du corps de leurs maris en se rendant disponibles lorsque l’union des corps est possible ? »[9]

 

Yves Semen ne tente pas de renverser la vapeur en disant cela, et de faire en sorte que la femme réponde injustement aux moindres désirs de son mari. Il nous indique simplement à quel point il est illusoire de chercher à mettre à la même enseigne le désir de l’homme et celui de la femme, comme si le désir de l’homme était son problème à gérer de son côté et que, puisque la femme se maitrise en général plus facilement, il n’y a aucune raison que lui n’y parvienne pas. 

 

Cette façon de penser, très répandue aujourd’hui, est foncièrement individualiste. Elle est un mélange d’égoïsme, d’indifférence et d’une espèce d’esprit de compétition agressif que l’on retrouve dans les revendications féministes du style « je m’habille comme je veux », sous-entendu « c’est le problème de l’homme si ça l’excite ». C’est typiquement l’hypocrisie de Caïn face à Dieu : « Suis-je le gardien de mon frère ? ». Nous chrétiens ne pouvons croire que notre liberté s’arrête là où commence celle d’autrui. C’est tout à fait contraire à la charité.

 

Voilà pourquoi, si le combat pour la chasteté demande à l’homme un immense travail de volonté, il implique aussi pour la femme, et tout spécialement dans le mariage, une très grande délicatesse. Cet art de la chasteté conjugale ne peut se travailler qu’en équipe, et rien ne lui est plus nuisible que la rancœur ou l’amertume, ce moment où chacun rentre en lui-même pour se répéter qu’à la place du conjoint il ne serait pas tombé.

 

Ingrid d’Ussel propose ainsi avec tact que la femme revête deux tenues de pyjamas, selon que l’union est possible ou non. Une tenue pas très attirante quand ce n’est pas le moment, et une tenue plus aguichante quand l’union devient possible. Plus sérieusement, elle écrit dans son commentaire de l’encyclique Humanae Vitae : « N’oubliez pas que vous serez jugés sur l’amour, sur le don, les dons que vous aurez faits, spécialement dans votre mariage en raison de la voie sanctifiante privilégiée qu’est votre époux ou votre épouse pour vous ! »[10].

 

Maria Beltrame manifestera une délicatesse de ce genre lorsqu’elle constatera que la mode des maillots de bain sur les plages devenait moins décente : elle proposa alors à la famille de privilégier la campagne à la mer comme lieu de vacances afin de ne pas soumettre les garçons à des tentations inutiles. Forcément, notre réaction première est de dire qu’il s’agit d’une décision excessive. Il arrive que parfois les hommes eux-mêmes soient un peu vexés et s’insurgent devant de telles précautions, affirmant qu’elles sont inutiles. Il y a donc ici aussi un travail de docilité chez l’homme, qui doit reconnaitre sa faiblesse car tout ce qu’une précaution excessive dans ce domaine risque de lui faire perdre c’est un peu d’amour-propre, en fin de compte.

 

Revenons à nos moutons. Ce n’est pas notre rôle de juger dans quelle mesure la décision du couple Beltrame de vivre la continence permanente était juste à ce moment de leur mariage. Il suffit de savoir que le choix de Maria et de Luigi a été posé dans le cadre d’une direction spirituelle attentive. Toujours est-il que c’est grâce aux encouragements de Maria que Luigi trouve la force de surmonter cette épreuve.

 

D’une certaine façon, les Beltrame ont reçu la grâce exceptionnelle d’accomplir dès ici-bas ce qui nous attend au paradis : ils se sont ouverts à Dieu au point de ne plus se regarder l’un l’autre mais ils se sont tournés ensemble vers Dieu, se considérant comme « frère et sœur dans le Christ ». Louis et Zélie Martin ont eu la tentation de vivre ainsi, mais sans attendre l’aval de Dieu : pendant un an après le mariage ils ont vécu la continence, jusqu’à ce que leur confesseur leur demande de cesser cet excès et de vivre pleinement le sacrement qu’ils ont reçu. De fait, le mariage ne doit pas être vécu comme la cohabitation de deux célibataires, fussent-ils complètement dévoués au Seigneur. C’est en faisant une seule chair que le couple est à l’image de Dieu. Voilà la vocation conjugale. L’exemple des Martin nous montre ce que la décision des Beltrame avait d’exceptionnel.

 

L’éclosion familiale (1922-1927)

En 1919, un an après la crise spirituelle de Luigi, celui-ci est exceptionnellement promu vice-avocat d'État, ce qui est une grande marque de reconnaissance par ses supérieurs de la qualité de son travail. À partir de là, il va avoir la responsabilité dans divers ministères de vérifier la qualité des fonctionnaires et de licencier ceux qui assument mal leur charge. C'est une période politique très mouvementée alors en Italie, et la pondération de Luigi, son jugement éclairé par sa foi catholique sont nécessaires pour discerner la justice dans ces circonstances très délicates.

 

Au cours des années suivantes, Luigi et Maria iront de plus en plus loin dans le don de soi, n’hésitant pas à offrir avec générosité ce qu’ils possèdent, et en premier lieu leurs enfants : Philippo et Cesarino se font bénédictins, et Stefania sera sœur. Chacun de ces départs sera un nouveau déchirement, pour Luigi tout particulièrement. Celui-ci, comme le père du fils prodigue, n’esquive rien des souffrances parfois injustes de la vie, et redouble d’amour.

 

Plus tard, Luigi est promu secrétaire général du corps des avocats d'état. Il doit établir un recueil analytique de tout le contentieux d'État de 1915 à 1929, travail titanesque mené avec une telle précision qu'il devient la source de référence des spécialistes pour les décennies suivantes.

 

En 1943, Luigi sera pressenti par le président du Conseil des ministres pour devenir avocat général de l'État. « Personnalité éminente du barreau de l'État, dira un de ses amis, il aurait dû être le premier de tous à en assumer la charge suprême. Une campagne sournoise menée par des membres de ce même barreau, aux tendances laïques et anticléricales, lui fit barrage. Le serviteur de Dieu, pourtant profondément blessé en son for intérieur par l'injustice qu'il venait de subir, n'eut aucune réaction apparente »[11]. 

 

Luigi peut être considéré comme un exemple pour ceux qui paient d’une marginalisation professionnelle leur honnêteté et la cohérence d'une vie en accord avec la foi. En 1948, on lui offrira de présenter sa candidature pour un siège au Sénat. D'accord avec Maria, il décline cette offre, car il ne partage pas certaines orientations de ceux qui en sont les auteurs.

 

On voit bien qu’il ne suffit pas de parler du zèle et de la piété de Maria pour expliquer le rayonnement des Beltrame. Il faut aussi parler du cœur de Luigi, qui s’est laissé travailler malgré sa susceptibilité, malgré son émotivité.

 

Ainsi finiront Maria et Luigi, tout à Dieu. Lui s’éteindra d’une crise cardiaque en 1951, et elle partira 14 ans plus tard, dans la paix.

 

La grâce de clairvoyance du couple Beltrame Quattrocchi

 

Le seul mérite que nous pouvons avoir devant Dieu réside dans notre façon d'exercer les vertus. Pourtant, ces derniers temps, les vertus - comme la morale - sont refoulées, écartées par les hommes et, bizarrement, par les chrétiens. Ça a un côté désuet, vétuste, inutile. On préfère s'intéresser à la psychologie et au développement personnel, bien plus à la mode. L'avantage du développement personnel c'est que ça permet de mettre le désir de chacun au centre, sans trop s'embêter avec la question de la responsabilité. Un beau témoignage d'orgueil en fin de compte...

 

De fait, ce qui libère l'homme ce n'est pas le développement personnel mais l'exercice des vertus. Nous ne sommes peut-être pas responsables de ce que nous recevons, de ce qui nous arrive, mais nous sommes responsables de ce que nous donnons, de ce qui sort de nous. Nous sommes responsables de faire fructifier nos talents, d'exercer les vertus.

 

L’abbé de Roeck, qui a écrit un livre sur Maria et Luigi, remarque que ce couple a une grâce spéciale de clairvoyance, autrement dit que les Beltrame ont su exercer les vertus avec discernement. C'est d'ailleurs ce que manifeste Jean Paul II en béatifiant les époux: il reconnait que Luigi et Maria ont exercé les vertus de façon exemplaire, ensemble, dans le mariage.

 

Les vertus humaines sont, des dispositions stables et fermes à choisir librement le bien tout au long de notre existence. On ne va pas parler de toutes les vertus, il suffira juste d'en nommer quatre qui contiennent en germe toutes les autres : les vertus cardinales de prudence, de justice, de force et de tempérance.

 

La prudence

Commençons par la prudence. C’est la vertu qui nous permet concrètement de savoir quel est notre bien, et surtout de voir par quels moyens on peut atteindre ce bien. Grâce à la prudence, on est capable d’appliquer la règle morale aux cas particuliers sans se tromper, et sans s’empêtrer dans des cas de conscience stériles. En fait la prudence c’est un peu le sens du timing, d’ailleurs c’est grâce à la prudence qu’on fait usage des autres vertus au bon moment et de la bonne manière.

 

Les Beltrame nous donnent un très bel exemple de prudence, notamment dans leur attitude vis-à-vis du fascisme. Au départ, ils sont plutôt favorables à ce mouvement parce qu’il représente des valeurs familiales bonnes et solides face à la montée du communisme. Seulement au bout d’un moment ils discernent que le fascisme n’est pas compatible avec l’exigence chrétienne de la charité (surtout avec les lois raciales). Luigi refusera avec courage la carte du parti fasciste malgré ses importantes fonctions, et le couple participera au sauvetage de nombreux juifs pendant la guerre.

 

C’est donc le refus d’admettre le fascisme comme un mal nécessaire qui dénote le mieux chez les Beltrame la vertu de prudence. Il faut ajouter que tant Maria que Luigi avaient à cœur de s’instruire tout au long de leur vie. Puisque leur culture générale qui était de qualité a éclairé leur jugement, il faut voir dans ce soin de nourrir leur intelligence et de se tenir informé sur le monde la racine de cette vertu de prudence. C’est une première leçon à retenir d’eux je pense. 

 

La justice 

La vertu de justice, c'est la constante et ferme volonté de donner à Dieu et au prochain ce qui leur est dû. C'est la demande du Christ de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. C'est une purification par la raison, parce que la justice nous permet de discerner notre devoir. Paul VI nous dit à ce sujet dans son encyclique humanae vitae : « Un exercice responsable de la paternité implique […] que les conjoints reconnaissent pleinement leurs devoirs envers Dieu, envers eux-mêmes, envers la famille et envers la société, dans une juste hiérarchie des valeurs. »[12]. Maria le percevra très bien, elle qui, si autoritaire de nature, n'hésitera pas à déclarer dans un de ses ouvrages que la cohérence éducative dépend du respect par l'épouse de l'autorité de son conjoint. 

 

C'est la vertu de justice qui préserve et maintient l'autorité - que ce soit l'autorité politique à travers le gouvernement, professionnelle à travers le n+1, diocésaine à travers l'évêque, ou familiale à travers le père de famille. On a fait de l'autorité un pouvoir délégué par les gouvernés à leur chef, alors qu'il s'agit en réalité d'une responsabilité donnée par Dieu (et non par les hommes) en vue du bien commun. Ce qui signifie que désobéir à l'autorité est un péché grave si l’on n’est pas capable de prouver concrètement en quoi notre refus d’obéir contribue à l’exigence chrétienne de charité.

 

L'exemple de vertu de justice que nous donnent les Beltrame est assez édifiant. Comme on l'a vu le couple n'était pas favorable à la politique italienne de l’époque, et pourtant Luigi a toujours eu un vif sentiment de respect pour ses devoirs de citoyen, notamment quand il s'agissait de s'acquitter de l'impôt.

 

Cela dit, exercer la justice ne signifie pas qu’on peut accuser celui qui pèche. Il suffit de voir la réponse du Christ aux juifs qui accusaient la femme adultère. La justice est une vertu qui me demande d’abord de travailler sur moi-même, non selon une loi extérieure, mais selon la loi d’amour, bien plus exigeante. Il s’agit de comprendre ce que je dois rendre à Dieu et à mon prochain, pas d’exiger ce qui me revient de droit. Mais puisque la dette que nous avons envers Dieu est abyssale, je ne peux pas être quitte face à Lui. La vertu de justice me force donc à implorer sa miséricorde et, en conséquence, à faire preuve de miséricorde envers mon prochain. Poussée à fond, la vertu de justice conduit finalement à sortir du calcul et à entrer dans la gratuité. Le fruit de la justice est donc la paix.

 

La force

La vertu de force c’est ce qui nous permet de garder le cap dans les difficultés, c’est grâce à la force qu’on maintient avec constance et fermeté la poursuite du bien. Elle affermit notre résolution pour résister aux tentations et surmonter les obstacles dans la vie morale. Avec la force, on est capable de vaincre la peur, même la peur de la mort, et on peut affronter l’épreuve et les persécutions. Elle dispose à aller jusqu’au renoncement et au sacrifice de sa vie pour défendre une juste cause.

 

Vous l’aurez compris, Luigi et Maria nous ont offert un magnifique exemple de force pendant les quatre derniers mois de la grossesse d’Enrichetta, par leur refus d’avorter. C’est la force qui leur a permis de tenir malgré l’incompréhension de leur entourage. Ici aussi nous pouvons en prendre de la graine : quels sont les lieux dans notre vie de couple où, par peur du ridicule ou par crainte du qu’en dira-t-on, il nous arrive de suivre le mouvement à rebours de nos idéaux, de laisser le monde gagner nos cœurs ? 

 

Attention il ne s’agit pas de prouver quoique ce soit. Ici la discrétion et la sobriété de Luigi vis-à-vis de sa foi dans le monde professionnel est un autre bel exemple de force : il n’était pas démonstratif au travail mais il n’a jamais dérogé à ses idéaux. En fait, la vertu de force n’est pas tellement un muscle destiné au combat, c’est plutôt une conscience très nette de la primauté du spirituel sur le matériel et du royaume des cieux sur le monde. Ça signifie qu’on refuse que cet ordre soit perturbé par un événement ou une pression extérieure. En cela, on voit que la force s’enracine dans l’espérance : c’est la certitude que Dieu est plus fort que la mort qui permet de faire preuve de force. Il s’agit donc plus d’une liberté intérieure tranquille que d’un amas de muscles agressif, de la force de Dieu que de la nôtre.

 

La tempérance 

La tempérance est la vertu qui modère l’attrait des plaisirs et qui permet de maintenir l’équilibre dans l’usage des biens créés. C’est la maîtrise de la volonté sur les instincts. Grâce à la tempérance, on garde nos désirs dans les limites de l’honnêteté. C’est la vertu la moins comprise par le monde d’aujourd’hui, et celle dont il a le plus besoin. A bien y réfléchir, c’est la tempérance qui garde le couple de la concupiscence (qui est le désir orgueilleux d’avoir, de pouvoir et de jouissance), car en maintenant l’équilibre dans l’expression de nos passions, on en préserve l’intégrité pour mieux offrir notre amour à l’autre. 

 

Sans tempérance, notre affection est impulsive, violente, morcelée, agressive. Avec elle, on respecte la liberté de l’autre et on apprend à nourrir notre conjoint d’un amour édifiant et bien plus fécond.

 

Ici on pense bien sûr au combat pour la chasteté de Luigi, mais on peut tout aussi bien évoquer le combat de Maria pour le lâcher-prise à chaque maternité. Exercer la vertu de tempérance implique de comprendre que le premier ennemi à vaincre c’est le vieil homme qu’on a en nous.

 

On est tenté d’attribuer à une multitude de causes extérieures nos états d’âmes, notre frustration, etc. La tempérance nous aide à changer de point de vue, à grandir en responsabilité. Il y a toujours un désordre à corriger en nous. Le cardinal Cantalamessa nous dit avec sa lucidité coutumière : « Si nous ne nous contraignons pas à une certaine rigueur, notre vie risque de devenir une vie à l'eau de rose et de nous amener à la dureté du cœur. »[13] Remarquez que c’est quand même pas commun de lier directement le confort avec la méchanceté. Aujourd’hui on aurait plutôt tendance à encourager les gens à prendre soin d’eux pour aller mieux.

 

Pour finir…

Voilà, en fin de compte, ce que nous apprennent les vertus cardinales pour notre couple : quelles que soient nos frustrations, quelles que soient nos difficultés, le vrai travail à accomplir ne sera pas de changer l’autre mais de se laisser travailler soi-même. C’est l’exemple que nous donne Luigi. Il aurait eu le droit de se rebeller contre la volonté de Maria. Il y avait certainement des choses à dire sur la façon de faire de sa femme. Mais Luigi a compris que pour avancer vers Dieu il fallait d’abord et avant tout se laisser faire, laisser mourir le vieil homme en lui. De l’adoration de sa femme il est passé à l’adoration de Dieu, et la fécondité du couple en a été décuplée.[14]

 

 « La première, la plus radicale forme de soumission est celle de l'homme envers la femme, et de la femme envers l'homme », nous dit le cardinal Cantalamessa[15]. Voilà la grâce du mariage, la source de notre fécondité : par amour pour Dieu, accepter de se soumettre à l’autre.

 

A travers la maternité pour la femme et la lutte contre l’impureté pour l’homme, nous avons identifié deux moyens pour les époux de s’honorer mutuellement, d’accepter de se soumettre à l’autre en reconnaissant la part mystérieuse et incompréhensible de sa vocation. Quand l’homme fait mémoire des maternités de sa femme, quand il se souvient de sa souffrance et du don de son corps, il choisit d’adorer en quelque sorte le mystère de sa dignité de femme. Quand la femme, de son côté, considère les sacrifices que fait son mari pour grandir en chasteté et les tourments que cette lutte implique, elle choisit de le regarder comme un mystère voulu par Dieu. 

 

Il est très intéressant de constater que ces deux dettes sont de plus en plus niées par le monde. La maternité est parfois vue carrément comme un boulet empêchant la libération de la femme, au point que beaucoup se font une vertu de ne plus enfanter ; et le combat particulier de l’homme pour la chasteté est nié à cause de l’égalité homme/femme. Il faut reconnaitre que la sensualité est à ce point diffuse aujourd’hui que les femmes ne sont pas épargnées par ce combat pour la pureté, mais tant qu’on fait mine d’ignorer que ce combat est structurel chez l’homme et accidentel chez la femme on ne fait qu’exciter la compétition des sexes. 

 

Cet article a commencé avec les paroles suivantes de saint Jean Paul II : « Vous valez ce que vaut votre cœur ». Maria et Luigi Beltrame nous ont montré précisément comment enrichir nos cœurs grâce au sacrement de mariage. Cela demande de l’audace, car il faut briser les conventions pour garder les commandements que Dieu nous donne[16]. Comme le dit Ingrid d’Ussel : « n’ayez donc pas peur d’être procréatifs en pensées, en actes et en vérité : c’est en vous ! »[17]

 


[1] Jean-Paul II, Message aux jeunes de France, Paris, 1980
[2] Cf Jean Paul II, homélie de béatification des Beltrame Quattrocchi, 21 octobre 2001
[3] Abbé Antoine De Roeck, Luigi et Maria Beltrame Quattrocchi: Itinéraire spirituel d'un couple, Artège, 15 septembre 2021, p.28
[4] Denis Sonet, Réussir notre couple, Mame-Edifa, 2010. pp.63-64
[5] Jean Paul II, lettre apostolique mulieris dignitatem, Pierre Téqui, 15 août 1988. p.72
[6] L'ecclésiastique nous dit à ce propos (7, 27-28) : "De tout ton cœur honore ton père et n'oublie jamais ce qu'a souffert ta mère. Souviens-toi qu'ils t'ont donné le jour: que leur offriras-tu en échange de ce qu'ils ont fait pour toi?" 
[7] Fabrice Hadjadj, la profondeur des sexes, éditions du Seuil, 2008. p.167
[8]Raniero Cantalamessa, aimer autrement, éditions des Béatitudes, 2004, p.41
[9] Yves Semen, le mariage selon Jean Paul II, Presses de la Renaissance, 2015, pp. 438-439
[10] Ingrid d’Ussel, Humanae Vitae questionnée par Proust, Via Romana, 2018, p.44
[11] Cf. Attilio Danese et Giulia Paola Di Nicola, Une auréole pour deux, Éditions de l'Emmanuel, 2004.
[12] Paul VI, Humanae Vitae, n°10
[13] Raniero Cantalamessa, aimer autrement, éditions des Béatitudes, 2004, p.59
[14] Ici on peut mentionner aussi l’exemple de Cyprien et Daphrose Rugamba, couple mort en martyr lors du génocide au Rwanda, et dont la cause en canonisation est ouverte depuis 2015. Chez eux c’est l’inverse de chez les Beltrame : le rapport de force et les caractères des époux sont bien différents. Cyprien a une très forte personnalité, il a perdu la foi et Daphrose, sa femme, bien plus discrète, prie intensément pour sa conversion. Malgré les tromperies, Daphrose reste fidèle et persévère pendant 17 ans, jusqu’à la conversion de Cyprien. Ici aussi l’on voit que le vrai combat est de porter sa croix, chaque jour, en refusant d’entrer en compétition avec son conjoint ou de ruminer tout ce qu’on aurait mieux fait à sa place.
[15] Op. Cit., p.53
[16] Cf Dale Ahlquist, commencement address to the class of 2017 at the Thomas More College of Liberal Arts, 20 mai 2017.
[17] Ingrid d’Ussel, Op. Cit. p. 59"

Sursum Corda

13/09/2021

Bonjour!

 

Aujourd'hui je vous propose un article un peu long. En réalité il s'agit d'une conférence que j'ai donnée à Lille pour les soirées Nicodème, le 14 mai 2021. Merci aux fondateurs de Nicodème, Gatien et François, de m'avoir permis d'en publier ici le texte.

 

"Je suis très heureux de pouvoir présenter aujourd’hui Eloi Leclerc, ce prêtre franciscain qui nous a quittés en 2016 à l’âge honorable de 96 ans. La majorité d’entre vous connaissent probablement déjà cet auteur, mais peut-être ne connaissez-vous de lui que son livre Sagesse d’un pauvre, qui est déjà un vrai météore en lui-même. Cette œuvre est un peu comme le petit prince de Dieu : poétique, simple, mais profonde et très émouvante.

J’ai découvert Eloi Leclerc à partir d’un extrait de Sagesse d’un pauvre, que je mets ci-dessous. Il s’agit d’un dialogue entre François d’Assise et frère Léon, qui se promènent dans la forêt. Frère Léon, regardant les eaux cristallines de la rivière, se désole tout haut de ne jamais atteindre la pureté du cœur. François l’interroge :

 

« - Sais-tu, frère, ce qu'est la pureté du cœur ?

 

- C'est ne pas avoir de faute à se reprocher, répondit Léon sans hésiter.

 

- Alors, je comprends ta tristesse, dit François. Car on a toujours quelque chose à se reprocher.

 

- Oui, dit Léon, et cela précisément me fait désespérer d'arriver un jour à la pureté du cœur.

 

- Ah ! Frère Léon, crois-moi, repartit François, ne te préoccupe pas tant de la pureté de ton âme. Tourne ton regard vers Dieu. Admire-le. Réjouis-toi de ce qu’il est, lui, toute sainteté. Rends-lui grâces à cause de lui-même. C'est cela même, petit frère, avoir le cœur pur.

 

« Et quand tu es ainsi tourné vers Dieu, ne fais surtout aucun retour sur toi même. Ne te demande pas où tu en es avec Dieu. La tristesse de ne pas être parfait et de se découvrir pécheur, est encore un sentiment humain, trop humain. Il faut élever ton regard plus haut, beaucoup plus haut. Il y a Dieu, I'immensité de Dieu et son inaltérable splendeur. Le cœur pur est celui qui ne cesse d'adorer le Seigneur vivant et vrai. Il prend un intérêt profond à la vie même de Dieu et il est capable, au milieu de toutes ses misères, de vibrer à l'éternelle innocence et à I’éternelle joie de Dieu.

 

« Un tel cœur est à la fois dépouillé et comblé. Il lui suffit que Dieu soit Dieu. En cela même, il trouve toute sa paix, tout son plaisir. Et Dieu lui-même est alors toute sa sainteté.

 

- Dieu, cependant, réclame notre effort et notre fidélité, fit observer Léon.

 

- Oui, sans doute, répondit François. Mais la sainteté n’est pas un accomplissement de soi ni une plénitude que l'on se donne. Elle est d'abord un vide que l'on se découvre et que l'on accepte, et que Dieu vient remplir dans la mesure où l'on s'ouvre à sa plénitude.

 

« Notre néant, vois-tu, s'il est accepté, devient l'espace libre où Dieu peut encore créer. Le Seigneur ne laisse ravir sa gloire par personne. Il est le Seigneur, l'Unique, le Saint. Mais il prend le pauvre par la main, il le tire de sa boue et le fait asseoir parmi les princes de son peuple afin qu'il voie sa gloire. Dieu devient alors l'azur de son âme.

 

« Contempler la gloire de Dieu, frère Léon, découvrir que Dieu est Dieu, éternellement Dieu, au-delà de ce que nous sommes ou pouvons être, se réjouir à plein de ce qu'il est, s'extasier devant son éternelle jeunesse et lui rendre grâces à cause de lui-même, à cause de son indéfectible miséricorde, telle est l'exigence la plus profonde de cet amour que l'esprit du Seigneur ne cesse de répandre en nos cœurs. C'est cela avoir le cœur pur.

 

Mais cette pureté ne s'obtient pas à la force des poignets et en se tendant.

 

- Comment faire ? demanda Léon.

 

- Il faut simplement ne rien garder de soi-même. Tout balayer. Même ce sentiment aigu de notre détresse. Faire place nette. Accepter d'être pauvre. Renoncer à tout ce qui est pesant, même au poids de nos fautes. Ne plus voir que la gloire du Seigneur et s'en laisser irradier. Dieu est, cela suffit. Le cœur devient alors léger. Il ne se sent plus lui-même, comme l’alouette enivrée d'espace et d'azur. Il a abandonné tout souci, toute inquiétude. Son désir de perfection s'est changé en un simple et pur vouloir de Dieu.

 

« Léon écoutait gravement, tout en marchant devant son Père. Mais, à mesure qu'il avançait, il sentait son cœur devenir léger, et une grande paix l’envahir. »

 

C’est beau, hein ? Ça a une saveur particulière, quelque chose à la fois somptueux et en même temps dépouillé de tout artifice. C’est désarmant, parce que ça frappe juste à l’endroit qu’il faut. Pour tout vous dire, j’ai du mal avec les livres spirituels qui prodiguent des conseils en liste de course. Je n’ai rien contre les conseils, mais tant qu’on n’est pas dans les bonnes dispositions, tous les conseils du monde ne sont qu’autant de tentations pour contrôler les événements.

 

Dans ce passage, on voit qu’Eloi Leclerc a bien saisi l’importance de la disposition intérieure dans le combat spirituel. Avant même de chercher à se battre, il faut être au clair sur ce que l’on souhaite vraiment. Beaucoup d’âmes ne cherchent dans le combat spirituel que les armes de se défendre elles-mêmes, en dehors de Dieu, par le truchement d’un altruisme déréglé. Plus important encore, ces âmes sont sincères dans leur combat, et s’évertuent à déplacer des montagnes quand Dieu les attends patiemment, juste à côté d’elles.

 

Ce qui est terrible, c’est que cette erreur est presque une erreur de méthode, qui arrange énormément l’orgueil mais qui peut partir néanmoins d’un bon sentiment. Et une fois qu’on est partis dans ce sens, il faut un sacré chamboulement pour comprendre que l’erreur se situe à l’origine de la réflexion. Ça se voit bien dans la psychologie masculine, ça : à la promenade du dimanche, une fois que monsieur a perdu avec assurance toute la famille dans un bosquet de ronces, bon courage pour lui faire comprendre qu’il faudrait peut-être retourner au point de départ pour retrouver le bon chemin. C’est déjà pas facile de lui faire admettre que c’est le mauvais chemin. Prenez aussi Descartes : il est nickel, son raisonnement. Rien à redire, il a réalisé avec son cogito une prouesse intellectuelle. Sauf que René il a juste loupé son point de départ. Si on part de la créature, ça dévie forcément tout le reste du raisonnement. Alors il faut se repositionner en Dieu. C’est l’adoration.

 

L’adoration intérieure, la contemplation, n’est possible que dans une âme qui se sait dépassée. Et ça ça se remarque très vite chez un penseur. On le voit très clairement chez Molinié par exemple. Il rechigne, renâcle et se trouve constamment torturé par son impuissance devant les mystères de Dieu, ce qui ne lui laisse d’autre choix que l’adoration. Il me semble que ce combat est lié à son caractère, en tout cas c’est probablement parce qu’il se bat autant qu’il parvient à une telle lucidité. Chez Eloi Leclerc, en revanche, la douceur avec laquelle il admet d’être dépassé est bouleversante. Je trouve sa docilité particulièrement édifiante, car elle ne sombre en rien dans la mièvrerie et elle est porteuse d’une grande espérance.

 

L’esprit est périlleux, parce qu’il se saisi de façon fulgurante des événements, et empêche le cœur de les accueillir pleinement. L’adoration est, de ce point de vue, un exercice salutaire de tempérance. L’intelligence n’a pas l’habitude de s’agenouiller. Il faut avoir vécu une expérience intérieure extrêmement forte pour admettre les limites de son intelligence. Chez Eloi Leclerc, cette expérience a été d’une violence inouïe. A 23 ans, alors qu’il était franciscain depuis 4 ans, Eloi et plusieurs frères franciscains ont été capturés par la Gestapo, et emmenés à Buchenwald. Voici un passage de son livre Le soleil se lève sur Assise, dans lequel il parle de ce qu’il lui est arrivé après sa déportation.

 

« Alors commença pour nous une descente aux enfers. Nous étions livrés aux bêtes. Un mois ne s’était pas encore écoulé depuis notre arrivée à Buchenwald que déjà nous comptions plusieurs morts dans nos rangs. La faim, les brutalités, les humiliations, les conditions d’hygiène, les épidémies, en particulier le typhus, tout concourait à l’écrasement de l’homme. Aux yeux de nos bourreaux, nous n’étions plus des hommes : leur objectif était de nous faire prendre conscience que nous n’avions plus aucune dignité humaine et, par conséquent, aucun droit au moindre respect ni même à la vie.

 

« Cette expérience de déshumanisation systématique, ce tête-à-tête avec l’horreur produisirent en moi un choc profond. N’était-ce pas le démenti le plus brutal qu’on pût jamais opposer à cette communion fraternelle entre les êtres, telle que je l’avais entrevue à travers la figure lumineuse de saint François d’Assise ? La race des seigneurs régnait. Et, avec elle, la force brutale. Tout ce qui résistait devait être écrasé impitoyablement, comme indigne d’exister.

 

« Une question redoutable surgit alors dans mon esprit : et si ce règne de la force, avec sa froide cruauté, était la réalité ultime contre laquelle devaient se briser inexorablement, un jour ou l’autre, tous nos rêves de communion et de fraternité ?

 

« Je connus une grande angoisse. Au milieu de dizaines de milliers d’hommes parqués, affamés, battus et abattus comme du bétail, ou voués à une mort lente, j’avais le sentiment de l’abandon le plus complet dans un monde régi par la loi du plus fort. Un monde terriblement froid, qui nous ignore totalement. Un monde qui n’est qu’un monstre de forces.

 

« Nous pouvions penser avoir atteint le fond de la détresse humaine. Le pire cependant restait à vivre. Cette expérience de déshumanisation allait dépasser toutes les limites de l’imaginable. Au début du mois d’avril 1945, devant l’avance des Alliés, les SS décidèrent d’évacuer une partie du camp de Buchenwald, alors surpeuplé. On nous fit descendre à pied la colline de Buchenwald. Ceux d’entre nous qui étaient trop épuisés pour suivre la colonne étaient abattus d’une balle dans la tête. Nous fûmes embarqués en gare de Weimar dans des wagons de marchandises, à 90-100 hommes par wagon.

 

« Ce voyage vers l’inconnu allait durer vingt et un jours du 7 au 28 avril. Les ponts étaient coupés, les voies bombardées. Nous restions des journées et des nuits sur des voies de garage, enfermés, mourant de faim et d’épuisement. Puis le train repartait, s’arrêtait à nouveau. Où allions-nous ? Où étions-nous ? Impossible de décrire ce que furent ces vingt et un jours. Entassés, serrés les uns contre les autres, au point de ne pouvoir nous étendre ni même nous asseoir. Délirants, frappés à coups de crosse, dans le sang et les déchets humains, nous mourions les uns après les autres, les uns sur les autres. Il est difficile d’aller plus loin dans l’horreur.

 

« Chaque soir, nous devions sortir les morts. Une moyenne de deux morts par jour, par wagon. Environ quatre-vingts morts pour l’ensemble du train chaque jour. Il fallait transporter les cadavres pour les jeter dans le dernier wagon, un tombereau qui servait de morgue. Oh ! Cette marche funèbre, titubante, de squelettes portant d’autres squelettes, sous les cris et les coups des SS qui trouvaient que l’opération n’allait pas assez vite. Arrivés au dernier wagon, nous prenions les morts par les poignets et les pieds, et les balancions par-dessus les hauts bords. Après avoir roulé vers l’est, jusqu’à Dresde, le convoi prit la direction du sud, gagna Pilsen, en Tchécoslovaquie, puis se dirigea vers Passau, à travers les monts de Bohême. Notre train, avec ses milliers de déportés, avançait lentement entre des pentes escarpées d’une beauté sauvage. La jeune lumière du printemps éclatait sur les feuillages naissants, comme un appel à la vie. Et nous, dans nos wagons, nous étions dans la vermine et le sang. Dans la mort. Un SS venait de tirer à bout portant. Ce n’était pas la première fois. Un camarade, atteint au ventre, gisait maintenant parmi nous, vomissant son sang. Un de plus.

 

« Étions-nous donc destinés à quelque célébration barbare dans cette nature en fête ? Les historiens sérieux qui ne s’intéressent qu’aux événements importants du passé ne parleront sans doute jamais des orgies sanglantes qui se déroulèrent dans ces gorges perdues du Bohmerwald, en ce printemps 1945. L’histoire garde pudiquement ses secrets, comme une plaie qui se ferme silencieusement sur elle-même, parfois très mal.

 

« A certaines heures, le vertige nous prenait. A mes côtés, un jeune Français se cognait la tête contre les parois du wagon. Il était devenu fou. Il voulait mettre fin à ses jours. Il fallait tenir malgré tout. Tenir jusqu’au bout. Je repensais à ma famille, à mes parents, à mes jeunes frères et sœurs. Aucune nouvelle depuis bientôt un an. Ils étaient libérés certainement. Mais comment avaient-ils vécu cette libération ? En étaient-ils sortis indemnes ? Je revoyais en pensée ma Bretagne natale, la ville de Landerneau, la maison familiale, mes années d’enfance dans la gaieté et l’insouciance... Comme tout cela semblait lointain ! Lointain et irréel comme un rêve. Je me disais : si mes parents me voyaient dans l’état où je suis présentement, ils ne me reconnaîtraient même pas. Nous étions si défigurés, épouvantablement squelettiques, noirs de saleté, avec des yeux hagards.

 

« Ah ! Quelle chose étrange que la destinée humaine ! Quand je jouais avec mes camarades dans la cour de l’école, ou avec mes frères et sœurs. Dans la maison familiale, comment aurais-je pu imaginer un instant qu’un jour je me trouverais enfermé, affamé, agonisant dans ce train de la mort, quelque part dans les monts de Bohême ? Quelle main invisible et mystérieuse a pu me conduire jusqu’ici ? Et pourquoi ?

 

Je me souvenais de la chanson que nous avions apprise jadis à l’école :

 

Dis-nous, petite source,

qui naît dans les roseaux

pour les oiseaux,

dis-nous, petite source

aux fraîches eaux :

pourquoi prends-tu ta course ?

 

La petite source avait pris sa course. Mais elle ne savait pas où elle allait ni ce qui l’attendait. Elle rêvait de « plaine blonde » ou de « lac bleu », aux eaux tranquilles et transparentes. La réalité était tout autre.

 

« L’horrible réalité s’étalait sous nos yeux. Des milliers d’hommes, jeunes pour la plupart, mouraient dans le plus grand abandon, dans la plus affreuse solitude. « Et chacun se sentant mourir, on était seul. » On pouvait tendre la main. Elle se tendait et s’ouvrait dans le vide. Personne pour la saisir.

 

« Pour comble de nos malheurs, la pluie s’était mise à tomber, froide, persistante. Dans notre wagon à ciel ouvert, nous étions transis de froid. Aucune boisson chaude pour nous réchauffer. Peut-on d’ailleurs réchauffer des squelettes ?

 

« Les morts ! Il y en avait de plus en plus. La plupart mouraient d’épuisement. Certains, de dysenterie ; d’autres, d’érésipèle. Ces derniers étaient horribles à voir. En une nuit, en une journée, ils devenaient méconnaissables. Leurs visages tuméfiés, en feu, étaient complètement défigurés. Délirants de fièvre, ces malheureux hurlaient dans la nuit : ils réclamaient à boire. Les SS les faisaient taire à coups de crosse. Et, au matin, ils gisaient raidis par la mort.

 

« Ce débordement de souffrances nous submergeait. Le sentiment d’être abandonnés à la sauvagerie des hommes et du destin était plus fort que jamais.

 

« Il se produisit alors un événement inoubliable, mais d’un éclat tout intérieur. Nous étions quatre frères franciscains dans notre wagon. L’un de nous était à la dernière extrémité. Déjà son regard s’éteignait et nous avait presque quittés. Or, tandis qu’il se mourait, le Cantique de frère Soleil, de François d’Assise, vint spontanément à nos lèvres et nous le chantions. Un geste insensé de notre part ! Comment pouvions-nous chanter un tel chant en un tel moment ?

 

« Et pourtant, c’était le seul langage qui nous paraissait convenir à la démesure de ce que nous vivions. Nos voix à peine audibles s’élevaient comme un souffle fragile. Ce n’était qu’un filet de voix, écrasé par le roulement du train et du destin. Mais c’était le chant de l’univers. Nous chantions la splendeur de la création, la lumière, la vie, la grande fraternité cosmique et humaine.

 

Loué sois- Tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures,

Spécialement messire frère Soleil

Qui fait le jour et par qui Tu nous illumines.

Il est beau, rayonnant d’une grande splendeur :

De Toi, Très-Haut, il est le symbole.

[...]

Loué sois- Tu, mon Seigneur, pour sœur

Notre mère la Terre :

Elle nous porte et nous nourrit,

Elle produit la diversité des fruits,

Les fleurs diaprées et les herbes.

Loué sois- Tu, mon Seigneur, pour ceux

Qui pardonnent par amour pour Toi.

Qui supportent épreuves et maladies :

Heureux s’ils conservent la paix,

Car par Toi, Très-Haut, ils seront couronnés.

[...]

 

« Oui, comment pouvions-nous chanter un tel chant de lumière dans une situation aussi noire où l’homme n’était plus qu’un jouet du destin, une dérision ? Et le plus surprenant était que nous n’avions pas à nous forcer. Une force invisible nous portait. C’est elle qui chantait en nous.

 

« Cela n’avait rien à voir avec un défi stoïque, héroïque, lancé au destin. Ce n’était pas une affirmation désespérée de l’homme et de sa grandeur face à un monde qui l’ignore et l’écrase. Ce n’était pas non plus une évasion mystique dans un arrière-monde de rêve. C’était tout autre chose.

 

« La force invisible qui s’exprimait dans ce chant nous faisait vivre notre destin, en cet instant, comme un mystère. Vivre son destin comme un mystère, c’est percevoir en lui une densité de signification qui dépasse les événements eux-mêmes. On se sent soudain comme porté par une main toute-puissante. Celui-là vit en plénitude qui vit son destin comme un mystère.

 

« Ce fut un moment unique. Une sorte de visitation d’en haut. Un rayon de soleil dans le brouillard. Puis tout s’éteignit à nouveau. Avions-nous été victimes d’une illusion ? Non, il y avait une présence cachée dans le déroulement de notre vie. La question cependant restait entière : pourquoi cette tragédie de l’homme ? Et, dans cette tragédie, pourquoi soudain le Cantique du Soleil de François d’Assise ? Cette question allait me poursuivre toute ma vie. »

 

Eloi Leclerc a attendu 54 ans avant de partager ce témoignage. C’est évident : la souffrance l’a broyé. Plus encore, il ne semble pas s’être dérobé au mystère du mal et de la souffrance, ce qui est très rare. Il ne s’y est pas dérobé, sans pour autant s’y accrocher, il est resté attaché à Dieu. Ce cantique émergeant de la misère la plus absolue est une absurdité, un signe qu’Eloi ne cherche pas à réduire par une interprétation psychologique. L’interprétation psychologique, il l’a bien compris, est une manière détournée pour l’homme de reprendre le dessus sur les événements, quels qu’ils soient. C’est l’opposé de l’adoration, l’inverse de l’attitude du serviteur. Au risque de se perdre, Eloi Leclerc refuse ces facilités et se laisse traverser par Dieu.

 

Ce faisant, il ressemble au père du fils prodigue. Quand on lit la parabole du fils prodigue, on est frappé par le fait que le père souffre tout du long : quand son fils part, il attend debout devant sa maison, les yeux fatigués de scruter le chemin. Il ne baisse pas les bras. Aujourd’hui on aurait tendance à lui proposer de « prendre soin de lui », de rentrer chez lui, de continuer à vivre tout en gardant son portable allumé, au cas où ce fils ingrat cherche à le contacter. Ça lui permettrait d’économiser ses forces pour mieux l’accueillir. Mais non : le père attend debout, sans relâche, et ne tient même pas rigueur de sa propre fatigue à son fils quand celui-ci revient vers lui. Il ne fait même pas peser le poids de son deuil sur les épaules de celui qui l’a blessé. Il n’est que joie et accueil. 

 

Alors, le frère du vaurien, le fils qui faisait son devoir dès le début, s’en offusque et accuse son père : « pourquoi ne tiens-tu pas compte de ta souffrance ? Et si tu choisis d’ignorer la tienne, regarde la nôtre ! Ne te laisse pas toucher par les paroles de ce fils indigne, tu es plus intelligent que ça ! » Et le père se laisse atteindre par les reproches de son autre fils. Encore une fois, il n’esquive rien. Ça aurait été tentant d’utiliser toute la tension de l’attente, toute la colère devant les frasques du premier fils, pour remettre à sa place le second. Mais non. Il s’explique, il donne du temps, il offre tout ce qu’il est pour que son fils le rejoigne dans la joie. Le père n’a rien laissé passer, il a tout pris sur lui. Accablé, il n’a rien retenu pour lui-même. C’est un faible. Un pauvre. Et dans sa pauvreté, il nous donne à voir le cœur de Dieu.

 

Voici un passage de gaudete et exsultate du pape François, qui évoque cette vulnérabilité salutaire au cours d’une méditation sur la béatitude « heureux les affligés, car ils seront consolés » :

 

«L'homme mondain ignore, détourne le regard quand il y a des problèmes de maladie ou de souffrance dans sa famille ou autour de lui. Le monde ne veut pas pleurer : il préfère ignorer les situations douloureuses, les dissimuler, les cacher. Il s'ingénie à fuir les situations où il y a de la souffrance, croyant qu'il est possible de masquer la réalité, où la croix ne peut jamais, jamais manquer.

 

« La personne qui voit les choses comme elles sont réellement se laisse transpercer par la douleur et pleure dans son cœur, elle est capable de toucher les profondeurs de la vie et d'être authentiquement heureuse. Cette personne est consolée, mais par le réconfort de Jésus et non par celui du monde. Elle peut ainsi avoir le courage de partager la souffrance des autres et elle cesse de fuir les situations douloureuses. De cette manière, elle trouve que la vie a un sens, en aidant l'autre dans sa souffrance, en comprenant les angoisses des autres, en soulageant les autres. Cette personne sent que l'autre est la chair de sa chair, elle ne craint pas de s'en approcher jusqu'à toucher sa blessure, elle compatit jusqu'à se rendre compte que les distances sont supprimées. Il devient alors possible d'accueillir cette exhortation de saint Paul : « pleurez avec ceux qui pleurent ».

 

Cette vulnérabilité infinie, c’est ce que semble avoir embrassé Eloi Leclerc. De manière contrainte au départ, où il a « subit » l’élan de Dieu au milieu de la détresse la plus absolue, et docile ensuite, il a accepté de se laisser travailler par cet élan dans l’adoration. Il s’est laissé dépouiller par Dieu à la manière de Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus.

 

Vivre sa vie comme un mystère, c’est se tourner vers l’essentiel. Ce n’est pas pratiquer le lâcher prise à la manière zen : quand on s’intéresse uniquement au lâcher prise, peu importe où échoue ce qu’on lâche, du moment qu’on le lâche. Mais quand on offre sa vie dans l’adoration, ça change du tout au tout. C’est un don destiné à Dieu. Ce n’est pas un refus de nos pauvretés, un refus de nos péchés, une sorte d’hygiène scrupuleuse qui conduit au perfectionnisme spirituel. C’est le choix de Dieu, à chaque instant. On lui adresse l’offrande de nos cœurs. A la lumière de ces choses, la discussion entre François d’Assise et frère Léon, que j’ai cité tout à l’heure, prend une nouvelle profondeur : frère Léon se préoccupe d’un lâcher prise égocentrique, tandis que François se consume en Dieu, et lui offre tout.

 

D’où vient cet élan chez Eloi Leclerc ? L'appel à suivre saint François qu’il a reçu à 12 ans est né de cette intuition extrêmement forte : la vocation de tout le créé est la communion intégrale. Créé par Dieu, l’univers n’a d’autre élan que de retrouver Dieu. Eloi Leclerc a perçu chez saint François une "nouvelle qualité de présence au monde", dont il décrit l’action en citant Paul Ricœur : "convertir toute hostilité en tension fraternelle à l'intérieur d'une unité de création". Attiré par ce don de soi absolu, Eloi Leclerc reconnait que son élan n'était pas dépourvu d'un certain romantisme, au départ.

 

Considérant cette délicatesse, on perçoit alors avec une intensité supplémentaire le choc qu’Eloi Leclerc a reçu en voyant les SS avilir ainsi tout ce qu’il y avait de bon en eux-mêmes. Mais en dépit de tout, et c'est ici que son humilité est remarquable, il ne se défend pas de son premier appel. D'autres auraient renié cet idéal franciscain, ou du moins ils l'auraient nuancé. Et ceux qui l'auraient conservé auraient probablement souhaité mettre entre parenthèses cette expérience de violence, si difficilement conciliable avec l’idéalisme. Mais Eloi Leclerc sait que ce n'est pas là la voie de saint François. Voilà ce qu’il en dit:

 

« Ainsi, grâce à Dieu, ce qui était une invitation au reniement et au désespoir devint pour moi le point de départ d'un approfondissement et d'un rebondissement de l'inspiration franciscaine. Et je peux dire que ma production littéraire est née pour une large part de la tension et de la confrontation intimes entre ces deux extrêmes: d'un côté, l'expérience de la tragédie humaine et, de l'autre, l'inspiration franciscaine, l'appel à une vraie fraternité entre les hommes. Un appel perçu à travers la figure lumineuse du Pauvre d'Assise. »

 

C'est le refus d’ignorer ces deux réalités apparemment incompatibles qui donne une telle fécondité à la pensée d'Eloi Leclerc. C'est très rare ça: la plupart du temps on a des auteurs qui célèbrent une vision romantique et idéalisée du monde, ou alors qui font un étalage implacable et cruel de la violence la plus noire, mais jamais les deux ne sont accueillis ensemble de cette manière. D’ailleurs j’ai l'impression que quand on les sépare on n'accueille vraiment ni l'un ni l'autre. L'élan de communion universelle qui s'arrête devant la souffrance est un mensonge, une hypocrisie ; on ne cherche qu'à s'émouvoir de son idéal sans s'intéresser à la réalité. On est loin de l'adoration "en esprit et en vérité"… et à l’inverse le fait de reconnaitre l'existence de la violence et du mal tout en écartant l'existence du bien est une forme de désespoir, le plus brutal qui soit. Presque du nihilisme. On constate aussi de temps en temps que des penseurs jonglent entre ces deux opposés, mais parce qu'ils cherchent à garder la tête hors de l'eau ils n'abordent aucune de ces deux réalités à fond, et restent dans une approche superficielle.

 

On ne peut pas feindre la souffrance, tout comme on ne peut pas feindre l'adoration. On accueille l'une comme on accueille l'autre. En fait je ne pense pas qu'on puisse vraiment accueillir l'une sans accueillir l'autre ici-bas.

 

Ainsi, on pourrait dire que l'âme qui maintient son regard en Dieu accueille de la manière la plus parfaite la création, et entre en communion véritable avec ses frères. La qualité de cet accueil réside en ce qu'il ne refuse rien du créé, il ne se dérobe pas. Eloi Leclerc est frappant parce qu'il ne s'épargne rien des misères mais aussi de la beauté du monde, ce qui donne à ses œuvres une grande douceur mais aussi une profondeur très édifiante. Dans son style poétique il ne joue pas avec les mots, il ne cherche pas à convaincre. Il ne semble pas tourné vers le lecteur mais tourné vers Dieu. C'est la meilleure manière d'assumer sa responsabilité d’auteur, j'imagine.

 

De cette façon, il nous donne à comprendre à quel point cette attitude de vulnérabilité est salutaire, pourvu qu’elle soit vécue en Dieu. Voici un extrait de son livre le maitre du désir, qui illustre bien la tentation de l’homme de vivre l’adoration hors de Dieu, en se laissant accaparer par les signes. Il s'intéresse ici à la résurrection de Lazare :

 

« En rappelant Lazare à la vie, Jésus donnait un signe de cette vie qu'il avait pour mission de révéler et de communiquer. Mais le signe n'est pas la réalité. Il en est seulement l'image, l'apparence sensible qui porte le regard plus loin, plus haut. Il est une force d'éveil qui doit permettre au désir de grandir, de s'élancer. Mais il arrive que le désir s'éprenne de l'enveloppe sensible et charnelle du signe, et qu'il s'y attache. Alors, au lieu de s'élever, il rampe, il s'enroule autour du signe, comme s'il était la réalité. Le signe cesse d'être signe. Et le désir, en se fixant sur une satisfaction immédiate et éphémère, ne peut que renaître et se répéter, toujours le même, toujours insatisfait, enfermé dans un horizon de mort.

 

« La résurrection de Lazare, tout comme la multiplication des pains, n'est qu'un signe donné par Jésus pour dicter le désir de l'homme, pour ouvrir son cœur à la vie qui demeure. En soi, cette résurrection n'est qu'un retour à une vie qui reste mortelle. Elle ne résout rien. La mort aura quand même le dernier mot. Mais en l'accomplissant, Jésus laissait voir en lui une forme de vie capable de défier la mort. La vraie vie qu'il veut nous communiquer est une communion à la vie éternelle de Dieu, dans sa mort et sa résurrection. Cette communion n'est pas seulement le fait de l'âme, elle fait vivre tout l'homme, corps et âme, en vie nouvelle dans une participation à l'homme parfait, au Christ ressuscité, et donc à son corps de gloire aussi. Bref, elle est déjà, par la foi, la vie du ressuscité en nous. »

 

Ce qui est intéressant ici, c'est qu’Eloi Leclerc aborde la notion de désir en l'homme. Jusqu'ici nous avions un homme qui devait se laisser faire, se laisser travailler par la vie tout en gardant son cœur dans l'adoration de Dieu. On pouvait comprendre ça seulement comme une sorte de lutte intérieure pour la passivité de l'âme. Ici Eloi Leclerc parle du désir, celui qui bout en l'homme pendant l’adoration. Ce qui est intéressant c'est qu'il ne s'agit pas d'un désir éduqué, raffiné, mais du désir brut, viscéral : de ce qui nous touche aux tripes. Il a le courage de saisir cet élan franciscain, qui peut parfois paraitre un peu édulcoré, un peu hippie, à la racine. Ce faisant il n'exclue aucune réalité de vie, et son propos concerne tous les hommes. Ecoutons-le:

 

« Peu d'hommes vivent vraiment, pleinement. La plupart ne l'osent même pas. Tous pourtant portent en eux le feu de la vie, ce mystérieux germe volcanique qui parfois éclate dans la poussée tourbillonnante du désir. Tout homme sent bouillonner en lui, à certaines heures, les flots ardents de la vie. Mais prudemment on se tient sur le bord du torrent. Avec raison d'ailleurs. Car s'y plonger serait se perdre, se voir emporter, sans retour, par la vague déferlante de la passion. Certains osent et se précipitent dans un abime où l'esprit ne se reconnait plus. La passion s'empare d'eux et en fait des monstres : monstres de jouissance ou monstres de pouvoir, qui ne reculeront pas devant le crime.

 

« Chez la plupart des hommes joue le réflexe de défense, plus fort que toute considération morale. On essaie de calmer le jeu de la vie pour ne pas en perdre la maîtrise. On opte pour une vie rangée, réglée. On se contente de petits désirs, de petits plaisirs. On se construit une vie sans grande passion, comme aussi sans grand enthousiasme. Une vie un peu éteinte, qui ne connaitra jamais le grand envol. Combien d'êtres humains se dessèchent et meurent de solitude, faute de pouvoir communier vraiment à la plénitude de la vie.

 

« Or ce que Jésus vient offrir aux hommes, c'est vraiment la plénitude de la vie. Une plénitude où les forces obscures de la passion et du désir trouvent elles-mêmes leur chemin vers la lumière de l'esprit. Une plénitude où celui qui se perd tout entier est donné à lui-même.

 

« "Seul vit véritablement sa vie qui vit son destin comme un mystère" (Stephan Zweig). Il vit son destin comme un mystère celui qui reconnait à sa vie une signification plus profonde que les événements extérieurs qui l'affectent, celui qui voit, au-delà de tout ce qui lui arrive de bon ou de mauvais, comme une main invisible qui dirige, oriente sa destinée. »

 

Ce passage est aussi tiré, vous l'aurez compris, de son livre le maitre du désir. Ce que j'aime beaucoup ici c'est qu'Eloi Leclerc ne néglige pas la violence du combat intérieur en chacun. Il n'y a rien de plus déplorable à mon avis qu'un missionnaire qui, par peur de choquer (ou surtout par peur d'être dépassé par son sujet), fait l'impasse sur cette violence, sur cette réalité. On a trop tendance à éluder cette violence si inhérente à l'élan de la vie. La fadeur n'a jamais attiré personne, et pour ma part je me hérisse quand j'entends des profs de caté aborder le thème de l’affectivité et du désir à la légère, en niant les tourments de l’âme que ces questions peuvent engendrer. Bref.

 

L’appel de toute la création à la communion parfaite ne se dissocie pas, pour Eloi Leclerc, du désir qui brûle en chaque homme. Toutefois, pour ordonner correctement ce désir impétueux à sa fin véritable, il lui faut passer par le Christ. Il ne s'agit en rien de l'amoindrir, de maitriser cette force pour l'offrir à Jésus une fois qu'elle est élaguée de toute impétuosité. Il s'agit de se tourner dès le départ vers Dieu qui lui-même accueillera l'immensité de notre désir. À voir sainte Thérèse il devient très clair qu'elle est prise dans la folie de Dieu, et que son désir semble intact, ou plutôt décuplé en Dieu. C'est une espérance immense que celle-ci : Dieu nous veut en entier, il nous veut avec la folie de nos passions. Il n'a que faire de l'image du petit enfant bien sage que nous cherchons à lui présenter. 

 

Attention, je ne suis pas en train de dire que la tempérance est inutile. Au contraire, c'est peut-être la vertu la plus nécessaire qui soit à l’heure actuelle. Mais justement, la tempérance est la vertu qui « procure l'équilibre dans l'usage des bien créés ». Et quel équilibre sied à l'élan de la créature vers son créateur ? Aucun. C’est un déséquilibre salutaire. Il faut certainement être pondéré à l'égard des biens créés, mais à l'égard du créateur il est vital d’être taré. Ainsi, au lieu de vainement chercher à temporiser l'élan de notre désir, devrions-nous le diriger vers Dieu dans l'adoration. « Elevons notre cœur, nous le tournons vers le Seigneur ». Cette offrande de ce que nous avons de plus cher nous dispose à accueillir la communion véritable. Je vous propose ici un autre extrait de sagesse d'un pauvre, où François d'Assise a fini par trouver la paix, en laissant Dieu agir vraiment en lui. Cela conduit à quelques frictions avec un frère bien intentionné, qui n'arrive pas à saisir la folie de son maître :

 

« Pour moi, dit François, je veux être soumis à tous les hommes et à toutes les créatures de ce monde, autant que d'en haut Dieu le permet. Telle est la condition du frère mineur.

 

« - Non, là vraiment, Père, je ne te suis pas, je ne comprends pas, dit Tancrède.

 

« - Tu ne comprends pas, repris François, parce que cette attitude d'humilité et de soumission te semble lâcheté et passivité. Mais il s'agit de tout autre chose. Moi aussi j'ai été longtemps sans comprendre. Je me suis débattu dans la nuit comme un pauvre oiseau pris au piège. Mais le Seigneur a eu pitié de moi. Il m'a fait voir que la plus haute activité de l'homme et sa maturité ne consistent pas dans la poursuite d'une idée, si élevée et si sainte soit-elle, mais dans l'acceptation humble et joyeuse de ce qui est, de tout ce qui est. L'homme qui suit son idée reste enfermé en lui-même. Il ne communie pas vraiment aux êtres. Il ne fait jamais connaissance avec l'univers. Il lui manque le silence, la profondeur et la paix. La profondeur d'un homme est dans sa puissance d'accueil. La plupart des hommes demeurent isolés en eux-mêmes, malgré toutes les apparences. Ils sont pareils à des insectes qui ne parviennent pas à se dépouiller de leur cocon. Ils s'agitent désespérément à l'intérieur de leurs limites. Au bout du compte, ils se retrouvent comme au départ. Ils croient avoir changé quelque chose, mais ils meurent sans même avoir vu le jour.

 

« Ils ne se sont jamais éveillés à la réalité.

 

« Ils ont vécu en rêve. »

 

Ici, on remarque que la communion universelle n'est pas un bonus proposé aux cathos qui ont le feeling pour ce genre de trip. Il s'agit ni plus ni moins de l'avènement du royaume des cieux sur Terre, auquel nous sommes tous appelés dès aujourd’hui. Notre désir, qui trépigne depuis le péché originel, a trouvé en la mort et la résurrection du Christ la réponse tant attendue, l'aventure qui seule vaut vraiment la peine d'être vécue. 

 

Croyons-nous que la foi est vitale ? Le croyons-nous à ce point ? Notre désir, obstrué par toutes ces idoles qui nous accaparent quotidiennement, a perdu la voie de son maitre. Éloi Leclerc, à la suite de saint François, nous aide à comprendre combien le dépouillement est indispensable pour libérer notre désir, et l'offrir à Dieu dans l'adoration.

 

Pour le coup quand on parle de dépouillement ça devient un peu trop concret. On était bien là-haut, dans les nuages à disserter… mais là, trêve de nuances, les faits parlent d'eux-mêmes : acceptons-nous de nous dépouiller de ce qui n'est pas Dieu ? La pauvreté ce n'est pas un charisme, c'est un conseil évangélique. Autrement dit on n'y échappe pas. Pour aider un peu à la manœuvre, il suffit de se poser la question : suis-je vraiment libre ? Qu'est-ce qu'il me serait douloureux là tout de suite de perdre ? 

 

Pour travailler cette question -et parce que c'est un super guide spirituel, un modèle d'équilibre et d'intransigeance, je vous conseille fortement de faire de l’introduction à la vie dévote de Saint François de Sales votre livre de chevet. Voilà au passage une petite phrase sur l'avarice, tirée de ce livre : « si vous êtes toujours en train de désirer passionnément les biens que vous n'avez pas, vous aurez beau dire que vous ne voulez pas vous les procurer injustement, vous n'en serez pas moins et véritablement avare. »

 

La pauvreté est intimement liée au désir. Plus on grandit en pauvreté, plus on se dépouille de tout ce qui n'est pas Dieu, et plus grandit en nous le désir de Dieu. C'est alors que dans l'adoration en esprit et en vérité,  Dieu nous fait entrer dans la communion véritable, et nous ouvre à la vraie vie.

 

Eloi Leclerc s’est laissé instruire par la vie de saint François, qu’il nous dévoile avec une grande perspicacité. D’ailleurs, il remarque une certaine analogie entre le chemin de conversion de saint François et le sien. Au départ saint François était attiré par les romans de chevalerie, par la communion romantique à tout ce qu'il y a de beau dans le monde. Il s'engage donc pour se battre à la guerre, mais il est fait prisonnier pendant un an, et revient à Assise avec une santé fragile. Il tombe malade, et cette période est pour lui une période d'introspection. Il fini par voir la frivolité de sa vie passée. Après quelques tribulations, il entend la voix de Dieu qui l'appelle, et qui l'ouvre à l'adoration. Dans l'adoration, saint François découvre la communion véritable, celle de toute la création. Il se tourne alors aussi vers ce qui est moche, ce qu'il y a de plus repoussant, avec une douceur et une sensibilité transformée. Son désir accueille désormais sans discrimination l’ensemble de la création.

 

Pour ceux d'entre vous qui connaissez Paray le Monial, vous avez dû admirer la chapelle de la visitation, où se trouve la châsse de sainte Marguerite Marie. Dans cette chapelle, il y a un tabernacle très particulier. C'est un cœur de métal dont les deux côtés, bien que provenant du même métal, sont très différents : l'un est tout lisse, rutilant, et l'autre est tout bosselé, comme abîmé. Ce tabernacle résume bien l'expérience de saint François d'Assise, son aspiration à entrer en communion avec tout le créé en semant la même tendresse, en semant sa tendresse sur tout ce qui est beau comme sur tout ce qui l’est moins.

 

Voilà un dernier extrait. Tiré du livre le soleil se lève sur Assise, il évoque cet instant capital de la conversion de saint François :

 

« Maintenant un mur est tombé. François voit le monde autrement. Il le découvre tout entier à la lumière de cet amour inouï qui s'est manifesté à lui : le très haut Fils de Dieu s'est dépouillé de toute sa gloire pour se faire l'un de nous, le frère de tous, même des exclus. Le ciel a perdu tous ses orgueils. Vision bouleversante qui inspire à François une présence toute nouvelle au monde. Il ne s'agit plus pour lui de s'élever au-dessus des autres, de les éblouir et de les dominer, mais d'être avec, de fraterniser avec. Il n'est plus question de conquérir le monde, mais de l'accueillir et de communier avec tous les êtres et ainsi de devenir, à la suite du Christ, le frère de tous et, en premier lieu, des plus humbles et des plus pauvres. »

 

Voici, en somme, l’héritage d’Eloi Leclerc. Il a écrit bien d’autres livres que je n’ai pas cités par manque de temps. Un livre en particulier, le royaume caché, est un trésor. Il y retrace la vie du Christ de manière à la fois docte et intime, avec pour seul objectif de nous faire entrer dans l’adoration du fils de l’homme.

 

Il y a quelques années, au cours d’une maisonnée, alors que je partageais un extrait de ce livre, le prêtre qui était avec nous m’annonçait que cet homme admirable était décédé la semaine passée, dans son diocèse. J’avoue que je le pensais auprès de Dieu depuis bien longtemps. Pour les poètes, les bossus et les boiteux, une nouvelle étoile a rejoint les cieux. Remercions le Seigneur de nous offrir de tels guides, pétris d’humanité, rivés sur l’essentiel malgré la tourmente des temps modernes."

Être homme, être chrétien

12/08/2021

Bonjour !

 

Aujourd’hui, je vous propose de découvrir une perle, que j’ai mis longtemps à trouver. Il s’agit du livre du père Gillet paru en 1910 intitulé la virilité chrétienne. L’auteur, docteur en philosophie et en théologie, enseigne alors à l’université de Louvain. Par la suite il deviendra maître de l’ordre dominicain, puis archevêque d’Asie mineure. Ce livre est un recueil de conférences adressées aux étudiants catholiques de l’université. Tout comme Bilbo dans le Seigneur des Anneaux, ce bouquin a 111 ans et n’a pas pris une ride… C’est du lourd.

 

Bon. Je vous vois venir, vous vous dites « C’est très bien tout ça, mais hum… Est-ce que c’est pas un peu paradoxal de faire un livre sur la virilité ? Est-ce qu’on est sûr que la lecture soit compatible avec la virilité ? Je veux dire, il risque d’y avoir tout un tas de mots à lire et tout… » Sans compter que les filles vont s’exclamer avec Foresti : « ça ne nous concerne pas. Et puis c’est pas un secret la virilité : du steak, des patates et une voiture et puis c’est marre ! ». 

 

Tout ça explique pourquoi j’ai dû remonter jusqu’à 1910 pour trouver quelque chose d’équilibré sur le sujet. A l’époque, ils avaient un terme pour désigner l’idéal au masculin : « l’honnête homme », qu’on disait. L’honnête homme c’est un chic type, un corps sain dans un esprit sain. Le capitaine de son âme. Le livre Indomptable : le secret de l’âme masculine d’Eldredge nous a fait toucher cela en parlant de la vocation de l’homme.

 

Ici, le père Gillet se penche sur autre chose : la compatibilité entre un chrétien et un homme. A l’époque déjà, on voulait faire de notre Dieu rouge sang un Dieu rose bonbon, et les jeunes hommes auxquels s’adresse le dominicain sont confrontés à ce genre de discours. C’est vrai qu’à force de lutter contre ses passions, on peut avoir l’impression d’éteindre le feu qui court dans nos veines, de saboter notre force intérieure. Le père Gillet prend le taureau par les cornes, et se charge de nous expliquer tout ça.

 

Non seulement être un homme est compatible avec être un chrétien, mais c’est même le meilleur moyen : « Si d’une part l’idéal humain lui-même ne se réalise pleinement qu’avec la grâce, d’autre part l’idéal chrétien à ses plus hautes cimes ne peut être atteint de façon durable et réelle que par celui qui réalise constamment l’idéal humain. », nous dit le père Gillet.

 

En somme chouette, va y avoir de l’action. Nous avons une certaine tendance à exalter la grâce, à interpréter la petite voie de sainte Thérèse de Lisieux de telle sorte que nous confondons mérite et orgueil. Bien sûr, hors de Dieu point de salut, et sans la grâce nous ne pouvons rien faire. M’enfin ça ne veut pas dire que l’on doit se laisser faire et attendre la grâce comme on attend la pluie. Fénelon et le quiétisme défendaient cette vision des choses, où l’âme attend paresseusement son sauveur. Bossuet s’est chargé de remettre les pendules à l’heure : nous ne sommes pas des pantins, agités au grés des vents qui ne pouvons qu’espérer que tout ira bien. 

 

Nous sommes responsables. De peu de choses face à Dieu, certes, mais responsables néanmoins. Car de notre attitude dépendent la durabilité et la profondeur des grâces que nous recevons de Dieu. En somme le terreau où tombe la graine, c’est bibi. Comment donc se disposer de la meilleure manière à recevoir la grâce ? Par le fait de cultiver les vertus.

 

Tout d’abord, il y a les vertus naturelles, dont l’acquisition dépend en bonne partie de nous. En premier lieu bien sûr ce sont les vertus cardinales, ces vertus charnières qui permettent à notre action d’être plus que le simple résultat mathématique des influences que nous subissons. Par l’exercice de la prudence, de la tempérance, de la justice et de la force, nous nous libérons du déterminisme et de la fatalité de notre condition.

 

Ensuite, il y a les vertus surnaturelles, qui sont entièrement données par Dieu. Ce sont les vertus théologales de foi, d’espérance et de charité. Le père Gillet les présente de telle sorte qu’on pourrait assimiler la foi à une carte, l’espérance à une boussole et la charité à nos guiboles. La foi est une connaissance (qui peut être seulement théorique et morte, ou pleinement vécue et vivante), l’espérance est la disposition à espérer la béatitude (que malheureusement nous avons tendance à éprouver davantage quand tout va bien que quand tout va mal et que nous en avons le plus besoin), et la charité est ce qui anime réellement toute notre âme, et nous pousse vers le bien, autrement dit vers Dieu.

 

Par le choix de petites habitudes quotidiennes, nous acquérons les vertus naturelles et nous développons les vertus surnaturelles, le tout afin d’accueillir du mieux possible la grâce. Ce qui est très intéressant c’est que d’une part l’auteur dénonce notre tendance catastrophique à cultiver les vertus jusqu’à un certain point à partir duquel nous estimons nous être suffisamment éloignés du péché pour pouvoir baisser nos défenses et reprendre nos habitudes initiales. Cette manière de faire témoigne d’une conception erronée du combat spirituel, qui fonctionne un peu comme la révolution et le vélo en fin de compte : quand on arrête de cultiver les vertus, celles-ci ne stagnent pas mais s’effondrent. D’ailleurs l’exercice régulier des vertus est un… exercice, autrement dit l’effort pour les mettre en pratique est de plus en plus facile, ce qui veut dire qu’on peut faire de plus en plus de bien aussi. Faut juste pas s’arrêter.

 

D’autre part, l’auteur nous explique que l’exercice d’une vertu implique en permanence d’utiliser notre conscience. On a tendance à croire que l’objectif est de mettre en place des automatismes, des réflexes vertueux qui feront de nous de bons petits soldats du Christ, alors qu’en réalité l’exercice de chaque vertu impliquera de prendre des initiatives très variées selon les situations. Parfois la prudence c’est de se retenir, parfois c’est au contraire d’agir. 

 

Et c’est ici à mon avis que se situe le quiproquo entre la virilité et la vie chrétienne : nous croyons parfois avec le monde que les vertus sont des chaînes qui nous empêchent de devenir nous-même en nous soumettant à une autorité arbitraire, pour ne pas dire tyrannique. Un bon chrétien c’est un gars qui baisse les yeux quand ça chauffe et qui relève le menton après la mort des héros, un type qui se terre dans une sphère sociale rétrograde et autarcique, d’où il peut récriminer contre le reste de l’humanité en l’accusant de n’être pas parfaite. Un inconscient, qui ne connait pas la réalité à cause de sa lâcheté.

 

Justement, le père Gillet distingue le chrétien qui ne cherche pas à comprendre, celui qui agit par lâcheté et conformisme (parce qu’aujourd’hui encore, il y a du conformisme chez les chrétiens. si si.), ; et le chrétien qui vit en homme libre, pour qui la foi est une question centrale sans laquelle aucune question ne peut trouver de réponse. La différence c’est que le premier n’a jamais vraiment entrainé sa volonté car il a négligé son devoir, et le second, en pliant sa volonté à l’exercice de son devoir, a ordonné sa vie et ses activités quotidiennes de façon à déployer son âme et sa fécondité spirituelle au maximum de ses capacités humaines. L’homme d’action, c’est le deuxième.

 

En somme, quand on fait ce qu’on veut on ne veut pas ce que l’on fait, et quand on apprend à vouloir ce que l’on doit, on peut faire ce que l’on veut. Si ce n’est pas assez obscur, et pour emberlificoter le tout parce que je suis d’humeur taquine (tel Bilbo à sa fête d’anniversaire), si l'on reprend les paroles de saint Augustin « aime, et fais ce que tu veux », on comprend que l’exercice de la charité implique l’amour du devoir. Ce devoir n’est autre alors que l’exercice très concret de notre vocation, ce qui est très intéressant puisque cela amène l’auteur à encourager les chrétiens dans le respect de toute forme d’autorité - tant qu’elle n’est pas contraire aux commandements de Dieu bien sûr. 

 

Nous ne sommes pas (et ne pouvons moralement être) d’accord avec chacune des décisions de notre gouvernement. Cela dit, il faut admettre que notre prudence tourne parfois à la méfiance, et peut engendrer de la défiance vis-à-vis de questions qui n’ont plus rien à voir avec la morale. Cela vaut pour la politique nationale, mais aussi pour l’autorité professionnelle, associative, paroissiale etc… Si nous sommes tout à fait fondés pour réfléchir sur la restauration et la fécondité de notre société, en revanche il nous faut admettre que dans beaucoup de situations notre réticence à suivre telle ou telle autorité tient plus de l’orgueil que d’une réflexion morale proprement dite. Dans ces cas-là notre attitude nous dessert et affaibli notre force de volonté, car nous préférons la facilité (l’idéal abstrait) à l’obéissance. Sans compter le contre-témoignage que nous offrons alors au monde.

 

Cet article commence à s’allonger donc je vais terminer rapidement sur trois mortifications que propose l’auteur : mortification de la chair (ce qui permet de maîtriser ses passions pour passer de la bête à l’homme), mortification de l’esprit (qui permet par l’exercice de l’humilité de mieux saisir la réalité et donc d’être honnête quant à soi-même), et enfin mortification de la volonté (à travers l’obéissance et le sens du devoir chrétien, qui permet de passer de l’Homme à Dieu en se mettant sous la coupe du Saint Esprit).

 

Enfin tout ça pour vous dire que si vous avez besoin de vous repérer dans le combat spirituel, si vous avez besoin d’y voir clair dans l’éducation des jeunes et moins jeunes, ce livre donne des pistes très intéressantes, avec une verve et une rigueur vraiment exemplaires.

 

Lisez, méditez, agissez !

 

Bonne semaine,

Recevoir le féminin

10/08/2021

La semaine dernière, nous nous sommes penchés sur le combat pour la foi en tant que sève qui permet à l’âme d’irriguer toutes nos facultés, y compris – et tout spécialement – notre intelligence. Il ne s’agit donc pas d’opposer la foi à la science, non mais. Il s’agit de convertir la science à la foi, de rétablir Dieu au milieu de tout ça, sinon on va perdre l’Homme.

 

D’ailleurs, à force de marteler un idéal d’égalité, on commence à fondre l’homme et la femme en un genre humain indifférencié, à quelques détails pratiques près. Alors j’ai cherché pas mal de temps un livre qui parle de la femme. C’est pas qu’on en manque, mais justement je ne trouvais pas grand-chose qui dépasse « les hommes viennent de mars, les femmes viennent de Vénus ». Il y avait la profondeur des sexes de Fabrice Hadjadj, excellent, mais ça plane quand même un peu trop. Il y avait aussi Yves Semen, la sexualité selon Jean-Paul II, très pédagogique aussi. Enfin il y a tout plein de livres, mais sur la femme en tant que telle, je ne sais pas vous mais j’ai trouvé ça dur de m’y retrouver.

 

Et puis, j’ai trouvé recevoir le féminin de Gabrielle Viala. Et ben laissez-moi vous dire que c’est de la bombe. Voici un bon article qui vous donnera une idée du calibre. Je l'ai trouvé ici.

 

Bonne lecture, et bonne semaine !

 

« Voilà notre sujet préféré, notre thème de prédilection, l’objet de toutes nos convoitises amoureuses de chair, de cœur et d’esprit : la femme ! Notre passion est encore rehaussée lorsque c’est une femme même qui se décide à nous enseigner, qui entreprend audacieusement d’offrir de précieuses clefs à notre mâle condition si souvent démunie face au mystère de la sublime altérité. Gabrielle Vialla, philosophe chrétienne, est passionnée de « théologie domestique ». Elle se situe dans le droit fil des « églises domestiques », ces familles catholiques vivant un grand et profond idéal que Jean-Paul II a encouragées et accompagnées par sa théologie du corps et une part importante de sa catéchèse. Notre auteur (nous ne cédons pas au « auteure » de l’orthographe inclusive), mère de sept enfants (quelle merveille ! quel objet digne d’immense admiration !), publie en 2018 Recevoir le féminin. La préface de l’ouvrage provient de la main d’un(e) inconnu(e) d’un monastère bénédictin et a été écrite le 1er janvier, en la solennité de Marie Mère de Dieu. En voici un court extrait qui nous immerge au cœur de l’enjeu : « Que de vérité, que de beauté, contenues et cachées dans l’énoncé de ces trois petits mots (Recevoir le féminin) ! Mais aussi que de souffrances ensevelies dans leur négation, que de larmes versées dans la nuit des temps ! Depuis la femme de la Genèse jusqu’à la femme de l’Apocalypse, d’un bout à l’autre de l’Histoire, la vie d’innombrables femmes s’écoule, entrelacée d’ombre et de lumière, et ces trois petits mots qui résonnent toujours comme une émouvante promesse, dessinent une frontière invisible en travers des âmes et des civilisations. Recevoir le féminin, l’histoire de l’humanité l’atteste amplement, n’est pas une attitude facile. » Gabrielle Vialla ambitionne dans son livre « d’entraîner celui ou celle qui la lira dans une vaste réflexion dont le but est que la femme puisse se situer existentiellement et spirituellement et que l’homme puisse la recevoir. En d’autres termes, contempler la beauté, la grandeur, la dignité de ce qui est confié en propre à la femme, et pas que pour elle. »

Bien consciente de la prégnance des structures de péché et des déconstructions en cours, notamment sur les questions de morale, l’auteur pointe les dégâts occasionnés par le féminisme qui non content d’avoir marginalisé l’homme « en le méprisant » a créé l’incertitude dans le cœur féminin sur les questions de la dignité de la femme, son rôle dans la société et sa complémentarité naturelle à l’homme. Pourtant, cette complémentarité était là dès la création du monde. Dans son encyclique Evangelium Vitae, Jean-Paul II décrit la symbiose homme/femme en se référant à la Genèse, premier livre de la Bible : « Il est d’autant significatif de voir l’insatisfaction qui s’empare de la vie de l’homme dans l’Eden tant que son unique point de référence demeure le monde végétal et animal (cf. Gn 2, 20). Seule l’apparition de la femme, d’un être qui est chair de sa chair, os de ses os (cf. Gn 2, 23) et en qui vit également l’esprit de Dieu créateur peut satisfaire l’exigence d’un dialogue interpersonnel, qui est vital pour l’existence humaine. En l’autre, homme ou femme, Dieu se reflète, lui, la fin ultime qui comble toute personne. »

 

Les rôles de la femme sont nombreux, irremplaçables et surtout servent à tirer l’humanité toute entière vers des hauteurs nécessaires : d’abord, elle porte la vie, ce qui lui confère une place absolument éminente dans l’ordre des choses essentielles ; la femme a un rôle particulier sur les aspects de conscience morale ; elle est gardienne de la chasteté (vaste enjeu dans le contexte de dégradation absolue des mœurs) ; elle porte une grande part de la responsabilité éducative ; elle « représente l’amour qui accompagne » tant dans la cellule familiale que dans la relation aux autres… La femme au foyer, indûment considérée comme « sans statut » par l’administration, investit par le don d’elle-même et son sacrifice de discrétion et d’humilité, ces champs primordiaux qui structurent et fondent une société civilisée : éducation des enfants, disponibilité aux autres, actions bénévoles et petites choses du quotidien qui créent ces infimes liens d’amour et d’amitié entre les hommes.

 

Gabrielle Vialla révèle que « Chez la femme, l’interrogation sur la qualité de la relation est souvent prépondérante et qu’elle doute facilement de la solidité et de la réciprocité de l’amour, mais aussi simplement de la sincérité de l’intérêt qu’on lui porte, la confiance lui étant difficile. » Les symptômes (relativisme, matérialisme, individualisme) de la société occidentale malade et déverticalisée sont puissants et impactent particulièrement la femme qui est vulnérable et plus exposée. Quelle tristesse ! Mais ce n’est pas une surprise si l’on songe aux atteintes la visant qui sont très virulentes, insidieuses et souvent parées des atours du moralisme athée contemporain : éclatement des familles, paupérisation économique (50% des femmes en France vivent sans conjoint en assumant souvent seules les enfants), avortement, PMA, GPA, genre, transhumanisme parmi d’autres attaques jouant habilement de sa fragilité constitutive. Mais il faut d’autre part insister sur le fait que la femme incarne aussi la force. Gabrielle Vialla nous offre une belle et profonde méditation du cycle féminin comme manifestation possible de cette force intérieure. Sur d’autres fronts, dans le combat spirituel ou politique par exemple, la femme occupe une place de choix dans l’histoire. Plus simplement, on peut aisément constater qu’au quotidien, elle est souvent moins pusillanime que l’homme qui se cache volontiers, élude ou contourne les difficultés, quand elle, de son côté, les prend à bras le corps sans coup férir. L’auteur renchérit : « Trop souvent, parce qu’elle se sous-estime, à cause d’un système éducatif rigide, spécialisé, peu adapté à sa richesse féminine qui est souple, capable de faire des liens entre des domaines divers non toujours scolaires, la femme ne se rend pas compte des trésors qu’elle a dans son cœur, sa tête, et ses mains. Celles qui ont choisi cette magnifique appellation d’être le « cœur du foyer », pensent souvent être illégitimes et négligent alors d’œuvrer à la mesure de ce qu’elles peuvent réaliser. De l’or perdu ! »

 

Appelant à la réciprocité homme/femme, à la reconnaissance et au soutien indéfectible des femmes par les hommes, Gabrielle Vialla cite ce très bel appel de Jean-Paul II aux femmes et à leur rôle éminent pour l’édification des hommes et de la société : « J’adresse moi aussi aux femmes cet appel pressant : "Réconciliez les hommes avec la vie.", vous êtes appelées à témoigner du sens de l’amour authentique, du don de soi et de l’accueil de l’autre qui se réalisent spécifiquement dans la relation conjugale, mais qui doivent animer toute autre relation interpersonnelle […] La mère accueille et porte en elle un autre, elle lui permet de grandir en elle, lui donne la place qui lui revient en respectant son altérité. Ainsi, la femme perçoit et enseigne que les relations humaines sont authentiques si elles s’ouvrent à l’accueil de la personne de l’autre, reconnue et aimée pour la dignité qui résulte du fait d’être une personne et non pour d’autres facteurs comme l’utilité, la force, l’intelligence, la beauté, la santé. Telle est la contribution fondamentale que l’Eglise et l’humanité attendent des femmes. »

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