J’ai un souci. Dès que je me penche sur telle ou telle question sociale qui me turlupine, je creuse, je creuse, et j’en reviens immanquablement à des conclusions d’un obscurantisme à faire frémir le plus borné des cochons. Et plus je creuse, plus j’ai l’impression de remonter le temps. Difficile d’engager, dans ces conditions, une discussion mondaine convenable.
Alors j’essaye d’être à la mode, de me mettre à la page, de faire une mise à jour. Je varie les thèmes… Rien à faire : la conclusion, elle, reste toujours la même. Terrible destin, funeste monologue, pathétique Cassandre qui bégaie dans son coin les inepties d’un autre siècle.
Mais aujourd’hui est un nouveau jour. C’est décidé, je fais peau neuve. Tabula rasa. Ah ! Vous allez voir ce que vous allez voir. Un autre homme ! Fi de cet indécrottable engouement pour la terre, les pailloux, les archives et la poussière, vive le béton, les bobos, les actus et le métro.
Entre nous, je ne sais pas ce qui m’a pris jusqu’à maintenant. Quel ignare oserait troquer son confort moderne pour se perdre dans les dédales nauséabonds de la société féodale ? Qui, en âme et conscience, prétendrait abandonner sans sourciller tant de services ? Du matin au soir – et même la nuit - l’électricité, l’eau, la nourriture coulent à flots ! Et tout ça disparaît comme c’est venu. Tout à l’égout ! Le plus beau des rêves… Le prestidigitateur le plus talentueux, le mage le plus puissant ne pourrait accomplir le quart des exploits qui se renouvellent sans interruption depuis que nous sommes nés.
Mieux encore : aujourd’hui, plus besoin de produire pour gagner ma vie ! Si c’est pas beau ça. Il reste bien quelques producteurs, autant de niais… Ils auraient mieux fait de travailler à l’école, les bougres ! Grâce à notre époque civilisée, nous sommes parvenus à nous émanciper à ce point du travail que celui-ci ne représente plus qu’une part du capital. Le privilège des juifs s’est enfin étendu à tout un chacun, désormais nous pouvons – quelle aubaine ! – brasser le capital, parier dessus… l’éternelle injustice qui lie le salaire au labeur est levée, me voici les poches pleines et les doigts de pied en éventail. Mais c’est un travail, monsieur ! Ne vous y méprenez pas, il faut s’en occuper de son pécule, le dorloter, le câliner… N’allez pas croire ! Comment imaginer que cette astuce magnifique ait pu un jour être interdite, je ne me l’explique pas.
Attendez, je ne suis pas encore à la cerise… c’est moi qui commande ! Si, si, le seul maître à bord, vous dis-je ! Enfin, pas tout à fait le seul, mais c’est ça qui est beau justement : on partage tout. Régulièrement on me consulte sur les plus grandes thématiques qui soient ! Bon, je ne comprends pas toujours tout, mais quand on me bouscule, alors là je n’hésite pas : un petit tour dans la rue, et zou ! On change le sale type que j’avais élu par erreur. Moi-même, je pourrais jouer à leur jeu. Bon, je le fais pas parce que je n’ai pas le temps, que c’est compliqué et au fond que ça ne changerait pas grand-chose, mais je pourrais. Et ça, un pauvre type du fin fond du Moyen-Âge, il pourrait pas. Le progrès, que voulez-vous… Faut dire que ça se travaille, la démocratie. C’est pas pour tout le monde, c’est un plat réservé à la crème de la crème de l’humanité. En attendant je laisse les ambitieux ou les opportunistes faire leur popote (bandes de parvenus, ils ne pensent qu’à la politique de toute façon), et je goûte la saveur de ce régime, un mélange raffiné d’aubaine et de satiété à nul autre pareil. Faut dire qu’on l’a bien mérité quand même, avec la Révolution et tout.
En fait, quand j’y pense, après des siècles de sueur nous voici au pinacle de l’insouciance. Le monde tourne, et il n’a plus besoin de nous pour ça…
Alors, heureux ?
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