Vous doutez. Je le vois, je le sens. Est-il sujet plus barbant que l’histoire de l’administration ? De l’administration française, qui plus est ? Mais ne refermez pas encore cette page, ne laissez pas tout de suite vagabonder votre esprit vers d’autres sollicitations plus attrayantes de la toile. J’insiste : peu de choses sont plus captivantes que l’histoire de l’administration française.
Permettez-moi, pour assoir mon argumentation, cet extrait de Tite-Live dans son histoire de la république romaine : « Je sais que la plupart des lecteurs prendront peu de plaisir à voir les origines, impatients d'arriver à ces derniers temps où les forces d'un peuple depuis longtemps souverain se détruisent elles-mêmes... Que chacun pour sa part s'applique fortement à connaître quelles furent les mœurs, quelle fut la vie à Rome, par quels moyens, dans la paix et dans la guerre, cet empire a été fondé et accru. Qu'on suive alors le mouvement insensible par lequel, dans le relâchement de la discipline, les mœurs déclinèrent d'abord, puis tombèrent plus bas chaque jour, enfin se précipitèrent vers leur chute, jusqu'à ce qu'on en vînt à ces termes où nous ne pouvons souffrir ni nos vices ni leurs remèdes. »
Voilà. Un peu comme les épinards qu’il faut manger avant le steak pour vraiment apprécier la saveur de la vache, étudier l’administration de notre pays nous offre un angle de vue particulièrement réaliste sur celui-ci, et sur les raisons pour lesquelles nous ne pouvons aujourd’hui souffrir ni les vices de notre administration ni les remèdes qu’on nous propose…
Laissez-moi maintenant vous présenter notre expert du jour, un homme dont vous avez peut-être déjà entendu parler : Alexis-Charles-Henri Clérel, comte de Tocqueville, magistrat, écrivain, historien, académicien, philosophe, voyageur, politologue, précurseur de la sociologie et homme politique français de la première moitié du XIXème siècle. S’il vous plaît. Une véritable célébrité, dont le livre de la démocratie en Amérique est un bestseller cité à foison. D’aucuns diraient à tout va. Frédéric Le Play, pour sa part, ne ménage pas son collègue, et estime que le bestseller en question est dangereux car au lieu de chercher à être complet, son auteur a cherché à être remarqué. Dur. C’est aussi pourquoi nous n’allons pas nous intéresser à ce livre, ce serait trop facile. Nous allons plutôt nous intéresser à un autre ouvrage de Tocqueville, bien moins cité : L’Ancien Régime et la Révolution. Voici ce qu’en dit cette fois Le Play : ce livre « serait excellent s'il avait son vrai titre, et s'il présentait une conclusion. L'auteur a réellement décrit les attentats de la monarchie en décadence complétés par les violences de la révolution. Il a prouvé que la révolution a rompu avec les meilleures traditions des peuples civilisés. »[1] Le titre importe peu, et pour ce qui est de la conclusion, ma foi on va faire travailler nos méninges. D’ailleurs il ne s’agit pas tout à fait aujourd’hui de décortiquer de façon exhaustive ce livre, car en fait l’administration française n’est pas le seul sujet qu’évoque Tocqueville. Bien qu’il soit très très tentant de digresser pour vous parler des autres pépites, je vais faire de mon mieux pour me contenir au sujet. Un peu de compassion je vous prie, ça va pas être facile.
Nous n’allons pas non plus nous cantonner exclusivement à Tocqueville, car si celui-ci apporte des précisions passionnantes – il affirme d’ailleurs que le moindre des chapitres de son livre a demandé plus d’un an de recherches -, Le Play de son côté a écrit dans le troisième tome de sa réforme sociale un chapitre entier sur la question de l’administration intitulé : « La bureaucratie et l’irresponsabilité ». Ça aurait été dommage de passer à côté, convenez-en.
L’intérêt de l’étude de l’administration
Pourquoi donc l’étude de l’administration nous offre un point de vue réaliste sur notre pays ? Me direz-vous. On ferait aussi bien de s’intéresser aux guerres, aux grands événements ou même à la vie des dirigeants… Mais au-delà des péripéties historiques, la forme que revêt l’administration d’un pays – et surtout l’évolution de cette forme – nous permet de comprendre comment les rouages de la société tournent réellement. Lorsque l’on tente d’analyser l’histoire, on passe assez souvent d’un extrême à l’autre entre ceux qui prônent que la marche des temps est inéluctable, que les puissants ne sont que des pantins aux mains de la fatalité, et ceux qui affirment au contraire que rien n’est jamais joué et que l’histoire est pleine de surprises et de revirement inopinés, aussi colorée que les héros qui la façonnent.
L’avantage de l’étude de l’administration, c’est qu’au-delà des grands discours et des déclarations d’intention, on touche au squelette de notre société : comment, concrètement, nous sommes-nous organisés pour vivre en communauté ? Plus encore, parler d’administration nationale implique qu’il existe un système de gestion relativement uniforme d’un bout à l’autre du territoire. Ce qui est déjà une assertion particulière, qui contient en germe une véritable philosophie politique.
L’origine de l’administration française
L’histoire de l’administration française telle qu’on va l’étudier correspond donc à l’histoire de son harmonisation. Je parle volontairement d’harmonisation et non d’uniformisation parce que c’est le terme politico-gestionnaire en vogue (« harmoniser les pratiques »), exactement comme Jack préfère parler de réquisitionner un bâtiment plutôt que de dire qu’il s’apprête à voler un bateau. Reprenons. L’harmonisation dont nous parlons ne peut venir que d’en haut : on a rarement vu des gens s’efforcer spontanément de modifier leurs habitudes pour imiter d’autres personnes, dans l’espoir d’être un jour noyés dans la masse. Pour commencer, retenons donc ceci : l’uniformisation administrative – pardon, l’harmonisation des pratiques administratives - est à l’initiative du gouvernement, c’est une étape clé vers la centralisation de l’Etat.
Rappelez-vous ce passage au sujet de la centralisation de l’Etat au XVème siècle, tiré de Polanyi : « Du point de vue politique, l’Etat centralisé était une création nouvelle, née de cette Révolution commerciale qui avait déplacé de la Méditerranée aux rivages de l’Atlantique le centre de gravité du monde occidental, forçant ainsi les peuples arriérés des grands pays agricoles à s’organiser pour le commerce […]. En politique étrangère, la nécessité du moment voulait la création d’une puissance souveraine ; la politique mercantiliste supposait par conséquent que les ressources du territoire national tout entier fussent mises au service des objectifs de puissance que l’on visait à l’extérieur. En politique intérieure, l’unification des pays morcelés par le particularisme féodal et municipal était le sous-produit nécessaire d’une pareille entreprise. […] Enfin, l’extension du système municipal traditionnel au territoire plus vaste de l’Etat fournit les techniques administratives sur lesquelles reposait la politique économique du gouvernement central. »
Au sujet de la centralisation de l’Etat, Frédéric Le Play fait une remarque intéressante[2] : La centralisation d’un Etat n’est pas un mal en soi. Au contraire, les maux d’une société naissent bien plus fréquemment d’un éparpillement de pouvoir que d’une trop forte concentration d’autorité.[3] Polanyi nous montre d’ailleurs que cette centralisation a quelque chose d’inéluctable, répondant à un mouvement international. En revanche, Le Play explique que la centralisation peut s’avérer excessive, dès lors qu’elle désigne derrière les hauts fonctionnaires une autorité disséminée entre une multitude d’agents groupés en bureau. Le Play explique que « la personnalité de ces agents n'est jamais attachée aux actes qu'ils dirigent ; en sorte que, contrairement au principe fondamental de l'administration britannique […], ils joignent la réalité du pouvoir à l'absence de responsabilité. »[4] D’où le choix de l’auteur de parler de bureaucratie pour désigner le défaut de cette organisation.
Bureaucratie et principe de subsidiarité
Remarquons dès maintenant le fait que la bureaucratie telle que décrite par Le Play constitue l’application inverse du principe de subsidiarité, qui implique que les principaux concernés sont les principaux responsables, dans la mesure de leurs capacités. Avec la bureaucratie, la réalité sociale subit un travestissement technique pour être gérée par des individus non concernés ; il y a comme un déracinement de l’action sociale et politique. Dès lors, les problèmes ne sont pas résolus d’une façon spécifique mais générique, au travers d’un protocole établi et non sur mesure.
C’est là une distinction qu’on a pu évoquer, à l’occasion des articles sur le nucléaire assez directement mais aussi d’un point de vue plus philosophique : la mentalité gestionnaire ressemble beaucoup à la libre-pensée, au mouvement de la pensée depuis l’abstrait vers le concret, des mathématiques au réel - alors que le problème à résoudre concerne en fait des humains et non de simples objets.
Or Le Play remarque que l’évolution de la société vers la bureaucratisation a démarré au XVème siècle sous l’influence des légistes, qui affirmèrent la nécessité que l’autorité publique intervienne dans la vie intime des familles tout en remplaçant la Coutume par des lois écrites. Il fait le rapprochement entre ces influences et les idées de l’empire romain décadent, et c’est assez saisissant de voir comme cet avis rejoint l’analyse de Tocqueville. Ce dernier observe en effet une sorte d’engouement massif chez les juristes à partir du début de la Renaissance pour le droit romain ; ils délaissent le droit coutumier et cessent de se former dans leur pays pour aller étudier en Italie.
Tocqueville évoque pour justifier ce renouveau du droit romain à la Renaissance les arguments assez banals des historiens qu’on nous sert volontiers à l’école - à savoir que la Renaissance relance spontanément la mode de l’Antiquité dans la société moyenâgeuse suite aux guerres d’Italie - mais il va plus loin et explique qu’à compter de la Renaissance, les monarques ont cherché à assoir leur souveraineté de façon plus absolue, ce qui les a conduit à favoriser le droit romain car il s’agit – selon l’auteur – d’un droit « de servitude ».
Le droit romain, droit de servitude
Tocqueville explique : « Le droit romain, qui a perfectionné la société civile, partout a tendu à dégrader la société politique, parce qu’il a été principalement l’œuvre d’un peuple très civilisé et très asservi. »[5] C’est là une analyse extrêmement précieuse que nous livre le sociologue, qui illustre de façon fine le droit positif par opposition au droit naturel. On a prétendu que le droit positif était né au XIXème, alors qu’il vient directement de la Rome Antique ; et c’est bien de lui que parle Hayek lorsqu’il affirme que « L’essence de la pensée juridique […] est que le juriste s’efforce de rendre l’ensemble du système cohérent »[6]. De fait, Tocqueville remarque que si les souverains souhaitant assoir leur autorité de façon plus absolue se sont tournés vers le droit romain, c’est parce que celui-ci ne se préoccupe pas de préserver un ordre naturel mais de faire fonctionner la machine de l’Etat. C’est un arsenal technique aveugle, comme on a pu l’analyser dans l’article l’homo oeconomicus sur le billard. Très utile quand l’objectif du souverain est le pouvoir plutôt que le bien de son peuple.
Et c’est assez étrange de voir selon l’analyse de Tocqueville comme le perfectionnement de la société civile, le degré de culture de chaque citoyen peut s’associer au fait d’être « très asservi ». Tocqueville explique : « Les sociétés démocratiques qui ne sont pas libres peuvent être riches, raffinées, ornées, magnifiques même, puissantes par le poids de leur masse homogène ; on peut y rencontrer des qualités privées, de bons pères de famille, d’honnêtes commerçants et des propriétaires très estimables ; on y verra même de bons chrétiens, car la patrie de ceux-là n’est pas de ce monde et la gloire de leur religion est de les produire au milieu de la plus grande corruption des mœurs et sous les plus mauvais gouvernements : l’empire romain dans son extrême décadence en était plein ; mais ce qui ne se verra jamais, j’ose le dire, dans les sociétés semblables, ce sont de grands citoyens, et surtout un grand peuple, et je ne crains pas d’affirmer que le niveau commun des cœurs et des esprits ne cessera jamais de s’y abaisser tant que l’égalité et le despotisme y seront joints. »[7]
Le droit romain soutient donc la puissance par l’uniformité des conditions des individus, mais cela se fait au prix de la liberté qui cède le pas à l’égalité.[8]
Cela rejoint l’analyse de Polanyi lorsque celui-ci constate au moment de la Renaissance une vague de centralisation, justifiée par la politique extérieure des Etats qui voulaient davantage de puissance. Il est finalement assez difficile de dire si c’est la fin du système féodal qui a permis cette centralisation, ou si c’est cette centralisation qui a mis fin au système féodal. Le Play, pour sa part, estime que les foyers de corruption sont venus de la richesse excessive et des mœurs dissolues des villes italiennes, qui se sont répandues chez nous au moment des guerres d’Italie[9] et ont brisé l’esprit de la féodalité chez les classes dirigeantes.
Comprenez bien que le renouveau du droit romain au XVème siècle correspond à la résurgence de l’individualisme dans la société. C’est en germe l’extinction du caractère organique de la société, de l’ordre social chrétien au profit de la normalisation administrative, de ce que Le Play a si bien décrit comme la « bureaucratie » : des individus non concernés par leurs actes qui définissent les règles d’un jeu dans lequel doivent se démêler leurs concitoyens. Loin d’un progrès, il s’agit d’une régression par rapport à l’équilibre de la subsidiarité qu’avait atteint la société chrétienne.
L’erreur est en fait de croire que l’individualisme s’oppose à l’égalitarisme, que ce droit romain puisqu’il met tout le monde à la même enseigne ne peut que forcer la communauté des hommes à vivre ensemble. Rien n’est plus faux car une règle à beau paraître impartiale à force d’être aveugle, elle ne sera jamais en fait qu’un outil, à l’usage du plus rusé et du plus puissant. Libéralisme ou socialisme, c’est la même couverture que chacun tire à lui.
Et c’est très exactement ce que décrit Tocqueville à propos de l’administration française : « C’est la royauté, qui n’a rien de commun avec la royauté du Moyen-Âge, possède d’autres prérogatives, tient une autre place, a un autre esprit, inspire d’autres sentiments ; c’est l’administration de l’Etat qui s’étend de toutes parts sur les débris des pouvoirs locaux ; c’est la hiérarchie des fonctionnaires qui remplace de plus en plus le gouvernement des nobles. Tous ces nouveaux pouvoirs agissent d’après des procédés, suivent des maximes que les hommes du Moyen-Âge n’ont pas connus ou ont réprouvés, et qui se rapportent, en effet, à l’état de société dont ils n’avaient pas même idée. »[10]
La société se vide de sa substance au fur et à mesure que l’Etat prend de plus en plus de place, et constitue un corps de fonctionnaires étrangers aux régions mêmes qu’ils administrent. L’auteur remarque : « Ce qui caractérise déjà l’administration en France, c’est la haine violente que lui inspirent indistinctement tous ceux, nobles ou bourgeois, qui veulent s’occuper d’affaires publiques, en dehors d’elle. Le moindre corps indépendant qui semble vouloir se former sans son concours lui fait peur ; la plus petite association libre, quel qu’en soit l’objet, l’importune ; elle ne laisse subsister que celles qu’elle a composées arbitrairement et qu’elle préside. Les grandes compagnies industrielles elles-mêmes lui agréent peu ; en un mot, elle n’entend point que les citoyens s’ingèrent d’une manière quelconque dans l’examen de leurs propres affaires ; elle préfère la stérilité à la concurrence. Mais, comme il faut toujours laisser aux français la douceur d’un peu de licence, pour les consoler de leur servitude, le gouvernement permet de discuter fort librement de toutes sortes de théories générales et abstraites en matière de religion, de philosophie, de morale et même de politique. Il souffre assez volontiers qu’on attaque les principes fondamentaux sur lesquels reposait alors la société, et qu’on discute jusqu’à Dieu même, pourvu qu’on ne glose point sur ses moindres agents. Il se figure que cela ne le regarde pas. »[11]
Selon Tocqueville, l’origine de cette centralisation exagérée de l’administration est pécuniaire : « C’est à ce […] besoin d’argent, joint à l’envie de n’en point demander aux autres états, que la vénalité des charges dut sa naissance, et devint peu à peu quelque chose de si étrange qu’on n’avait jamais rien vu de pareil dans le monde. Grâce à cette institution que l’esprit de fiscalité avait fait naître, la vanité du tiers état fut tenue pendant trois siècles en haleine et uniquement dirigée vers l’acquisition des fonctions publiques, et l’on fit pénétrer jusqu’aux entrailles de la nation cette passion universelle des places, qui devint la source commune des révolutions et de la servitude.
« A mesure que les embarras financiers s’accroissaient on voyait naître de nouveaux emplois, tous rétribués par des exemptions d’impôts ou des privilèges ; et comme c’étaient les besoins du trésor, et non ceux de l’administration, qui en décidaient, on arriva de cette manière à créer un nombre presque incroyable de fonctions entièrement inutiles ou nuisibles. Dès 1664, lors de l’enquête faite par Colbert, il se trouva que le capital engagé dans cette misérable propriété s’élevait à près de cinq cents millions de livres. Richelieu détruisit, dit-on, dix mille offices. Ceux-ci renaissaient aussitôt sous d’autres noms. Pour un peu d’argent on s’ôtât le droit de diriger, de contrôler et de contraindre ses propres agents. Il se bâtit de cette manière peu à peu une machine administrative si vaste, si compliquée, si embarrassée et si improductive, qu’il fallut la laisser en quelque façon marcher à vide, et construire en dehors d’elle un instrument de gouvernement qui fut plus simple et mieux à la main, au moyen duquel on fît en réalité ce que tous ces fonctionnaires avaient l’air de faire. »[12]
Voilà un beau gâchis s’il en est… d’autant que l’Etat agit de la même façon avec les communes, rémunérant les offices puis les reprenant pour les revendre dès qu’il a besoin d’argent. Cette mascarade va si loin que Tocqueville raconte la nécessité pour l’Etat de créer un réseau administratif parallèle, presque souterrain : « […] un corps unique, et placé au centre du royaume, qui réglemente l’administration publique dans tout le pays ; le même ministre dirigeant presque toutes les affaires intérieures ; dans chaque province, un seul agent qui en conduit tout le détail ; point de corps administratifs secondaires ou des corps qui ne peuvent agir sans qu’on les y autorise d’abord à se mouvoir ; des tribunaux exceptionnels qui jugent les affaires où l’administration est intéressée et couvrent tous ses agents. Qu’est ceci, sinon la centralisation que nous connaissons ? »[13]
Pendant que les uns s’arrachent des titres, les autres travaillent. « Le marquis d’Argenson raconte, dans ses mémoires, qu’un jour Law lui dit : « Jamais je n’aurais cru ce que j’ai vu quand j’étais contrôleur des finances. Sachez que ce royaume de France est gouverné par trente intendants. Vous n’avez ni parlements, ni états, ni gouverneurs ; ce sont trente maîtres des requêtes commis aux provinces de qui dépendent le malheur ou le bonheur de ces provinces, leur abondance ou leur stérilité. »[14]
Que dire ? Sur de telles bases, sur une injustice aussi structurelle, il n’est pas si étonnant que la Révolution ait éclatée, et l’on comprend davantage les propos du Comte de Chambord lorsque celui-ci prétend mener à son terme l’effort de 1789…
Lisez, méditez, agissez les amis, et bonne semaine !
[1] Frédéric Le Play, la réforme sociale, tome 3 p.308 (note de bas de page n°8, chapitre 62). Alexis de Tocqueville est en fait décédé avant d’écrire cette fameuse conclusion que regrette Le Play.
[2] Frédéric Le Play, la réforme sociale, tome 3 p.359
[3] On se rappelle que cet auteur propose comme application exemplaire du principe de subsidiarité – véritable pierre philosophale politique – la démocratie dans la commune, l’aristocratie dans la province, et la monarchie dans la famille et dans l’Etat. Ainsi il n’est pas inutile de rappeler l’importance d’une autorité forte dans l’Etat, comme ont pu le faire tous les papes et notamment saint Pie X : « …Est-ce que toute société de créatures dépendantes et inégales par nature n’a pas besoin d’une autorité qui dirige leur activité vers le bien commun et qui impose sa loi ? Et si dans la société il se trouve des êtres pervers (et il y en aura toujours), l’autorité ne devra-t-elle pas être d’autant plus forte que l’égoïsme des méchants sera plus menaçant ? Ensuite, peut-on dire avec une ombre de raison qu’il y a incompatibilité entre l’autorité et la liberté, à moins de se tromper lourdement sur le concept de la liberté ? Peut-on enseigner que l’obéissance est contraire à la dignité humaine et que l’idéal serait de la remplacer par « l’autorité consentie » ? »[3] Si Le Play – et à sa suite La Tour du Pin - préconise la démocratie dans la commune, c’est parce qu’il sait qu’à l’échelle d’une commune les besoins quotidiens des habitants ne font pas débat : des rues carrossables, un réseau d’eau et d’électricité fonctionnel, etc. A l’échelle de la Province, il faut en revanche des compétences techniques avancées sur le plan politique, d’où la nécessité d’une classe de citoyens spécialement dévouée et apte à ce genre de mission, ce à quoi répond l’aristocratie. Pour l’Etat, il n’est plus d’abord question de compétences techniques mais d’unité et de puissance, d’où l’intérêt du système monarchique. Qui n’a, soit dit en passant, rien de cette monarchie absolue qu’on va critiquer tout à l’heure.
[4] Frédéric Le Play, la réforme sociale, tome 3 p.360
[5] Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution. Le club français du livre, 1856 (1964), p.244 (notes de fin)
[6] Friedrich Hayek, cité par Quinn Slobodian, in Les Globalistes, Une histoire intellectuelle du néolibéralisme, Le Seuil, 2022, p.271
[7] Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution. Le club français du livre, 1856 (1964), p.9
[8] Pour beaucoup, Tocqueville était démocrate. La vérité c’est qu’il avait constaté un immense mouvement, une lame de fond qu’il croyait inexorable poussant l’humanité au fil des siècles à détruire toute forme d’aristocratie pour revendiquer l’égalité, brisant ainsi la barrière qui protège les sociétés du despotisme en s’ouvrant à la démocratie : « Au milieu des ténèbres de l’avenir, on peut déjà découvrir trois vérités très claires. La première est que tous les hommes de nos jours sont entraînés par une force inconnue qu’on peut espérer régler et ralentir, mais non vaincre, qui tantôt les pousse doucement et tantôt les précipite vers la destruction de l’aristocratie ; la seconde que, parmi toutes les sociétés du monde, celles qui auront toujours le plus de peine à échapper pendant longtemps au gouvernement absolu seront précisément ces sociétés où l’aristocratie n’est plus et ne peut plus être ; la troisième enfin, que nulle part le despotisme ne doit produire des effets plus pernicieux que dans ces sociétés-là ; car plus qu’aucune autre forme de gouvernement il y favorise le développement de tous les vices auxquels ces sociétés sont spécialement sujettes, et les pousse ainsi du côté même où, suivant une inclinaison naturelle, elles penchaient déjà. » Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution. Le club français du livre, 1856 (1964), p.8. Chauds les marrons…
[9] Cf. Frédéric Le Play, L’organisation du travail, p.94 et la réforme sociale en France Tome 3 p.441
[10] Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution. Le club français du livre, 1856 (1964), p.29
[11] Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution. Le club français du livre, 1856 (1964), p.75
[12] Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution. Le club français du livre, 1856 (1964) pp.111-112 A un autre endroit (pp.55-58), l’auteur explique que cette stratégie a aussi été utilisée à partir de la mort de Mazarin et du règne personnel de Louis XIV (Le Play indique cette date de 1661 comme la date fatale à partir de laquelle la monarchie a couru à sa ruine) vis-à-vis des communes, qui devaient toujours payer plus cher les offices – à chaque fois les privilèges des notables augmentaient et leur représentativité diminuait…
[13] Alexis de Tocqueville, Ibid p.69
[14] Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution. Le club français du livre, 1856 (1964) p.49
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