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Les universaux de Moïse

Lorsque nous avons abordé la solitude de nos pères, nous avons conclu en évoquant la place essentielle du décalogue dans la société, véritable socle fondateur de toute communauté humaine qui prétend atteindre l’équilibre nécessaire à la paix sociale.

 

C’est là une assertion qui m’a surprise, car elle heurte le rapport bien cloisonné que nous avons appris à établir entre le spirituel et le temporel, entre l’Eglise et l’espace public. Est-il bien nécessaire de parler du décalogue, de la Loi de Moïse, de s’appuyer sur les dix commandements pour guider nos sociétés cultivées … ? Ça a l’air un peu primitif, tout de même. Alors j’ai fouillé. Et voyez ce que j’ai découvert :

 

« […] Quel magnifique symbole ! Quel philosophe, quel législateur, que celui qui a établi de pareilles catégories, et qui a su remplir ce cadre ! Cherchez dans tous les devoirs de l’homme et du citoyen quelque chose qui ne se ramène point à cela, vous ne le trouverez pas. Au contraire, si vous me montrez quelque part un seul précepte, une seule obligation irréductible à cette mesure, d’avance je suis fondé à déclarer cette obligation, ce précepte hors de la conscience, et par conséquent arbitraire, injuste, immoral. On a épuisé toutes les formes de l’admiration et de l’éloge à propos des universaux d’Aristote ; on n’a pas dit un mot des universaux de Moïse. »[1]

 

Ces envolées lyriques dignes d’un curé en chaire, je les ai trouvées sous la plume d’un socialiste fini, franc-maçon et père de l’anarchisme : Pierre-Joseph Proudhon. Qu’un homme tel que lui, qu’on ne peut absolument pas accuser de défendre l’Eglise, se lance dans une telle dithyrambe au sujet du décalogue, c’est qu’il doit bien y avoir un peu de feu sous tant de fumée...

 

De fait, le décalogue résume les préceptes essentiels de la morale, c’est la formulation la plus exhaustive du bien de l’homme en société. Il ne s’agit pas là de la morale de Kant, ou des bouddhistes, ou d’autres philosophies ; il s’agit de the morale, la seule qui existe (et dont on a parlé dans l’article terrifiante morale). Voilà pourquoi Proudhon juge toute altération du décalogue arbitraire, injuste et hors de la conscience.

 

Or Frédéric le Play remarque qu’à la Révolution, on a fait le tri dans le décalogue en gardant l’interdiction de l’homicide, du vol et du faux témoignage (5e, 7e, 8e et 10e commandements), tout en laissant de côté le respect de Dieu, du père et de la femme (1er, 2e, 3e, 4e, 6e et 9e commandements).[2] Cette initiative de mettre de côté une partie du décalogue s’avère très instructive. Grâce à elle, nous pouvons observer - notamment dans le domaine du droit - ce qui arrive par la suite, rien qu’en se penchant sur l’histoire moderne...

 

En effet, au XIXème est apparu ce qu’on a appelé le droit positif, le droit qui repose entièrement sur la volonté des hommes. Ce qui est intéressant quand on essaie de comprendre ce qu’est le droit positif, c’est qu’on le déclare « objectif » tout en affirmant simultanément qu’il évolue selon les mœurs. Il s’agit d’un droit construit, réfléchit, qui se base sur la négation de l’existence d’un droit naturel. On retrouve ici la confusion monumentale des sciences sociales expérimentales, qui prétendent ramener la moyenne statistique à l’objectivité mathématique, en confondant le tout avec la vérité de l’homme et de son bien. Cette mascarade dissimule mal le refus métallique de se référer à toute transcendance, le refus de toute finalité.

 

Je vous encourage, si vous avez du temps et des popcorns, à aller assister au débat séculaire qui s’est monté entre le droit positif et le droit naturel. Il y a de magnifiques échantillons d’acrobatie sémantique, on ne peut qu’admirer ces virtuoses de la voltige qui cherchent à se définir à partir d’une négation initiale. C’est oublier qu’on n’identifie absolument rien à partir d’une négation : ce n’est pas parce que je ne suis pas noir que je suis blanc. Vous remarquerez au passage qu’il y a quelque chose de familier à travers ces cabrioles, qui ne sont pas sans faire penser à celles des défenseurs de la laïcité républicaine. En fait, les défenseurs du droit positif qui peinent tant à s’accorder sur la définition du droit positif s’accordent sur une chose : la critique du droit naturel.

 

Or le droit naturel, défendu par Aristote et saint Thomas d’Aquin, s’appuie sur la révérence de l’homme à l’égard du créé, sur l’admiration existentielle de l’élan de vie qui traverse l’homme et qui le fait grandir, sur les principes fondamentaux de son bien. Mais que vaut tout cela fasse à la possibilité de maitriser les choses ? Nous avons préféré décréter le droit plutôt que le reconnaître.

 

Alors voilà : on tente de réinventer l’eau chaude, on se bâti une vision de l’homme faite de bric et de broc qui tient à grand renfort de ficelle et de scotch. Tout sauf l’adoration : il faut maîtriser absolument tous les paramètres, il faut pouvoir justifier par des mémoires interminables la moindre décision afin de prouver, littéralement par a plus b, que tel ou tel décret est temporairement préférable à autre chose.

 

C’est là la source du désenchantement du monde, l’origine d’une dépression universelle : quoiqu’il survienne, l’homme est volontairement seul. Plus de béquille, plus d’opium, ni dieux ni maîtres, l’homme doit être seul. C’est par excellence le péché contre l’esprit, le refus de se laisser dépasser. Rien que des chiffres, de la quantité, de l’anonyme, de l’interchangeable, de l’o-b-j-e-c-t-i-v-i-t-é.

 

Derrière ce reniement, ce refus de croire se cache le refus de faire confiance. On retrouve cette vision restrictive du lien social, cette pauvreté matérialiste que l’on a identifiée concernant la propriété qui n’est plus la responsabilité d’un bien à l’égard de la communauté mais le simple droit d’exclure autrui d’un bien ; tout ce que la loi nous impose dorénavant ce n’est plus de faire le bien mais de ne pas faire ce qui peut nuire à autrui.

 

Imaginez un instant la tête qu’ils ont dû faire à l’étage du dessus, quand ils ont vu ce que nous mijotions dans notre coin. Un chat tout fier d’avoir trouvé le moyen de s’enfermer dans un micro-onde n’aurait pas été plus pathétique. La Terre entière, la Création qui chante sans relâche chaque matin la beauté, la splendeur, la magnificence du Seigneur, et nous qui traçons au cordeau les lignes de nos prisons, qui développons des règles sans queue ni tête et qui passons notre temps à nous crêper le chignon sur l’interprétation de l’article 222 alinéa 32 du Code Pénal.

 

Ce que ce détour historique nous apprend, c’est qu’on ne peut courir deux lièvres, on ne peut servir deux maîtres. On a voulu servir à la fois la justice et notre amour-propre, faire de l’homme le juge universel et omnipotent. On a perdu.

 

J’aimerais qu’on pousse le bouchon encore un peu plus loin maintenant. Car il ne s’agit pas seulement de comprendre la légitimité du décalogue. Admettre que Dieu seul connaît notre bien, que ce n’est qu’en lui laissant la place que nous trouverons la nôtre, qu’en lui obéissant que notre autorité sera légitime, c’est une (très) grosse étape.

 

Mais nous ne sommes pas juifs. Nous sommes chrétiens. Les juifs ont le décalogue depuis belle lurette. Qu’est-ce qui nous diffère donc d’eux sur ce point si décisif ? On sait que Jésus a parlé à de multiples reprises de la Loi, qu’Il a apporté des changements. Mais finalement ce n’est pas évident de mettre le doigt sur ces changements. Qu’est-ce qui a changé depuis le Christ ?

 

Convions sur cette question délicate un homme que j’ose rarement impliquer dans ces débats temporels de peur de ternir la délicatesse, la beauté, et surtout l’humilité de sa pensée : Eloi Leclerc. Voici ce qu’il dit du décalogue dans son livre le Royaume caché :

 

« On ne dira jamais assez la grandeur de la Loi. Elle nous apprend, en effet, que la Toute-Puissance qui a créé l'univers et qui gouverne le monde n'est pas une force aveugle ou une volonté de puissance, mais qu'elle est essentiellement une volonté morale et qu'elle trouve son plus haut degré de créativité dans la création d'un ordre moral, comme aussi sa plus fidèle expression dans la personne morale. C'est là sans doute l'une des idées les plus importantes et les plus fécondes que la bible ait apportées aux hommes.

 

« [...] impossible donc de prétendre à l'amitié divine, en dehors de la Loi. Celle-ci est le chemin qui rapproche l'homme de Dieu; seul son accomplissement peut valoir à l'homme les grâces de Dieu.

 

« Dès lors la question se pose: Que devient la Loi avec la proclamation de la Bonne Nouvelle du Royaume, tout entière placée sous le signe de la gratuité du don de Dieu? Si Dieu lui-même s'est approché de l'homme, de tous les hommes indistinctement, sans considération de leurs mérites, dans un mouvement de pure bonté, à quoi sert désormais la Loi? Celle-ci n'est-elle pas rendue caduque par l'annonce de la Bonne Nouvelle?

 

« ... Jésus déclare vouloir porter la Loi à sa perfection. Il le fait dans une double direction. D'abord en l'intériorisant. Il place l'accomplissement de la Loi, non seulement dans la conformité extérieure, mais aussi et en premier dans le cœur, dans l'attitude intérieure. Celui qui nourrit dans son cœur des sentiments coupables a déjà enfreint la Loi. La disposition et l'orientation du cœur, voilà l'essentiel à ses yeux. Il y reviendra souvent dans ses discussions avec les Pharisiens. Il insistera toujours sur la qualité du cœur. Ce faisant, il libère la Loi du légalisme et du conformisme; il la ramène à sa véritable inspiration et en montre la vraie perfection. Cette perfection réside essentiellement dans l'amour. Seul celui qui aime accomplit la Loi.

 

« D'autre part, Jésus parfait la Loi en donnant à cet amour sa pleine dimension: une dimension d'universalité. L'amour du prochain doit s'étendre à tous les hommes, même aux ennemis. Il doit être une volonté de bien à l'égard de tous, une bienveillance universelle: "Vous avez appris qu'il a été dit: "Œil pour œil et dent pour dent." Et moi je vous dis de ne pas résister aux méchants..." (Mt 5, 38). "On vous a dit: "Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi." Et moi je vous dis: "Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d'être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants comme sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes..." (Mt 5, 43-45). »[3]

 

Eloi Leclerc parle d’un ordre moral (les dix commandements) porté à sa perfection par l’amour du Christ (les béatitudes). Il s’agit là ni plus ni moins que de l’avènement du Royaume des Cieux, qui a commencé avec l’incarnation et qui se répand depuis de par le monde, à travers les hommes de bonne volonté qui écoutent la Parole et qui la gardent.

 

C’est beau. C’est si beau que l’on a envie de le crier sur les toits : Aime et fais ce que tu veux ! La Loi est si loin derrière l’amour, l’amour est si parfait qu’en fin de compte le seul mot d’ordre qui vaille pour la paix sociale est l’Amour avec un grand A. Ranimons donc ce grand corps malade de la société à force d’amour, mettons-lui l’amour en intraveineuse !

 

Emportés par notre élan, nous voulons répandre le feu. Et la question qui vient spontanément à l’esprit est alors celle-ci : peut-on dépasser l’échelle individuelle dans cet avènement du Royaume des cieux ? Avec le décalogue c’était facile : il y a les commandements, on les applique. En masse. Mais le message du Christ, par cela même qu’il nous demande de dépasser le précepte pour entrer dans une relation toute intérieure d’amour, semble en contradiction avec l’organisation sociale formelle. Comment formaliser l’amour ? L’objectif semble porter en lui-même son échec, c’est la mort de cette vie, de cette spontanéité qui définit le geste charitable du bon samaritain, l’élan du père dans la parabole du fils prodigue.

 

Et pour cause… cette problématique correspond à un réflexe moderne indécrottable : dès que quelque chose fonctionne, on se jette dessus pour le systématiser, pour établir à partir de lui un protocole formel et hors contexte, un système qui fonctionne toute chose égale par ailleurs, au sein duquel toute erreur liée au facteur humain puisse être réduite au minimum syndical. Ainsi, l’objectif qui sous-tend la volonté de dépasser l’échelle individuelle cache la volonté de planifier, de structurer de loin l’organisation sociale, de l’optimiser au maximum. Comme un casse-tête.

 

Voilà pourquoi l’ordre social chrétien n’est pas un ordre social tel qu’on se l’imagine. C’est une dynamique, la structuration organique d’une communauté d’hommes dont chacun avance à la lueur de Dieu. Nous suivons des principes incontournables tels que le principe de subsidiarité, le refus d’admettre que la fin justifie les moyens, la protection systématique et incorruptible de la vie, et cela demande de se former, d’aiguiser son intelligence, mais il y a une chose que nous ne pouvons pas apprendre par cœur, c’est de suivre le Christ au-delà des sentiers battus. Ecoutons pour finir saint Jean-Paul II qui s’adresse aux jeunes :

 

« Le chemin de l’amour selon le Christ est un chemin difficile, exigeant. Il nous faut être réalistes. Ceux qui ne vous parlent que de spontanéité, de facilité, vous trompent. La maîtrise progressive de notre vie, apprendre à être celui que Dieu veut, demande déjà un effort patient, une lutte sur nous-mêmes. Soyez des hommes et des femmes de conscience. N’étouffez pas votre conscience, ne la déformez pas, appelez par leur nom le bien et le mal. Inévitablement vous connaîtrez les contradictions d’une société dont on connaît bien les vices. Sans se départir de la charité, mais avec courage, il nous revient de construire d’abord en nous-mêmes, la forme de la société que nous voulons pour demain. La foi est un risque.

 

« […] Ne craignons pas: répondre à cette exigence nous unit vraiment au Christ qui offre sa vie, c’est une source de joie intérieure et une condition d’efficacité de l’Eglise dans le monde. »[4]

 

Lisez, méditez, agissez les amis !


[1] P-J. Proudhon, De l’utilité de la célébration du dimanche, 1839, pp. 13-14

[2] F. Le Play, L’organisation du travail selon la coutume des ateliers et la loi du décalogue, Alfred Mame et fils, Tours, 1870, p.17

[3] Eloi Leclerc, Le Royaume Caché, DDB, 1987 pp. 62-65.

[4] Discours du pape Jean-Paul II aux jeunes dans la basilique saint Pie X Lourdes (France) Lundi, 15 août 1983 §6

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