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L'ubermensch et l'étoile

Bonjour !


L’appel de la forêt, dont je vous ai proposé un extrait il y a deux semaines, a été mal traduit. Le livre s’intitule dans la version originale The Call of the Wild, autrement dit l’appel de la vie sauvage. C’est l’histoire de Buck, un chien racé qui dépasse en force et en puissance ses congénères. Volé à ses maîtres bourgeois, il apprend la vie dure et brutale des chiens de traineau pendant la ruée vers l’or au Canada. Grâce à son intelligence et à ses muscles, il s’adapte vite et grimpe les échelons pour devenir le chef de file du traineau. Il ressent de plus en plus l’appel de la vie sauvage, à tel point qu’à la mort de son maître adoré il se défait tout à fait de la civilisation des hommes et rejoint une meute de loups.


Le style de l’auteur, Jack London, est comme vous avez pu le voir assez simple, sans fioritures, mais animé d’un souffle ardent qui donne un rythme trépidant à l’histoire. L’aventure est belle, et l’on partage volontiers l’émerveillement de l’écrivain pour cette nature sauvage et indomptable. La beauté de Buck, sa puissance et ses capacités d’adaptations suscitent l’admiration. Au fil de l’intrigue, il y a bien quelques épisodes d’une violence extrême et sans pitié, mais on se dit que malgré tout c’est la vie, et d’ailleurs Buck a la force de surmonter ces épreuves. Alors que les plus faibles sont broyés par un destin implacable, le héros poursuit sa route et continue de gagner en force. Peu à peu, il se montre à son tour implacable, puis son ambition le pousse à l’opportunisme et à quelques actes franchement injustes, mais là aussi on se dit que d’une certaine façon cette injustice est rendue nécessaire par cet environnement sans pitié. Lorsque l’appel de la vie sauvage devient de plus en plus irrésistible, Buck fini par perdre ce qui lui restait de raffiné pour embrasser sans réserve son instinct le plus profond. Il n’a plus rien de commun avec le monde des hommes, il n’est que puissance et semble dorénavant ne faire qu’un avec cette nature sauvage.


Nous y voilà : Buck est plus qu’un chien, il est le Seigneur des chiens, le chien parfait. Sa puissance n’est pas un moyen, c’est une fin ; elle recèle en son cœur la vie la plus ardente, la plus pure. A la fin du roman, Buck est comme l’esprit de cette vie sauvage.


J’étais quelque peu surpris de ce tournant implacable chez l’auteur, ce mélange de romantisme et de cruauté. Je me suis donc renseigné, et effectivement Jack London montre tous les symptômes de porter dans son esprit ce qu’O’Brien appelle « la trace glacée de Nietzsche » : croire que l’essence la plus intime de l’être réside dans le déploiement de sa propre puissance, qui constitue sa seule opportunité d’atteindre la transcendance. Dans cet esprit, on interprète Darwin d’une façon bien précise, en réduisant la logique de l’existence d’un individu à ses capacités d’adaptation physiques. On considère alors la compétition comme le seul véritable levier de croissance pour la personne.


Cette « balafre glacée » semble résonner de façon tout à fait spéciale avec la virilité de l’homme, du mâle. L’homme est un roc, un pic, un cap, une péninsule au milieu des flots inconstants du monde, c’est là sa vocation la plus élémentaire : par la force de ses biceps, affronter la réalité et protéger les siens. Et cela ne date pas d’hier : les anciens pensaient qu’en devenant un homme, la poitrine du garçon s’élargissait pour accueillir un feu.[1]


La balafre glacée de Nietzsche, c’est ce qui reste lorsque l’homme s’abandonne à ce feu vorace, à cette quête de puissance au point de s’en faire une philosophie de vie : la force devient le seul but, la compétition le seul moyen, la domination le seul état convoité. C’est là un chemin de solitude extrême, et l’homme qui l’emprunte prend le sentier de la guerre.


S’il me semble important d’aborder cela, c’est notamment parce que cette philosophie virile s’oppose bien souvent au socialisme sous la forme du libéralisme le plus brutal, la libre concurrence étant perçue comme la meilleure des façons de se débarrasser des moins performants. Or, tandis que beaucoup d’hommes comprennent instinctivement à quels excès mène le socialisme qui porte en lui les germes du collectivisme, ces mêmes hommes peinent à saisir les dangers du libéralisme. Et puis la liberté, c’est tout de même moins contraignant que l’égalité. Au départ.


De fait, puisque le libéralisme part de l’individu pour étendre sa logique au monde, de prime abord cette idéologie semble sur mesure, parfaitement adaptée. Le carburant du libéral c’est l’appât du gain, la perspective d’opportunités réjouissantes. Le libéral est un optimiste, un battant, il est animé d’une philosophie intrinsèquement positive et n’imagine pas que tant d’enthousiasme puisse aboutir à autre chose que le progrès…


D’une certaine façon, l’élan de Buck est un élan de vie, l’avidité de qui veut mordre à pleines dents ce qu’on pourrait appeler le futur, l’avenir : la volonté de puissance c’est l’ivresse de son potentiel, le désir brûlant de dépasser ses limites, de dépasser la réalité, de dépasser le présent. Il y a dans l’instinct de Buck un appel impérieux vers le mystère lointain, c’est une course effrénée qui cherche à atteindre le cœur du temps.


Comme on l’a vu, prise d’ivresse la bête en vient à ignorer la souffrance de ses congénères, elle s’endurcit et se raidit dans l’effort vers son but. Un peu comme le champ de vision se restreint au fur et à mesure que la vitesse croît, plus Buck progresse dans sa quête de puissance, plus ses préoccupations annexes s’estompent et sa disponibilité à tout ce qui est « autre » s’amenuise. Il y a dans cette évolution une sorte de réduction de l’humanité au profit de la férocité, de l’efficacité puissante.


Il est étonnant, lorsque l’on transpose cette ivresse à celle de l’homme en quête de puissance, de s’apercevoir qu’il y a une sorte de brutale satisfaction dans cette réduction de l’humanité en nous. La bestialité semble se présenter à l’âme comme l’émergence de sa nature profonde, comme si la sauvagerie était le fond de notre être, notre réalité. Cette humanité ne semble alors, en quelque sorte, qu’une fausse parure - un mensonge envers notre nature, qui se révèle dans son aspect le plus primaire.


Le monde qui auparavant était ouvert et plein d’opportunités se referme en une arène, au sein de laquelle il faut écraser son adversaire pour garder sa place. Ce qui était auparavant une puissance de vie devient une puissance de mort, à la fois tournée vers l’extérieur et vers l’intérieur, une espèce de fureur anarchique sans finalité autre qu’elle-même. On s’approche ici des ténèbres les plus sombres, de cet élan de corruption du bien où les influences de notre concupiscence, du monde et du malin s’excitent mutuellement pour dissoudre l’âme dans le néant.


C’est là semble-t-il la tentation de Jack London, lorsqu’il érige la volonté de puissance de son héros comme un élan de vie sans voir que cette vie est en réalité tournée sur elle-même, et que son élan ne la poussera qu’au repli et à la destruction.


On peut toujours arguer du fait que pour un animal l’appel de la vie sauvage est chose naturelle et bonne, mais en réalité Buck est un animal au même titre que les protagonistes des fables de la fontaine, et si son élan résonne à ce point en nous c’est bien qu’il s’agit d’un élan humain.


Dans ce cas, que faire ? Si l’homme ne peut se livrer impunément à sa volonté de puissance, s’il ne peut puiser dans cette force de vie sans se brûler les doigts, que lui reste-t-il ? Je vous propose de laisser Guy de Larigaudie répondre à cela :


« Sentir au fond de soi toute la boue, les fanges et le bouillonnement des instincts humains et se tenir au-dessus, sans y enfoncer, comme l’on marche sur des marais à sec, en se laissant soulever par une sorte d’allégement de tout l’être pour que le pied ne pénètre pas. Rester dans l’amour de Dieu comme dans la pureté du matin, sur l’étendue brillante du marais, sans que le corps croule dans la vase. […] L’aventure la plus prodigieuse est celle de notre propre vie et celle-là est à notre taille. […] Cette aventure-là ne dépasse pas notre carrure. Il nous suffit de marcher vers notre dieu pour être à la taille de l’Infini, et cela légitime tous nos rêves. »[2]


Bonne semaine, les amis !

[1] Nous avons déjà évoqué l’intensité du désir chez l’homme, une voracité difficilement compréhensible pour la femme, dans cet article. [2]Guy de Larigaudie, étoile au grand large

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