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La joie, de Bernanos

Bonjour!

Permettez-moi un petit mot avant de commencer: je préparais un article lundi dernier, et puis il m'a échappé des mains le coquin! Il avait tellement hâte de vous rencontrer qu'il s'est invité dans la boîte mail de chacun d'entre vous. La boulette, comme qui dirait. Hé hé. Promis je recommencerai plus. Pour les curieux c'était un article qui paraitra le 28 février, il abordera la question de la libre pensée. Dans deux semaines vous pourrez le lire avec la délectation qui s'impose...

Sur ce, bonne lecture!


« Les gens sont souvent déraisonnables, illogiques et centrés sur eux-mêmes ;

Pardonne-leur quoiqu’il arrive.

Si tu es gentil, les gens peuvent t'accuser d'être égoïste et d'avoir des arrières pensées ;

Sois gentil quoiqu’il arrive.

Si tu réussis, tu trouveras de faux amis et de vrais ennemis ;

Réussis quoiqu’il arrive.

Si tu es honnête et franc, il se peut que les gens abusent de toi ;

Sois honnête et franc quoiqu’il arrive.

Ce que tu as mis des années à construire, quelqu'un pourrait le détruire en une nuit ;

Construis quoiqu’il arrive.

Si tu trouves la sérénité et la joie, ils pourraient être jaloux ;

Sois heureux quoiqu’il arrive.

Le bien que tu fais aujourd'hui, les gens l'auront souvent oublié demain ;

Fais le bien quoiqu’il arrive.

Donne au monde le meilleur de ce que tu as, et il se pourrait que cela ne soit jamais assez ;

Donne au monde le meilleur de ce que tu as quoiqu’il arrive.

Tu vois, en fin de compte c’est entre toi et Dieu, cela n'a jamais été entre toi et eux, quoiqu’il arrive. »


Voilà. Vous aurez bien sûr reconnu l’un des plus célèbres textes de mère Teresa. Ce n’est donc pas du tout une citation du roman La joie dont nous allons parler aujourd’hui, et pourtant je trouve que ce texte résume tout à fait la situation de Chantal, l’héroïne de l’histoire.


Chantal a 18 ans. Elle est jeune, radieuse et insouciante, mais sa joie et son insouciance ne sont pas de ce monde. C’est la joie du Christ, que son directeur spirituel l’abbé Chevance, décédé un an plus tôt, a protégé de toutes ses forces et avec toute son expérience, allant jusqu’à lui cacher le caractère mystique de sa vie intérieure pour ne pas la sortir de cet esprit de simplicité qui la caractérise. La jeune fille ignore même la nature de ses propres extases !


Maintenant qu’il est décédé, la voilà seule avec sa joie. Seule avec Dieu. Et chacune des personnes de son entourage va se heurter à cette joie surnaturelle. Parce qu’il ne faut pas croire que Chantal vit en recluse. Au contraire, son père l’a chargée de tenir la maison. Ce poids injuste, inadapté vu son âge et le côté retors des domestiques, Chantal le porte courageusement. Elle accomplit son devoir de son mieux, jusqu’au bout. Quoiqu’il arrive.


Et il en arrive, des choses… C’est d’ailleurs tout à fait étonnant de voir comme la joie intérieure de Chantal va perturber toutes les personnes qu’elle fréquente, alors qu’elle-même veille à ne pas attirer l’attention. Plus elle se fait petite, plus elle rayonne, et plus son père, sa grand-mère, le psychanalyste, l’abbé Cénabre, et jusqu’au chauffeur de la famille sont comme irrésistiblement poussés vers elle.


Chacune de ces personnes est perdue dans sa misère, que ce soit l’addiction (le chauffeur), la paresse (le père), l’avarice (la grand-mère), l’envie (le psychanalyste) ou la colère (l’abbé Cénabre). Puisque l’addiction correspond à la gourmandise, on est déjà à cinq péchés capitaux sur sept, il ne manque que la luxure et l’orgueil pour compléter ce beau tableau ! Chacun s’agrippe à son péché comme un enfant à son doudou. La réplique de Chantal au docteur la Pérouse à propos de sa grand-mère illustre bien cela : « elle a construit son histoire ainsi, brin à brin, comme un oiseau son nid, mensonge par mensonge, et vous faites semblant d'y croire, vous refusez de la délivrer. Mon Dieu, il me semble pourtant qu'il n'y a pas de mensonges plus redoutables que ceux-là qu'on commet contre soi-même? »[1]


Il n’y a pas de mensonges plus redoutables que ceux-là qu’on commet contre soi-même… Chantal met le doigt sur leurs ténèbres à tous, sa lumière éclate dans la nuit et agit comme un décapant. Cela rappelle l’évangile de la femme adultère (Jean 8, 1-11), quand chacun des accusateurs part, à commencer par les plus âgés. Chaque juif s’évade de la synagogue avec son malheur collé au corps, incapable de comprendre la joie de la miséricorde.


Dans La joie, ce qui est très intéressant c’est que les pécheurs s’évadent vers Chantal, un peu comme des moustiques attirés par la lumière qui va les brûler vifs. Oh bien sûr, chacun y va en croyant pouvoir la convertir à son désespoir, persuadé qu’elle n’est pas plus forte qu’eux. Chacun s’approche de Chantal les armes à la main, prêt au combat.


Et tous échouent. Ils échouent parce qu’au lieu d’une bataille, ils ne trouvent rien. Chacun se démène à sa façon, et plus il se démène plus il s’aperçoit qu’au lieu de persuader l’autre il a surtout besoin de se persuader lui-même. Tous étalent leurs âmes devant cette enfant de Dieu, et pour la première fois depuis trop longtemps ils éprouvent de la honte.


Chantal, elle, va d’épreuve en épreuve. Sa joie si parfaite, que l’abbé Chevance protégeait, voilà qu’elle ne sait plus comment la garder. D’ailleurs, faut-il la protéger ? Elle a appris à renier la complaisance, le retour sur soi-même, elle a appris à déployer son âme par l’accomplissement de son devoir d’état. C’est édifiant de voir comment Chantal préserve sa tranquillité intérieure par le don d’elle-même, de façon très concrète. En se donnant à travers toutes les petites tâches du quotidien, Chantal tourne sans relâche son cœur vers Dieu, s’empêchant par-là de s’apitoyer sur son sort.


Il y a deux semaine, nous avons vu dans l’article sur les Beltrame comment Dieu donne aux époux par le sacrement du mariage la grâce de se reconnaître mutuellement en tant que voie sanctifiante privilégiée[2]. C’est la tentation des mariés que de chercher sa propre voie sanctifiante indépendamment du conjoint, d’être saint malgré l’autre et non pas par l’autre. Dans la joie de Bernanos, nous découvrons que cette pédagogie divine concerne en réalité l’accomplissement de notre devoir d’état : c’est par l’accomplissement de notre devoir d’état que nous pouvons grandir en sainteté, et pas autrement. Si le mari ou la femme doit considérer son conjoint comme sa voie sanctifiante privilégiée, c’est précisément parce que le sacrement du mariage lui en fait un devoir primordial, un devoir d’état.


Dans La joie, nous découvrons comment Chantal se laisse travailler par son devoir d’état, refusant même le cloître car il se présente à ce moment-là davantage comme une échappatoire que comme un appel. C’est ici l’aspect le plus passionnant du roman, car Bernanos réussit à mettre en lumière tous ces instants où il est tentant de se reposer sur l’assentiment de notre entourage, de nous appuyer sur la complaisance des hommes pour subrepticement éviter notre devoir. Dans ces moments, nous savons que rien d’extérieur ne pourra faire la différence entre l’acte apparemment bon et l’acte vraiment libre que nous nous apprêtons à poser. Personne ne verra notre sacrifice, mis à part Dieu et nous-mêmes.


Voilà l’attitude que Chantal a choisie, voilà son dépouillement : refuser les consolations du monde. Tout comme pour sainte Thérèse de l’enfant Jésus, cela va l’amener à briser complètement les conventions, à entrer dans une liberté intérieure de plus en plus vaste. Concrètement cependant, Chantal est tétanisée à l’idée que sa liberté intérieure et ses extases puissent être une occasion de chute pour les autres. Elle semble souvent inquiète de scandaliser, mais à chaque fois elle finit par accepter de se laisser faire, de se laisser traverser par la curiosité tourmentée des autres. Par amour pour Dieu, elle ne retient rien et se laisse tout prendre, sans exception.


Sacrée aventure, comme qui dirait ! mais rassurez-vous, il ne s’agit pas là d’un roman éthéré, une espèce de drame à l’eau de rose où la perfection de l’héroïne vole si haut qu’il ne reste plus au lecteur qu’à admirer derrière une vitrine. Comme d’habitude, Bernanos fait preuve d’une telle lucidité sur la vie de la grâce et sur nos misères humaines qu’il est impossible de ne pas retrouver un petit bout de soi en chacun des personnages. C’est la patte de l’auteur que de nous river les pieds sur terre tout en nous faisant entrevoir la miséricorde agissante.


Lisez, méditez, agissez !

[1] G. Bernanos, La joie, édition La Palatine, Plon, 1929, p.217 [2] Ingrid d’Ussel, Humanae Vitae questionnée par Proust, Via Romana, 2018, p.44




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