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  • Photo du rédacteurRatatouille

L'éloquence à tout va

Bonjour!


Aujourd'hui, je vous propose une petite conférence. Elle a été écrite pour un concours d'éloquence à Nantes en juin 2022, mais n'a pas connu un grand succès. Malgré cela, je vous la confie parce que j'ai l'impression que ces quelques lignes permettent d'éclairer un sujet qui nous intéresse. Voyez plutôt:


"Au XVIIIème siècle, un groupe de penseurs a forgé la notion d’idéologie. Leur projet était de traiter les idées comme des phénomènes naturels exprimant la relation de l'homme avec son milieu de vie. Concrètement, ces hommes qui porteront bientôt devant le monde entier le nom de « Lumières » cherchaient à détrôner la métaphysique, ils voulaient trouver un moyen plus instinctif, plus spontané de comprendre l’univers. C’est ainsi qu’est née la notion de libre pensée, l’idée selon laquelle on n’a pas besoin de la métaphysique pour comprendre le monde.


Deux siècles après ces événements, j’aimerais déterrer devant vous cette question. Peut-on se passer de métaphysique ? On juge un arbre à ses fruits, et aujourd’hui, l’histoire nous a montré les fruits de l’idéologie et de la libre pensée, l’histoire nous a montré ce qui se passe quand on écarte la métaphysique.


Pour commencer, nous allons tenter de définir ce qu’est la métaphysique. Ensuite, nous nous intéresserons aux deux idéologies principales qui sont nées de cette révolte contre la métaphysique : l’idéalisme, et le sensualisme.


Avant tout soyons clairs: quand je parle de métaphysique, j'entends ce mot comme l'entendait Aristote: l'étude de l'être en tant qu'être. À vue de nez, ça n'a pas l'air très original: la biologie semble en faire autant par exemple, puisqu'elle étudie les êtres vivants. Mais le truc voyez-vous, c'est que le rôle de la biologie est de comprendre comment les êtres vivent, et non pourquoi ils vivent. Le pourquoi est déjà une question qui relève de la métaphysique, nous ne sommes plus sur le terrain de la biologie.


Étudier l'être en tant qu'être, c'est se poser la question du rôle essentiel, du rôle fondamental de chaque chose dans l'univers. C'est se poser la question du sens. Ça peut sembler étrangement hors sujet comme question, on aurait tendance à se dire que le sens que l'on prête aux choses ne relève d'aucune science et dépend plutôt de notre conception personnelle du monde, de notre religion ou de notre sensibilité. Or, la métaphysique prétend qu'il n'en est rien, elle affirme au contraire que l'on peut rationnellement explorer le sens de l'univers, et découvrir la nature de chaque être.


Cette ambition a été partagée par une multitude de savants, d'ailleurs plus ou moins crédibles. Beaucoup ont affirmé avoir développé un système de pensée permettant d'atteindre le cœur des choses.


Ainsi les idéalistes, à la suite de Platon et Descartes, affirment qu'il existe une version parfaite de chaque chose, une idée qui serait une sorte de fantôme, une abstraction pure de toute imperfection matérielle. Pour eux, les objets et les êtres du monde vivant sont comme une version moins aboutie de cet idéal qui se trouve dans un monde inaccessible, le monde intelligible. En gros, il existe bien une Vérité de chaque chose mais on ne peut pas y accéder. Comme chez Apple, on est condamné sans cesse à mettre à jour son iPhone, parce que la version parfaite du logiciel est inaccessible.


C'est un point de vue de mathématicien, une façon de voir les choses très hygiénique mais aussi très maniaque. On rejette hors de la pensée tout ce qui est relatif à l'expérience. L'idéaliste typique c'est le vieux garçon qui reste chez lui et qui surtout ne veut pas se faire déranger par le monde extérieur, il aimerait au contraire que le monde extérieur rentre dans ses cases, c'est lui qui veut décider du sens des choses et s'il y a une exception qu'il ne peut pas ignorer, eh bien! Elle confirme la règle. L'autisme est en quelque sorte la version pathologique de l'idéalisme.


Vous l'aurez compris, c'est une façon de voir les choses bien bornée, assez rasoir et très prétentieuse. En plus il y a un côté sectaire parce que vu que l'idéaliste prétend faire rentrer le monde dans ses théories, si l'on veut comprendre ce qu'il dit il faut apprendre à voir le monde comme lui, avec son langage et ses concepts... il faut se mettre à son école, et, puisqu'il méprise la réalité, notre intuition, ce qui nous pousse à essayer de comprendre les choses, ne nous sera pas d'une grande aide pour comprendre ce qu'il veut dire.


Forcément, avec une ambiance pareille, des intellectuels ont fini par se rebeller. Comment peut-on prétendre expliquer l'univers en méprisant la réalité? Le monde philosophique n'est pas peuplé uniquement d'autistes, et un certain nombre de penseurs, notamment Hume qui a été introduit en France par Voltaire, ont dit stop.


Ils ont choisi de partir dans l'autre sens, de laisser les théories au grenier et de s'intéresser à l'expérience, à toute cette information qui vient des sens. Avec l'idéalisme on avait un monde froid, en noir et blanc, alors qu'avec ce mouvement qu'on appelle le sensualisme, c'est une explosion de couleurs et de saveurs. L'homme existe! La vie ne se mesure pas, au diable les définitions! Le sensualisme préfère les descriptions, car elles préservent l'individualité de chaque chose, la singularité de chaque rencontre. Quand on décrit ce qu'on voit, on ne met pas les choses dans des boites: on les admire. Vous le voyez, c'est la pensée libérée! D'ailleurs, comme je vous l'ai dit on parle alors de libre pensée. Tout est pensable, et celui qui prétend le contraire est un rabat-joie.


Nous y sommes, nous voilà au cœur de la pensée moderne: il n'y a pas une vérité, il y en a autant que d'êtres humains. Dès lors, toute tentative pour imposer sa vérité à quelqu'un d'autre est un abus, parce que ça menace la primauté de l'expérience. Je n'ai pas le droit de spoiler la vie de mon voisin, ce serait lui gâcher le plaisir de la découverte. La métaphysique n'a donc plus aucune raison d'être.


Un jour j'ai entendu deux femmes discuter dans le tram. L'une d'elle expliquait que son professeur avait tenté de leur expliquer scientifiquement les couleurs qu'a le soleil quand il se couche. L'autre femme s'est écrié: "mais ça gâche tout le plaisir, de savoir ce genre de trucs!"


Voilà, en quelque sorte, la posture des sensualistes par rapport à la notion de vérité: même s'il y en avait une, ça nous pourrirait la vie de la connaitre.


Seulement voilà. Il y a un petit grain de sable dans cette belle fête de liberté... à force de croire que tout le monde a raison de son propre point de vue, on se rend compte que personne ne peut avoir tort. C'est un paradoxe, ça. Si j'ai raison et que mon point de vue est que mon voisin a tort, alors il y a un problème parce que lui aussi est sensé avoir raison!


Donc quelques règles ont quand même dû être posées, typiquement celle-ci: ma liberté commence là ou se termine celle d'autrui. Chacun chez soi, et les hippopotames seront bien gardés. Bon. Mais ça commence à sentir bizarrement le renfermé notre liberté du coup, c'est plutôt une liberté conditionnelle qu'autre chose. Et surtout, qu'en est-il des plus fragiles? Qu'en est-il des enfants, des personnes handicapées et de toutes celles qui, laissées à elles-mêmes, ne sont pas capables de connaitre leur bien, de prendre soin d'elles-mêmes? Elles vont forcément dépendre de quelqu'un, elles vont dépendre d'une vision du monde qui n'est pas la leur... deuxième paradoxe. Alors on a trouvé une autre solution: la vérité est décrétée par le plus grand nombre, elle s'appelle la norme. Il n'y a plus qu'à espérer que la foule soit inspirée… Quand on se penche sur l'histoire humaine, ce n'est pas ce qui saute aux yeux.


Vous voyez, comme par la force des choses le sensualisme est contraint d'admettre autre chose que la simple expérience personnelle pour tout critère de Vérité. En fait, si l'on reprend la biologie, on est effectivement forcé d'admettre que la nature suit un ordre donné. Il y a bien une logique dans l'univers, sinon il n'y aurait aucune science, et nous ne pourrions rien prévoir.


Les anciens s'étaient efforcés de trouver un juste milieu entre l'expérience et la réflexion théorique, une sorte d'aller et retour qui ne lâche ni l'un ni l'autre de ces aspects si fondamentaux de la nature humaine. Ils avaient appelé ça la métaphysique, la reine de toutes les sciences. Celle qui fixe la mesure à toutes les autres spécialités, empêchant que les mathématiques ne fassent perdre toute couleur aux paysages, empêchant aussi que ces explosions de couleur du sensualisme ne nous fassent oublier une beauté plus belle encore, plus profonde, celle de la nature humaine.


A force de croire que nous n'avons pas besoin d'arbitre, le jeu risque d'être moins juste et plus violent que prévu. Ces idéologies, l'idéalisme d'abord, puis le sensualisme ensuite, ont montré leurs fruits, et ce sont des fruits amers, pleins d'orgueil et d'égoïsme. Peut-être serait-il temps de retrouver nos racines, de nous pencher à nouveau pour écouter ce que les anciens ont à nous dire sur l'homme. Après tout, que pouvons-nous y perdre?


Merci pour votre attention."

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