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Frankenstein, ou le Prométhée moderne

« L’homme est petit, mais il remue le monde !… Avez-vous vu parfois la mer, la grande mer en fureur ? Avez-vous vu les vagues hautes jeter follement leur écume à la face voilée du ciel ?… Avez-vous entendu cette voix rauque et profonde, plus profonde et plus rauque que la voix du tonnerre lui-même… C’est immense, c’est immense !… Rien ne résiste à cela, pas même le granit du rivage qui s’affaisse de temps en temps, miné par la rude sape du flot… je vous le dis et vous le savez : c’est immense !… Eh bien, il y a une planche qui flotte sur un gouffre, une planche frêle qui tremble et gémit… sur la planche, qu’est-ce ? Un être plus frêle encore qui paraît de loin plus chétif que l’oiseau noir du large… et l’oiseau a ses ailes… un être… un homme… il ne tremble pas… je ne sais quelle magique puissance est sous sa faiblesse… elle vient du ciel… ou de l’enfer… l’homme a dit, ce nain tout nu, sans serres, sans toison, sans ailes, l’homme a dit : Je veux ; l’océan est vaincu ! […]


« Avez-vous vu parfois la flamboyante chevelure de l’incendie ? le ciel de cuivre où monte la fumée comme une coupole épaisse et lourde ?… Il fait nuit, nuit noire… mais les édifices lointains sortent de l’ombre à cette autre et terrible aurore… les murs voisins regardent, tout pâles… La façade, avez-vous vu cela ? C’est plein de grandeur et cela donne le frisson ; la façade, ajourée comme une grille, montre ses fenêtres sans châssis, ses portes sans vantaux, tout ouvertes comme des trous derrière lesquels est l’enfer, — et qui semblent la double ou triple rangée de dents de ce monstre qu’on appelle le feu !… Tout cela est grand aussi, furieux comme la tempête, menaçant comme la mer. Il n’y a pas à lutter contre cela, non ! Cela réduit le marbre en poussière, cela tord ou fond le fer, cela fait des cendres avec le tronc géant des vieux chênes… Eh bien ! sur le mur incandescent qui fume et qui craque, parmi les flammes dont la langue ondule et fouette, couchée par le vent complice, voici une ombre, un objet noir, un insecte, un atome… c’est un homme… il n’a pas peur du feu… pas plus du feu que de l’eau… il est le roi… il dit : Je veux !… Le feu impuissant se dévore lui-même et meurt ! »[1]


Les plus attentifs d’entre vous auront reconnu un passage qui ne vient… absolument pas du livre de Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne publié en 1818, mais du livre de Paul Féval, le bossu dont nous avons déjà parlé dans cet article. J’ai préféré vous donner à lire quelque chose de savoureux plutôt que de vous infliger la médiocrité qui déborde de la moindre page de Frankenstein. Et croyez-moi, c’est pas faute d’avoir cherché. Que voulez-vous, parfois la chasse au trésor échoue !


Voilà pourquoi, par une discrète cabriole, je vous propose de nous intéresser aujourd’hui au titre de ce livre plutôt qu’à son affligeant contenu. Et même, ce n’est pas le titre qui m’intéresse mais le sous-titre : le Prométhée moderne.


Pour rappel, Prométhée est un Titan qui a chipé le feu sacré de l’Olympe pour le donner aux humains. Attrapé par les dieux qui n’étaient pas contents, il s’est fait attacher à un rocher et grignoter le foie par un aigle. Chaque jour. Car son foie repousse. Ouille.


Ce mythe convient tout à fait au sujet que nous creusons depuis quelques temps : l’intelligence moderne, autrement dit l’art de la libre pensée. Ce que le mythe de Prométhée nous aide à comprendre, c’est le pouvoir qu’implique la connaissance, pouvoir extraordinaire sur la création, que Paul Féval nous donne à contempler dans l’extrait ci-dessus. « L’homme a dit : je veux ; l’océan est vaincu ! ».


La dernière fois, dans l’article chats, crapauds et croquemitaines, nous avons distingué la connaissance sensible et la connaissance intelligible. Cette distinction, capitale, va guider notre réflexion aujourd’hui.[2]


Rappelez-vous : la connaissance sensible, c’est la connaissance qui émane des sens. Grâce à cette connaissance, nous sommes en rapport (extérieur) avec la réalité et nous pouvons manipuler les données sensibles. Nous pouvons décrire les objets qui nous entourent. La connaissance intelligible, elle, est l’apanage exclusif de l’homme dans le monde visible. Elle nous permet d’atteindre les objets de l’intérieur, de les saisir dans leur nature. C’est la connaissance intelligible qui nous permet de définir ces mêmes objets.


On peut dire qu’on connait la nature d’une chose dès lors qu’on connait « la cause par laquelle la chose est, que nous savons que cette cause est celle de la chose, et qu’en outre il n’est pas possible que la chose soit autre chose que ce qu’elle est. »[3] Sans la connaissance intelligible, impossible d’atteindre ce qui est vrai, ce qui est bon et ce qui est beau en chaque chose, impossible d’en saisir le sens.


Ça va loin tout ça. Ça va loin parce que « l’intelligence ne pourrait jamais s'ouvrir à la présence des êtres et des choses si l'être humain qui en est le siège était séparé de la totalité de l'être. Notre être est fondamentalement en relation avec l'être universel et la connaissance n'est en quelque sorte que la découverte de ce rapport. […] mais ce rapport fondamental et antérieur à la connaissance est en quelque sorte scellé en nous: il est, mais il n'est pas connu pour la cause. La fonction capitale de l'intelligence est de le dévoiler, de s'y conformer, de le connaitre et, par là-même, de situer adéquatement l'homme dans l'univers. C'est pourquoi la conception du cosmos, ou l'acte par lequel l'intelligence se soumet à l'ordre universel et le comprend, est d'une importance inestimable. Sans elle, la vie n'est plus "qu'une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur"(Macbeth). Un monde où ne règne pas une conception du monde adéquate à sa réalité est livré à tous les détraquements. »[4]

Imaginez la course des planètes. Si vous persistez à croire que les planètes tournent autour de la Terre, si vous persistez à penser qu’elles ont pour centre de gravité notre planète bleue, leur danse va être une étrange énigme. Jusqu’à ce que vous admettiez que c’est en fait le Soleil qui mène cette danse. Alors là tout s’éclaire… C’est un peu la même chose que nous explique Marcel de Corte, dans son livre l’intelligence en péril de mort : l’homme ne peut appréhender convenablement la réalité que s’il s’ouvre à son Créateur. Notre objectivité dépend de cela.


Selon Roland Dalbiez[5], la connaissance humaine a ceci de spécifique que dans son essence même, elle fait référence au non-moi. Autrement dit, si je veux connaitre réellement les choses je dois me mettre de côté, me dépouiller de toute subjectivité. Cette posture est une posture de contemplation et d’humilité, qui permet d’admirer telle qu’elle la réalité, avec tous les mystères qu’elle contient.


Et puis voilà. Prométhée s’est réveillé un matin. « L’homme est petit, mais il remue le monde ». L’homme a fait sa crise, et s’est détourné du mystère. Comme on l’a vu ça a commencé par un excès, par la distinction manichéenne entre l’âme et le corps, entre la connaissance sensible et la connaissance intelligible.


D’abord on a eu l’idéalisme, qui ramène l’existence à la connaissance, puis le matérialisme (ce que nous avons appelé la dernière fois le sensualisme) qui ramène la connaissance à l’existence.[6] En fait, la création n’était plus aimée et admirée comme un cadeau, comme le dessein d’un Dieu, principe du Vrai, du Bien et du Beau mais comme un potentiel de subversion, un escabeau pour l’égo toujours grandissant de l’homme. « Avant le XVIIIème siècle, la connaissance est liée à sa puissance de communion - et donc de consentement, d'acceptation et de docilité - avec l'univers et sa cause. Après le XVIIIème siècle, ce pacte originel est brisé: l'intelligence se considère comme une souveraine qui gouverne, régente, domine et tyrannise la réalité. »[7]


Ce qui est très intéressant, c’est que comme on l’a dit la connaissance sensible ne permet que la description, le fait d’appréhender les choses du dehors. Elle ne fait que décrire, et ne se préoccupe donc que de quantité. C’est une connaissance propice au domaine des mathématiques, qui ne s’intéresse qu’à la production de schémas théoriques et non au sens profond des choses.


C’est cette disposition à réfléchir au sens des choses, cette ouverture à la métaphysique, qui est censée ordonner l’ensemble de nos activités intellectuelles, qui va nous permettre d’agir en connaissance de cause. Agir en connaissance de cause, c’est s’intéresser à la cause avant l’action. C’est ce qui permet d’agir avec la mesure qu’il faut. En désertant la métaphysique, en fuyant la philosophie, on reste désespérément dans un monde en deux dimensions. On reste dans la quantité, et on n’accède pas à la qualité.


Alors on fait. Marcel de Corte nous explique que, parce que nous n’admettons plus l’ordre des choses, parce que nous refusons la réalité, notre intelligence devient poétique. C’est un joli mot pour désigner une catastrophe. L’intelligence poétique, c’est l’intelligence qui fuit la réalité pour créer un monde imaginaire, un monde entièrement construit par l’homme. Faute de contempler, faute de se laisser enseigner, on produit.


Et cela devient frénétique. Il faut faire, faire sans relâche, et plus on approche les bords de ce monde artificiel plus on se perd dans le faire. Alors que le monde réel est -forcément- intégral, et nous amène à contempler le mystère de la création ; le monde artificiel est –forcément- limité, et nous conduit à heurter de front une multitude de paradoxes, hâtivement rafistolés avec du chatterton par les génies modernes.

Et pourtant, me direz-vous, ça marche ! Ben oui, ça marche. Il faudrait être aveugle pour nier les avancées et les performances de la science à l’époque moderne. Ça ne sert à rien de s’enfermer dans une sorte de créationnisme à la rosbeef, la réalité est là qui nous prouve que de nombreuses théories scientifiques sont efficaces. On sépare des atomes, on fait voler du métal, on peut même, en temps réel, insulter copieusement un type qui habite à l’autre bout de la planète et qu’on n’a jamais vu. C’est le progrès.


Ce qui ne marche pas, en revanche, c’est quand la science prétend ignorer la métaphysique dans ses recherches. Un scientifique exclusivement préoccupé de science, un chercheur qui ne se soucie pas de métaphysique est un inconscient. Il finira tôt ou tard par déborder les principes de sa science, et cherchera alors à expliquer l’univers avec les moyens du bord. Le cas d’école ici c’est Freud : il se vantait de ne pas s’intéresser à la philosophie, et résultat il a noyé des trouvailles scientifiques de qualité dans un tas d’élucubrations sectaires. Comme le dit Rabelais, « science sans conscience n’est que ruine de l’âme. »


L’univers suit un ordre bien précis, qui ne se restreint pas au plan mathématique. La matière est régie par les lois de la physique, c’est un fait, mais l’esprit, lui, suit les lois morales. De même que la nature suit les lois de la physique pour se développer, de même l’esprit ne peut se développer sans suivre la voie de la vertu. Vous allez me dire que, contrairement aux lois physiques, les lois morales peuvent être enfreintes par l’homme. En effet, dans tout l’univers visible, nous seuls possédons la liberté de choisir la mort ou la vie. Mais lorsqu’il enfreint ces lois, ou lorsqu’il fait mine de les ignorer, l’homme s’enroule sur lui-même et s’atrophie dans une complaisance idolâtre. Il s’agit donc bien d’un ordre des choses.


Attention, n’oublions pas que notre nature a été traumatisée par le péché originel, qui se transmet de génération en génération et qui ne nous permet pas de suivre par nos propres forces le chemin du vrai, du beau et du bien jusqu’à Dieu. Notre liberté, dès lors, sera de ne pas refuser la grâce que Dieu veut nous offrir, de choisir de renoncer à nous-mêmes pour accueillir Dieu. Dans ce cadre, l’exercice des vertus n’est pas inutile car il faut un esprit d’athlète pour pratiquer quotidiennement le renoncement.


Ne nous laissons donc pas éblouir par les fastes de la production scientifique de notre temps, car dans le même temps un autre domaine s’effondre en symétrie. Et c’est ce monde, le monde spirituel, que nous devons chérir avant tout car c’est lui seul qui pourra donner la juste mesure aux autres sciences. La métaphysique est notre pédagogie, la sagesse qui seule pourra nous désigner notre vrai bien.


Quand on voit les politiques de rationalisation de certaines grandes entreprises, quand on voit des personnes contraintes de faire leur travail « malgré » leur humanité, quand on voit les systèmes politiques et économiques qui broient insensiblement des générations d’êtres humains, quand on voit des familles éparses et déboussolées et des enfants égarés, on se dit que l’homme a peut-être suffisamment remué le monde. Peut-être serait-il temps d’arrêter de chercher à créer des monstres pour nous tourner vers ce qui est Vrai, ce qui est Bon, ce qui est Beau. Sursum corda, comme qui dirait !


[1] Paul Féval, Le Bossu [2] Cette réflexion s’appuie sur l’excellent ouvrage de Marcel de Corte, l’intelligence en péril de mort, et sur le livre de Jean Daujat non moins assourdissant de vérité, psychologie contemporaine et pensée chrétienne. C’est d’ailleurs dans ce dernier livre que j’ai trouvé la doctrine de l’hylémorphisme aristotélicien, approfondie par saint Thomas et exposée par Duns Scot si je ne m’abuse. Comme ça vous saurez tout [3] Aristote, Anal. Post., I, 2, 71 b9-12, cité par M. De Corte, op. cit., pp. 80-81. [4] M. De Corte, l’intelligence en péril de mort, éditions l’homme nouveau, 2017, pp.30-31 [5] R. Dalbiez, La méthode psychanalytique et la doctrine freudienne, tome 2, DDB, 1949, p. 274 [6] R. Dalbiez, ibid, p. 272 [7] M. De Corte, op. Cit, p.34

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