convertir son quotidien
Comment diable s'y retrouver en politique? Rien de plus décourageant aujourd'hui...
Remarquez, c'est un peu comme tenter de comprendre les arcanes obscures de la finance. Il y a comme quelque chose qu'on ne veut pas nous faire comprendre dans ces hautes sphères.
Qu'à cela ne tienne, on va s'y mettre.
On va entrer par la porte du bon sens, et vous allez voir que ce n'est pas si compliqué que ça en a l'air tout ça. Surtout quand on suit les principes de l'ordre social chrétien.
20/01/2025
Vous doutez. Je le vois, je le sens. Est-il sujet plus barbant que l’histoire de l’administration ? De l’administration française, qui plus est ? Mais ne refermez pas encore cette page, ne laissez pas tout de suite vagabonder votre esprit vers d’autres sollicitations plus attrayantes de la toile. J’insiste : peu de choses sont plus captivantes que l’histoire de l’administration française.
Permettez-moi, pour assoir mon argumentation, cet extrait de Tite-Live dans son histoire de la république romaine : « Je sais que la plupart des lecteurs prendront peu de plaisir à voir les origines, impatients d'arriver à ces derniers temps où les forces d'un peuple depuis longtemps souverain se détruisent elles-mêmes... Que chacun pour sa part s'applique fortement à connaître quelles furent les mœurs, quelle fut la vie à Rome, par quels moyens, dans la paix et dans la guerre, cet empire a été fondé et accru. Qu'on suive alors le mouvement insensible par lequel, dans le relâchement de la discipline, les mœurs déclinèrent d'abord, puis tombèrent plus bas chaque jour, enfin se précipitèrent vers leur chute, jusqu'à ce qu'on en vînt à ces termes où nous ne pouvons souffrir ni nos vices ni leurs remèdes. »
Voilà. Un peu comme les épinards qu’il faut manger avant le steak pour vraiment apprécier la saveur de la vache, étudier l’administration de notre pays nous offre un angle de vue particulièrement réaliste sur celui-ci, et sur les raisons pour lesquelles nous ne pouvons aujourd’hui souffrir ni les vices de notre administration ni les remèdes qu’on nous propose…
Laissez-moi maintenant vous présenter notre expert du jour, un homme dont vous avez peut-être déjà entendu parler : Alexis-Charles-Henri Clérel, comte de Tocqueville, magistrat, écrivain, historien, académicien, philosophe, voyageur, politologue, précurseur de la sociologie et homme politique français de la première moitié du XIXème siècle. S’il vous plaît. Une véritable célébrité, dont le livre de la démocratie en Amérique est un bestseller cité à foison. D’aucuns diraient à tout va. Frédéric Le Play, pour sa part, ne ménage pas son collègue, et estime que le bestseller en question est dangereux car au lieu de chercher à être complet, son auteur a cherché à être remarqué. Dur. C’est aussi pourquoi nous n’allons pas nous intéresser à ce livre, ce serait trop facile. Nous allons plutôt nous intéresser à un autre ouvrage de Tocqueville, bien moins cité : L’Ancien Régime et la Révolution. Voici ce qu’en dit cette fois Le Play : ce livre « serait excellent s'il avait son vrai titre, et s'il présentait une conclusion. L'auteur a réellement décrit les attentats de la monarchie en décadence complétés par les violences de la révolution. Il a prouvé que la révolution a rompu avec les meilleures traditions des peuples civilisés. »[1] Le titre importe peu, et pour ce qui est de la conclusion, ma foi on va faire travailler nos méninges. D’ailleurs il ne s’agit pas tout à fait aujourd’hui de décortiquer de façon exhaustive ce livre, car en fait l’administration française n’est pas le seul sujet qu’évoque Tocqueville. Bien qu’il soit très très tentant de digresser pour vous parler des autres pépites, je vais faire de mon mieux pour me contenir au sujet. Un peu de compassion je vous prie, ça va pas être facile.
Nous n’allons pas non plus nous cantonner exclusivement à Tocqueville, car si celui-ci apporte des précisions passionnantes – il affirme d’ailleurs que le moindre des chapitres de son livre a demandé plus d’un an de recherches -, Le Play de son côté a écrit dans le troisième tome de sa réforme sociale un chapitre entier sur la question de l’administration intitulé : « La bureaucratie et l’irresponsabilité ». Ça aurait été dommage de passer à côté, convenez-en.
L’intérêt de l’étude de l’administration
Pourquoi donc l’étude de l’administration nous offre un point de vue réaliste sur notre pays ? Me direz-vous. On ferait aussi bien de s’intéresser aux guerres, aux grands événements ou même à la vie des dirigeants… Mais au-delà des péripéties historiques, la forme que revêt l’administration d’un pays – et surtout l’évolution de cette forme – nous permet de comprendre comment les rouages de la société tournent réellement. Lorsque l’on tente d’analyser l’histoire, on passe assez souvent d’un extrême à l’autre entre ceux qui prônent que la marche des temps est inéluctable, que les puissants ne sont que des pantins aux mains de la fatalité, et ceux qui affirment au contraire que rien n’est jamais joué et que l’histoire est pleine de surprises et de revirement inopinés, aussi colorée que les héros qui la façonnent.
L’avantage de l’étude de l’administration, c’est qu’au-delà des grands discours et des déclarations d’intention, on touche au squelette de notre société : comment, concrètement, nous sommes-nous organisés pour vivre en communauté ? Plus encore, parler d’administration nationale implique qu’il existe un système de gestion relativement uniforme d’un bout à l’autre du territoire. Ce qui est déjà une assertion particulière, qui contient en germe une véritable philosophie politique.
L’origine de l’administration française
L’histoire de l’administration française telle qu’on va l’étudier correspond donc à l’histoire de son harmonisation. Je parle volontairement d’harmonisation et non d’uniformisation parce que c’est le terme politico-gestionnaire en vogue (« harmoniser les pratiques »), exactement comme Jack préfère parler de réquisitionner un bâtiment plutôt que de dire qu’il s’apprête à voler un bateau. Reprenons. L’harmonisation dont nous parlons ne peut venir que d’en haut : on a rarement vu des gens s’efforcer spontanément de modifier leurs habitudes pour imiter d’autres personnes, dans l’espoir d’être un jour noyés dans la masse. Pour commencer, retenons donc ceci : l’uniformisation administrative – pardon, l’harmonisation des pratiques administratives - est à l’initiative du gouvernement, c’est une étape clé vers la centralisation de l’Etat.
Rappelez-vous ce passage au sujet de la centralisation de l’Etat au XVème siècle, tiré de Polanyi : « Du point de vue politique, l’Etat centralisé était une création nouvelle, née de cette Révolution commerciale qui avait déplacé de la Méditerranée aux rivages de l’Atlantique le centre de gravité du monde occidental, forçant ainsi les peuples arriérés des grands pays agricoles à s’organiser pour le commerce […]. En politique étrangère, la nécessité du moment voulait la création d’une puissance souveraine ; la politique mercantiliste supposait par conséquent que les ressources du territoire national tout entier fussent mises au service des objectifs de puissance que l’on visait à l’extérieur. En politique intérieure, l’unification des pays morcelés par le particularisme féodal et municipal était le sous-produit nécessaire d’une pareille entreprise. […] Enfin, l’extension du système municipal traditionnel au territoire plus vaste de l’Etat fournit les techniques administratives sur lesquelles reposait la politique économique du gouvernement central. »
Au sujet de la centralisation de l’Etat, Frédéric Le Play fait une remarque intéressante[2] : La centralisation d’un Etat n’est pas un mal en soi. Au contraire, les maux d’une société naissent bien plus fréquemment d’un éparpillement de pouvoir que d’une trop forte concentration d’autorité.[3] Polanyi nous montre d’ailleurs que cette centralisation a quelque chose d’inéluctable, répondant à un mouvement international. En revanche, Le Play explique que la centralisation peut s’avérer excessive, dès lors qu’elle désigne derrière les hauts fonctionnaires une autorité disséminée entre une multitude d’agents groupés en bureau. Le Play explique que « la personnalité de ces agents n'est jamais attachée aux actes qu'ils dirigent ; en sorte que, contrairement au principe fondamental de l'administration britannique […], ils joignent la réalité du pouvoir à l'absence de responsabilité. »[4] D’où le choix de l’auteur de parler de bureaucratie pour désigner le défaut de cette organisation.
Bureaucratie et principe de subsidiarité
Remarquons dès maintenant le fait que la bureaucratie telle que décrite par Le Play constitue l’application inverse du principe de subsidiarité, qui implique que les principaux concernés sont les principaux responsables, dans la mesure de leurs capacités. Avec la bureaucratie, la réalité sociale subit un travestissement technique pour être gérée par des individus non concernés ; il y a comme un déracinement de l’action sociale et politique. Dès lors, les problèmes ne sont pas résolus d’une façon spécifique mais générique, au travers d’un protocole établi et non sur mesure.
C’est là une distinction qu’on a pu évoquer, à l’occasion des articles sur le nucléaire assez directement mais aussi d’un point de vue plus philosophique : la mentalité gestionnaire ressemble beaucoup à la libre-pensée, au mouvement de la pensée depuis l’abstrait vers le concret, des mathématiques au réel - alors que le problème à résoudre concerne en fait des humains et non de simples objets.
Or Le Play remarque que l’évolution de la société vers la bureaucratisation a démarré au XVème siècle sous l’influence des légistes, qui affirmèrent la nécessité que l’autorité publique intervienne dans la vie intime des familles tout en remplaçant la Coutume par des lois écrites. Il fait le rapprochement entre ces influences et les idées de l’empire romain décadent, et c’est assez saisissant de voir comme cet avis rejoint l’analyse de Tocqueville. Ce dernier observe en effet une sorte d’engouement massif chez les juristes à partir du début de la Renaissance pour le droit romain ; ils délaissent le droit coutumier et cessent de se former dans leur pays pour aller étudier en Italie.
Tocqueville évoque pour justifier ce renouveau du droit romain à la Renaissance les arguments assez banals des historiens qu’on nous sert volontiers à l’école - à savoir que la Renaissance relance spontanément la mode de l’Antiquité dans la société moyenâgeuse suite aux guerres d’Italie - mais il va plus loin et explique qu’à compter de la Renaissance, les monarques ont cherché à assoir leur souveraineté de façon plus absolue, ce qui les a conduit à favoriser le droit romain car il s’agit – selon l’auteur – d’un droit « de servitude ».
Le droit romain, droit de servitude
Tocqueville explique : « Le droit romain, qui a perfectionné la société civile, partout a tendu à dégrader la société politique, parce qu’il a été principalement l’œuvre d’un peuple très civilisé et très asservi. »[5] C’est là une analyse extrêmement précieuse que nous livre le sociologue, qui illustre de façon fine le droit positif par opposition au droit naturel. On a prétendu que le droit positif était né au XIXème, alors qu’il vient directement de la Rome Antique ; et c’est bien de lui que parle Hayek lorsqu’il affirme que « L’essence de la pensée juridique […] est que le juriste s’efforce de rendre l’ensemble du système cohérent »[6]. De fait, Tocqueville remarque que si les souverains souhaitant assoir leur autorité de façon plus absolue se sont tournés vers le droit romain, c’est parce que celui-ci ne se préoccupe pas de préserver un ordre naturel mais de faire fonctionner la machine de l’Etat. C’est un arsenal technique aveugle, comme on a pu l’analyser dans l’article l’homo oeconomicus sur le billard. Très utile quand l’objectif du souverain est le pouvoir plutôt que le bien de son peuple.
Et c’est assez étrange de voir selon l’analyse de Tocqueville comme le perfectionnement de la société civile, le degré de culture de chaque citoyen peut s’associer au fait d’être « très asservi ». Tocqueville explique : « Les sociétés démocratiques qui ne sont pas libres peuvent être riches, raffinées, ornées, magnifiques même, puissantes par le poids de leur masse homogène ; on peut y rencontrer des qualités privées, de bons pères de famille, d’honnêtes commerçants et des propriétaires très estimables ; on y verra même de bons chrétiens, car la patrie de ceux-là n’est pas de ce monde et la gloire de leur religion est de les produire au milieu de la plus grande corruption des mœurs et sous les plus mauvais gouvernements : l’empire romain dans son extrême décadence en était plein ; mais ce qui ne se verra jamais, j’ose le dire, dans les sociétés semblables, ce sont de grands citoyens, et surtout un grand peuple, et je ne crains pas d’affirmer que le niveau commun des cœurs et des esprits ne cessera jamais de s’y abaisser tant que l’égalité et le despotisme y seront joints. »[7]
Le droit romain soutient donc la puissance par l’uniformité des conditions des individus, mais cela se fait au prix de la liberté qui cède le pas à l’égalité.[8]
Cela rejoint l’analyse de Polanyi lorsque celui-ci constate au moment de la Renaissance une vague de centralisation, justifiée par la politique extérieure des Etats qui voulaient davantage de puissance. Il est finalement assez difficile de dire si c’est la fin du système féodal qui a permis cette centralisation, ou si c’est cette centralisation qui a mis fin au système féodal. Le Play, pour sa part, estime que les foyers de corruption sont venus de la richesse excessive et des mœurs dissolues des villes italiennes, qui se sont répandues chez nous au moment des guerres d’Italie[9] et ont brisé l’esprit de la féodalité chez les classes dirigeantes.
Comprenez bien que le renouveau du droit romain au XVème siècle correspond à la résurgence de l’individualisme dans la société. C’est en germe l’extinction du caractère organique de la société, de l’ordre social chrétien au profit de la normalisation administrative, de ce que Le Play a si bien décrit comme la « bureaucratie » : des individus non concernés par leurs actes qui définissent les règles d’un jeu dans lequel doivent se démêler leurs concitoyens. Loin d’un progrès, il s’agit d’une régression par rapport à l’équilibre de la subsidiarité qu’avait atteint la société chrétienne.
L’erreur est en fait de croire que l’individualisme s’oppose à l’égalitarisme, que ce droit romain puisqu’il met tout le monde à la même enseigne ne peut que forcer la communauté des hommes à vivre ensemble. Rien n’est plus faux car une règle à beau paraître impartiale à force d’être aveugle, elle ne sera jamais en fait qu’un outil, à l’usage du plus rusé et du plus puissant. Libéralisme ou socialisme, c’est la même couverture que chacun tire à lui.
Et c’est très exactement ce que décrit Tocqueville à propos de l’administration française : « C’est la royauté, qui n’a rien de commun avec la royauté du Moyen-Âge, possède d’autres prérogatives, tient une autre place, a un autre esprit, inspire d’autres sentiments ; c’est l’administration de l’Etat qui s’étend de toutes parts sur les débris des pouvoirs locaux ; c’est la hiérarchie des fonctionnaires qui remplace de plus en plus le gouvernement des nobles. Tous ces nouveaux pouvoirs agissent d’après des procédés, suivent des maximes que les hommes du Moyen-Âge n’ont pas connus ou ont réprouvés, et qui se rapportent, en effet, à l’état de société dont ils n’avaient pas même idée. »[10]
La société se vide de sa substance au fur et à mesure que l’Etat prend de plus en plus de place, et constitue un corps de fonctionnaires étrangers aux régions mêmes qu’ils administrent. L’auteur remarque : « Ce qui caractérise déjà l’administration en France, c’est la haine violente que lui inspirent indistinctement tous ceux, nobles ou bourgeois, qui veulent s’occuper d’affaires publiques, en dehors d’elle. Le moindre corps indépendant qui semble vouloir se former sans son concours lui fait peur ; la plus petite association libre, quel qu’en soit l’objet, l’importune ; elle ne laisse subsister que celles qu’elle a composées arbitrairement et qu’elle préside. Les grandes compagnies industrielles elles-mêmes lui agréent peu ; en un mot, elle n’entend point que les citoyens s’ingèrent d’une manière quelconque dans l’examen de leurs propres affaires ; elle préfère la stérilité à la concurrence. Mais, comme il faut toujours laisser aux français la douceur d’un peu de licence, pour les consoler de leur servitude, le gouvernement permet de discuter fort librement de toutes sortes de théories générales et abstraites en matière de religion, de philosophie, de morale et même de politique. Il souffre assez volontiers qu’on attaque les principes fondamentaux sur lesquels reposait alors la société, et qu’on discute jusqu’à Dieu même, pourvu qu’on ne glose point sur ses moindres agents. Il se figure que cela ne le regarde pas. »[11]
Selon Tocqueville, l’origine de cette centralisation exagérée de l’administration est pécuniaire : « C’est à ce […] besoin d’argent, joint à l’envie de n’en point demander aux autres états, que la vénalité des charges dut sa naissance, et devint peu à peu quelque chose de si étrange qu’on n’avait jamais rien vu de pareil dans le monde. Grâce à cette institution que l’esprit de fiscalité avait fait naître, la vanité du tiers état fut tenue pendant trois siècles en haleine et uniquement dirigée vers l’acquisition des fonctions publiques, et l’on fit pénétrer jusqu’aux entrailles de la nation cette passion universelle des places, qui devint la source commune des révolutions et de la servitude.
« A mesure que les embarras financiers s’accroissaient on voyait naître de nouveaux emplois, tous rétribués par des exemptions d’impôts ou des privilèges ; et comme c’étaient les besoins du trésor, et non ceux de l’administration, qui en décidaient, on arriva de cette manière à créer un nombre presque incroyable de fonctions entièrement inutiles ou nuisibles. Dès 1664, lors de l’enquête faite par Colbert, il se trouva que le capital engagé dans cette misérable propriété s’élevait à près de cinq cents millions de livres. Richelieu détruisit, dit-on, dix mille offices. Ceux-ci renaissaient aussitôt sous d’autres noms. Pour un peu d’argent on s’ôtât le droit de diriger, de contrôler et de contraindre ses propres agents. Il se bâtit de cette manière peu à peu une machine administrative si vaste, si compliquée, si embarrassée et si improductive, qu’il fallut la laisser en quelque façon marcher à vide, et construire en dehors d’elle un instrument de gouvernement qui fut plus simple et mieux à la main, au moyen duquel on fît en réalité ce que tous ces fonctionnaires avaient l’air de faire. »[12]
Voilà un beau gâchis s’il en est… d’autant que l’Etat agit de la même façon avec les communes, rémunérant les offices puis les reprenant pour les revendre dès qu’il a besoin d’argent. Cette mascarade va si loin que Tocqueville raconte la nécessité pour l’Etat de créer un réseau administratif parallèle, presque souterrain : « […] un corps unique, et placé au centre du royaume, qui réglemente l’administration publique dans tout le pays ; le même ministre dirigeant presque toutes les affaires intérieures ; dans chaque province, un seul agent qui en conduit tout le détail ; point de corps administratifs secondaires ou des corps qui ne peuvent agir sans qu’on les y autorise d’abord à se mouvoir ; des tribunaux exceptionnels qui jugent les affaires où l’administration est intéressée et couvrent tous ses agents. Qu’est ceci, sinon la centralisation que nous connaissons ? »[13]
Pendant que les uns s’arrachent des titres, les autres travaillent. « Le marquis d’Argenson raconte, dans ses mémoires, qu’un jour Law lui dit : « Jamais je n’aurais cru ce que j’ai vu quand j’étais contrôleur des finances. Sachez que ce royaume de France est gouverné par trente intendants. Vous n’avez ni parlements, ni états, ni gouverneurs ; ce sont trente maîtres des requêtes commis aux provinces de qui dépendent le malheur ou le bonheur de ces provinces, leur abondance ou leur stérilité. »[14]
Que dire ? Sur de telles bases, sur une injustice aussi structurelle, il n’est pas si étonnant que la Révolution ait éclatée, et l’on comprend davantage les propos du Comte de Chambord lorsque celui-ci prétend mener à son terme l’effort de 1789…
Lisez, méditez, agissez les amis, et bonne semaine !
[1] Frédéric Le Play, la réforme sociale, tome 3 p.308 (note de bas de page n°8, chapitre 62). Alexis de Tocqueville est en fait décédé avant d’écrire cette fameuse conclusion que regrette Le Play.
[2] Frédéric Le Play, la réforme sociale, tome 3 p.359
[3] On se rappelle que cet auteur propose comme application exemplaire du principe de subsidiarité – véritable pierre philosophale politique – la démocratie dans la commune, l’aristocratie dans la province, et la monarchie dans la famille et dans l’Etat. Ainsi il n’est pas inutile de rappeler l’importance d’une autorité forte dans l’Etat, comme ont pu le faire tous les papes et notamment saint Pie X : « …Est-ce que toute société de créatures dépendantes et inégales par nature n’a pas besoin d’une autorité qui dirige leur activité vers le bien commun et qui impose sa loi ? Et si dans la société il se trouve des êtres pervers (et il y en aura toujours), l’autorité ne devra-t-elle pas être d’autant plus forte que l’égoïsme des méchants sera plus menaçant ? Ensuite, peut-on dire avec une ombre de raison qu’il y a incompatibilité entre l’autorité et la liberté, à moins de se tromper lourdement sur le concept de la liberté ? Peut-on enseigner que l’obéissance est contraire à la dignité humaine et que l’idéal serait de la remplacer par « l’autorité consentie » ? »[3] Si Le Play – et à sa suite La Tour du Pin - préconise la démocratie dans la commune, c’est parce qu’il sait qu’à l’échelle d’une commune les besoins quotidiens des habitants ne font pas débat : des rues carrossables, un réseau d’eau et d’électricité fonctionnel, etc. A l’échelle de la Province, il faut en revanche des compétences techniques avancées sur le plan politique, d’où la nécessité d’une classe de citoyens spécialement dévouée et apte à ce genre de mission, ce à quoi répond l’aristocratie. Pour l’Etat, il n’est plus d’abord question de compétences techniques mais d’unité et de puissance, d’où l’intérêt du système monarchique. Qui n’a, soit dit en passant, rien de cette monarchie absolue qu’on va critiquer tout à l’heure.
[4] Frédéric Le Play, la réforme sociale, tome 3 p.360
[5] Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution. Le club français du livre, 1856 (1964), p.244 (notes de fin)
[6] Friedrich Hayek, cité par Quinn Slobodian, in Les Globalistes, Une histoire intellectuelle du néolibéralisme, Le Seuil, 2022, p.271
[7] Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution. Le club français du livre, 1856 (1964), p.9
[8] Pour beaucoup, Tocqueville était démocrate. La vérité c’est qu’il avait constaté un immense mouvement, une lame de fond qu’il croyait inexorable poussant l’humanité au fil des siècles à détruire toute forme d’aristocratie pour revendiquer l’égalité, brisant ainsi la barrière qui protège les sociétés du despotisme en s’ouvrant à la démocratie : « Au milieu des ténèbres de l’avenir, on peut déjà découvrir trois vérités très claires. La première est que tous les hommes de nos jours sont entraînés par une force inconnue qu’on peut espérer régler et ralentir, mais non vaincre, qui tantôt les pousse doucement et tantôt les précipite vers la destruction de l’aristocratie ; la seconde que, parmi toutes les sociétés du monde, celles qui auront toujours le plus de peine à échapper pendant longtemps au gouvernement absolu seront précisément ces sociétés où l’aristocratie n’est plus et ne peut plus être ; la troisième enfin, que nulle part le despotisme ne doit produire des effets plus pernicieux que dans ces sociétés-là ; car plus qu’aucune autre forme de gouvernement il y favorise le développement de tous les vices auxquels ces sociétés sont spécialement sujettes, et les pousse ainsi du côté même où, suivant une inclinaison naturelle, elles penchaient déjà. » Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution. Le club français du livre, 1856 (1964), p.8. Chauds les marrons…
[9] Cf. Frédéric Le Play, L’organisation du travail, p.94 et la réforme sociale en France Tome 3 p.441
[10] Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution. Le club français du livre, 1856 (1964), p.29
[11] Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution. Le club français du livre, 1856 (1964), p.75
[12] Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution. Le club français du livre, 1856 (1964) pp.111-112 A un autre endroit (pp.55-58), l’auteur explique que cette stratégie a aussi été utilisée à partir de la mort de Mazarin et du règne personnel de Louis XIV (Le Play indique cette date de 1661 comme la date fatale à partir de laquelle la monarchie a couru à sa ruine) vis-à-vis des communes, qui devaient toujours payer plus cher les offices – à chaque fois les privilèges des notables augmentaient et leur représentativité diminuait…
[13] Alexis de Tocqueville, Ibid p.69
[14] Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution. Le club français du livre, 1856 (1964) p.49
08/04/2024
Lorsque nous avons abordé la solitude de nos pères, nous avons conclu en évoquant la place essentielle du décalogue dans la société, véritable socle fondateur de toute communauté humaine qui prétend atteindre l’équilibre nécessaire à la paix sociale.
C’est là une assertion qui m’a surprise, car elle heurte le rapport bien cloisonné que nous avons appris à établir entre le spirituel et le temporel, entre l’Eglise et l’espace public. Est-il bien nécessaire de parler du décalogue, de la Loi de Moïse, de s’appuyer sur les dix commandements pour guider nos sociétés cultivées … ? Ça a l’air un peu primitif, tout de même. Alors j’ai fouillé. Et voyez ce que j’ai découvert :
« […] Quel magnifique symbole ! Quel philosophe, quel législateur, que celui qui a établi de pareilles catégories, et qui a su remplir ce cadre ! Cherchez dans tous les devoirs de l’homme et du citoyen quelque chose qui ne se ramène point à cela, vous ne le trouverez pas. Au contraire, si vous me montrez quelque part un seul précepte, une seule obligation irréductible à cette mesure, d’avance je suis fondé à déclarer cette obligation, ce précepte hors de la conscience, et par conséquent arbitraire, injuste, immoral. On a épuisé toutes les formes de l’admiration et de l’éloge à propos des universaux d’Aristote ; on n’a pas dit un mot des universaux de Moïse. »[1]
Ces envolées lyriques dignes d’un curé en chaire, je les ai trouvées sous la plume d’un socialiste fini, franc-maçon et père de l’anarchisme : Pierre-Joseph Proudhon. Qu’un homme tel que lui, qu’on ne peut absolument pas accuser de défendre l’Eglise, se lance dans une telle dithyrambe au sujet du décalogue, c’est qu’il doit bien y avoir un peu de feu sous tant de fumée...
De fait, le décalogue résume les préceptes essentiels de la morale, c’est la formulation la plus exhaustive du bien de l’homme en société. Il ne s’agit pas là de la morale de Kant, ou des bouddhistes, ou d’autres philosophies ; il s’agit de the morale, la seule qui existe (et dont on a parlé dans l’article terrifiante morale). Voilà pourquoi Proudhon juge toute altération du décalogue arbitraire, injuste et hors de la conscience.
Or Frédéric le Play remarque qu’à la Révolution, on a fait le tri dans le décalogue en gardant l’interdiction de l’homicide, du vol et du faux témoignage (5e, 7e, 8e et 10e commandements), tout en laissant de côté le respect de Dieu, du père et de la femme (1er, 2e, 3e, 4e, 6e et 9e commandements).[2] Cette initiative de mettre de côté une partie du décalogue s’avère très instructive. Grâce à elle, nous pouvons observer - notamment dans le domaine du droit - ce qui arrive par la suite, rien qu’en se penchant sur l’histoire moderne...
En effet, au XIXème est apparu ce qu’on a appelé le droit positif, le droit qui repose entièrement sur la volonté des hommes. Ce qui est intéressant quand on essaie de comprendre ce qu’est le droit positif, c’est qu’on le déclare « objectif » tout en affirmant simultanément qu’il évolue selon les mœurs. Il s’agit d’un droit construit, réfléchit, qui se base sur la négation de l’existence d’un droit naturel. On retrouve ici la confusion monumentale des sciences sociales expérimentales, qui prétendent ramener la moyenne statistique à l’objectivité mathématique, en confondant le tout avec la vérité de l’homme et de son bien. Cette mascarade dissimule mal le refus métallique de se référer à toute transcendance, le refus de toute finalité.
Je vous encourage, si vous avez du temps et des popcorns, à aller assister au débat séculaire qui s’est monté entre le droit positif et le droit naturel. Il y a de magnifiques échantillons d’acrobatie sémantique, on ne peut qu’admirer ces virtuoses de la voltige qui cherchent à se définir à partir d’une négation initiale. C’est oublier qu’on n’identifie absolument rien à partir d’une négation : ce n’est pas parce que je ne suis pas noir que je suis blanc. Vous remarquerez au passage qu’il y a quelque chose de familier à travers ces cabrioles, qui ne sont pas sans faire penser à celles des défenseurs de la laïcité républicaine. En fait, les défenseurs du droit positif qui peinent tant à s’accorder sur la définition du droit positif s’accordent sur une chose : la critique du droit naturel.
Or le droit naturel, défendu par Aristote et saint Thomas d’Aquin, s’appuie sur la révérence de l’homme à l’égard du créé, sur l’admiration existentielle de l’élan de vie qui traverse l’homme et qui le fait grandir, sur les principes fondamentaux de son bien. Mais que vaut tout cela fasse à la possibilité de maitriser les choses ? Nous avons préféré décréter le droit plutôt que le reconnaître.
Alors voilà : on tente de réinventer l’eau chaude, on se bâti une vision de l’homme faite de bric et de broc qui tient à grand renfort de ficelle et de scotch. Tout sauf l’adoration : il faut maîtriser absolument tous les paramètres, il faut pouvoir justifier par des mémoires interminables la moindre décision afin de prouver, littéralement par a plus b, que tel ou tel décret est temporairement préférable à autre chose.
C’est là la source du désenchantement du monde, l’origine d’une dépression universelle : quoiqu’il survienne, l’homme est volontairement seul. Plus de béquille, plus d’opium, ni dieux ni maîtres, l’homme doit être seul. C’est par excellence le péché contre l’esprit, le refus de se laisser dépasser. Rien que des chiffres, de la quantité, de l’anonyme, de l’interchangeable, de l’o-b-j-e-c-t-i-v-i-t-é.
Derrière ce reniement, ce refus de croire se cache le refus de faire confiance. On retrouve cette vision restrictive du lien social, cette pauvreté matérialiste que l’on a identifiée concernant la propriété qui n’est plus la responsabilité d’un bien à l’égard de la communauté mais le simple droit d’exclure autrui d’un bien ; tout ce que la loi nous impose dorénavant ce n’est plus de faire le bien mais de ne pas faire ce qui peut nuire à autrui.
Imaginez un instant la tête qu’ils ont dû faire à l’étage du dessus, quand ils ont vu ce que nous mijotions dans notre coin. Un chat tout fier d’avoir trouvé le moyen de s’enfermer dans un micro-onde n’aurait pas été plus pathétique. La Terre entière, la Création qui chante sans relâche chaque matin la beauté, la splendeur, la magnificence du Seigneur, et nous qui traçons au cordeau les lignes de nos prisons, qui développons des règles sans queue ni tête et qui passons notre temps à nous crêper le chignon sur l’interprétation de l’article 222 alinéa 32 du Code Pénal.
Ce que ce détour historique nous apprend, c’est qu’on ne peut courir deux lièvres, on ne peut servir deux maîtres. On a voulu servir à la fois la justice et notre amour-propre, faire de l’homme le juge universel et omnipotent. On a perdu.
J’aimerais qu’on pousse le bouchon encore un peu plus loin maintenant. Car il ne s’agit pas seulement de comprendre la légitimité du décalogue. Admettre que Dieu seul connaît notre bien, que ce n’est qu’en lui laissant la place que nous trouverons la nôtre, qu’en lui obéissant que notre autorité sera légitime, c’est une (très) grosse étape.
Mais nous ne sommes pas juifs. Nous sommes chrétiens. Les juifs ont le décalogue depuis belle lurette. Qu’est-ce qui nous diffère donc d’eux sur ce point si décisif ? On sait que Jésus a parlé à de multiples reprises de la Loi, qu’Il a apporté des changements. Mais finalement ce n’est pas évident de mettre le doigt sur ces changements. Qu’est-ce qui a changé depuis le Christ ?
Convions sur cette question délicate un homme que j’ose rarement impliquer dans ces débats temporels de peur de ternir la délicatesse, la beauté, et surtout l’humilité de sa pensée : Eloi Leclerc. Voici ce qu’il dit du décalogue dans son livre le Royaume caché :
« On ne dira jamais assez la grandeur de la Loi. Elle nous apprend, en effet, que la Toute-Puissance qui a créé l'univers et qui gouverne le monde n'est pas une force aveugle ou une volonté de puissance, mais qu'elle est essentiellement une volonté morale et qu'elle trouve son plus haut degré de créativité dans la création d'un ordre moral, comme aussi sa plus fidèle expression dans la personne morale. C'est là sans doute l'une des idées les plus importantes et les plus fécondes que la bible ait apportées aux hommes.
« [...] impossible donc de prétendre à l'amitié divine, en dehors de la Loi. Celle-ci est le chemin qui rapproche l'homme de Dieu; seul son accomplissement peut valoir à l'homme les grâces de Dieu.
« Dès lors la question se pose: Que devient la Loi avec la proclamation de la Bonne Nouvelle du Royaume, tout entière placée sous le signe de la gratuité du don de Dieu? Si Dieu lui-même s'est approché de l'homme, de tous les hommes indistinctement, sans considération de leurs mérites, dans un mouvement de pure bonté, à quoi sert désormais la Loi? Celle-ci n'est-elle pas rendue caduque par l'annonce de la Bonne Nouvelle?
« ... Jésus déclare vouloir porter la Loi à sa perfection. Il le fait dans une double direction. D'abord en l'intériorisant. Il place l'accomplissement de la Loi, non seulement dans la conformité extérieure, mais aussi et en premier dans le cœur, dans l'attitude intérieure. Celui qui nourrit dans son cœur des sentiments coupables a déjà enfreint la Loi. La disposition et l'orientation du cœur, voilà l'essentiel à ses yeux. Il y reviendra souvent dans ses discussions avec les Pharisiens. Il insistera toujours sur la qualité du cœur. Ce faisant, il libère la Loi du légalisme et du conformisme; il la ramène à sa véritable inspiration et en montre la vraie perfection. Cette perfection réside essentiellement dans l'amour. Seul celui qui aime accomplit la Loi.
« D'autre part, Jésus parfait la Loi en donnant à cet amour sa pleine dimension: une dimension d'universalité. L'amour du prochain doit s'étendre à tous les hommes, même aux ennemis. Il doit être une volonté de bien à l'égard de tous, une bienveillance universelle: "Vous avez appris qu'il a été dit: "Œil pour œil et dent pour dent." Et moi je vous dis de ne pas résister aux méchants..." (Mt 5, 38). "On vous a dit: "Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi." Et moi je vous dis: "Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d'être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants comme sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes..." (Mt 5, 43-45). »[3]
Eloi Leclerc parle d’un ordre moral (les dix commandements) porté à sa perfection par l’amour du Christ (les béatitudes). Il s’agit là ni plus ni moins que de l’avènement du Royaume des Cieux, qui a commencé avec l’incarnation et qui se répand depuis de par le monde, à travers les hommes de bonne volonté qui écoutent la Parole et qui la gardent.
C’est beau. C’est si beau que l’on a envie de le crier sur les toits : Aime et fais ce que tu veux ! La Loi est si loin derrière l’amour, l’amour est si parfait qu’en fin de compte le seul mot d’ordre qui vaille pour la paix sociale est l’Amour avec un grand A. Ranimons donc ce grand corps malade de la société à force d’amour, mettons-lui l’amour en intraveineuse !
Emportés par notre élan, nous voulons répandre le feu. Et la question qui vient spontanément à l’esprit est alors celle-ci : peut-on dépasser l’échelle individuelle dans cet avènement du Royaume des cieux ? Avec le décalogue c’était facile : il y a les commandements, on les applique. En masse. Mais le message du Christ, par cela même qu’il nous demande de dépasser le précepte pour entrer dans une relation toute intérieure d’amour, semble en contradiction avec l’organisation sociale formelle. Comment formaliser l’amour ? L’objectif semble porter en lui-même son échec, c’est la mort de cette vie, de cette spontanéité qui définit le geste charitable du bon samaritain, l’élan du père dans la parabole du fils prodigue.
Et pour cause… cette problématique correspond à un réflexe moderne indécrottable : dès que quelque chose fonctionne, on se jette dessus pour le systématiser, pour établir à partir de lui un protocole formel et hors contexte, un système qui fonctionne toute chose égale par ailleurs, au sein duquel toute erreur liée au facteur humain puisse être réduite au minimum syndical. Ainsi, l’objectif qui sous-tend la volonté de dépasser l’échelle individuelle cache la volonté de planifier, de structurer de loin l’organisation sociale, de l’optimiser au maximum. Comme un casse-tête.
Voilà pourquoi l’ordre social chrétien n’est pas un ordre social tel qu’on se l’imagine. C’est une dynamique, la structuration organique d’une communauté d’hommes dont chacun avance à la lueur de Dieu. Nous suivons des principes incontournables tels que le principe de subsidiarité, le refus d’admettre que la fin justifie les moyens, la protection systématique et incorruptible de la vie, et cela demande de se former, d’aiguiser son intelligence, mais il y a une chose que nous ne pouvons pas apprendre par cœur, c’est de suivre le Christ au-delà des sentiers battus. Ecoutons pour finir saint Jean-Paul II qui s’adresse aux jeunes :
« Le chemin de l’amour selon le Christ est un chemin difficile, exigeant. Il nous faut être réalistes. Ceux qui ne vous parlent que de spontanéité, de facilité, vous trompent. La maîtrise progressive de notre vie, apprendre à être celui que Dieu veut, demande déjà un effort patient, une lutte sur nous-mêmes. Soyez des hommes et des femmes de conscience. N’étouffez pas votre conscience, ne la déformez pas, appelez par leur nom le bien et le mal. Inévitablement vous connaîtrez les contradictions d’une société dont on connaît bien les vices. Sans se départir de la charité, mais avec courage, il nous revient de construire d’abord en nous-mêmes, la forme de la société que nous voulons pour demain. La foi est un risque.
« […] Ne craignons pas: répondre à cette exigence nous unit vraiment au Christ qui offre sa vie, c’est une source de joie intérieure et une condition d’efficacité de l’Eglise dans le monde. »[4]
Lisez, méditez, agissez les amis !
[1] P-J. Proudhon, De l’utilité de la célébration du dimanche, 1839, pp. 13-14
[2] F. Le Play, L’organisation du travail selon la coutume des ateliers et la loi du décalogue, Alfred Mame et fils, Tours, 1870, p.17
[3] Eloi Leclerc, Le Royaume Caché, DDB, 1987 pp. 62-65.
[4] Discours du pape Jean-Paul II aux jeunes dans la basilique saint Pie X Lourdes (France) Lundi, 15 août 1983 §6
11/03/2024
J’ai un souci. Dès que je me penche sur telle ou telle question sociale qui me turlupine, je creuse, je creuse, et j’en reviens immanquablement à des conclusions d’un obscurantisme à faire frémir le plus borné des cochons. Et plus je creuse, plus j’ai l’impression de remonter le temps. Difficile d’engager, dans ces conditions, une discussion mondaine convenable.
Alors j’essaye d’être à la mode, de me mettre à la page, de faire une mise à jour. Je varie les thèmes… Rien à faire : la conclusion, elle, reste toujours la même. Terrible destin, funeste monologue, pathétique Cassandre qui bégaie dans son coin les inepties d’un autre siècle.
Mais aujourd’hui est un nouveau jour. C’est décidé, je fais peau neuve. Tabula rasa. Ah ! Vous allez voir ce que vous allez voir. Un autre homme ! Fi de cet indécrottable engouement pour la terre, les pailloux, les archives et la poussière, vive le béton, les bobos, les actus et le métro.
Entre nous, je ne sais pas ce qui m’a pris jusqu’à maintenant. Quel ignare oserait troquer son confort moderne pour se perdre dans les dédales nauséabonds de la société féodale ? Qui, en âme et conscience, prétendrait abandonner sans sourciller tant de services ? Du matin au soir – et même la nuit - l’électricité, l’eau, la nourriture coulent à flots ! Et tout ça disparaît comme c’est venu. Tout à l’égout ! Le plus beau des rêves… Le prestidigitateur le plus talentueux, le mage le plus puissant ne pourrait accomplir le quart des exploits qui se renouvellent sans interruption depuis que nous sommes nés.
Mieux encore : aujourd’hui, plus besoin de produire pour gagner ma vie ! Si c’est pas beau ça. Il reste bien quelques producteurs, autant de niais… Ils auraient mieux fait de travailler à l’école, les bougres ! Grâce à notre époque civilisée, nous sommes parvenus à nous émanciper à ce point du travail que celui-ci ne représente plus qu’une part du capital. Le privilège des juifs s’est enfin étendu à tout un chacun, désormais nous pouvons – quelle aubaine ! – brasser le capital, parier dessus… l’éternelle injustice qui lie le salaire au labeur est levée, me voici les poches pleines et les doigts de pied en éventail. Mais c’est un travail, monsieur ! Ne vous y méprenez pas, il faut s’en occuper de son pécule, le dorloter, le câliner… N’allez pas croire ! Comment imaginer que cette astuce magnifique ait pu un jour être interdite, je ne me l’explique pas.
Attendez, je ne suis pas encore à la cerise… c’est moi qui commande ! Si, si, le seul maître à bord, vous dis-je ! Enfin, pas tout à fait le seul, mais c’est ça qui est beau justement : on partage tout. Régulièrement on me consulte sur les plus grandes thématiques qui soient ! Bon, je ne comprends pas toujours tout, mais quand on me bouscule, alors là je n’hésite pas : un petit tour dans la rue, et zou ! On change le sale type que j’avais élu par erreur. Moi-même, je pourrais jouer à leur jeu. Bon, je le fais pas parce que je n’ai pas le temps, que c’est compliqué et au fond que ça ne changerait pas grand-chose, mais je pourrais. Et ça, un pauvre type du fin fond du Moyen-Âge, il pourrait pas. Le progrès, que voulez-vous… Faut dire que ça se travaille, la démocratie. C’est pas pour tout le monde, c’est un plat réservé à la crème de la crème de l’humanité. En attendant je laisse les ambitieux ou les opportunistes faire leur popote (bandes de parvenus, ils ne pensent qu’à la politique de toute façon), et je goûte la saveur de ce régime, un mélange raffiné d’aubaine et de satiété à nul autre pareil. Faut dire qu’on l’a bien mérité quand même, avec la Révolution et tout.
En fait, quand j’y pense, après des siècles de sueur nous voici au pinacle de l’insouciance. Le monde tourne, et il n’a plus besoin de nous pour ça…
Alors, heureux ?
13/11/2023
Bonjour!
Aujourd’hui, je vous propose de revenir sur un article à propos duquel vous m’avez beaucoup écrit : l’article sur la vocation de la famille. Dans cet article, souvenez-vous, je vous ai présenté l’analyse de Frédéric Le Play à propos du régime testamentaire adopté en France depuis la Révolution : le régime de partage forcé des biens.
Si je ne m’abuse - n’hésitez pas à protester le cas échéant car je ne suis pas un expert dans ce domaine-, aujourd’hui lorsqu’une personne[1] décède, on chiffre l’ensemble des biens qui lui appartenaient. Ensuite, son héritage est réparti en parts égales entre les héritiers. Si cette personne a fait un testament, elle peut disposer d’une partie seulement de son héritage pour la donner à qui elle souhaite, mais elle ne peut pas disposer comme bon lui semble de l’ensemble de ses biens. Par exemple, elle n’est pas libre de déshériter un de ses héritiers, même indigne, et elle ne peut répartir ses biens entre chacun qu’à la condition que chaque part soit de même valeur[2].
De prime abord, il n’y a là rien de très choquant. Ces dispositions légales permettent d’éviter le pire, et de protéger les héritiers quoiqu’il arrive. Mais Le Play fait à ce sujet deux remarques :
- Premièrement, le régime de partage forcé des biens, c’est-à-dire le régime où le propriétaire est forcé par la loi de diviser ses biens entre ses héritiers, est extrêmement rare dans l’histoire de la civilisation, et ne sera réellement appliqué qu’à partir de la Révolution.
- Deuxièmement, ce régime de partage forcé des biens agit comme une véritable bombe dans la société, et lorsqu’il est appliqué il affecte au plus haut point la stabilité de ce que l’on pourrait appeler les « institutions familiales ».
Car il y a un corolaire à ce bel élan d’égalité des biens entre tous les héritiers : c’est que pour partager, il faut compter, puis diviser. Prenons, par exemple, une maison. Une jolie maison avec un jardin. C’est la maison familiale, un réceptacle de souvenirs, un véritable membre de la famille – souvent même plus estimé que le chien de famille, c’est pour dire. Un jour, papa rate une marche, et passe l’arme à gauche sans crier gare. La maison appartient alors à tous les héritiers.
Tant que les biens du pater familias ne sont pas estimés « objectivement », tant que leur valeur n’est pas élucidée par un professionnel, il y a la situation au combien inconfortable de l’indivision : un même bien avec plusieurs propriétaires. Ce qui mène à un beau pétrin, sinon à un véritable désastre. De fait, Le Play explique :
« L'établissement ne pourrait, en effet, être géré simultanément par tous ses enfants ; car l'unité de direction est pour une entreprise la première condition de prospérité. Il ne pourrait non plus être géré par l'un d'eux sans subir tous les inconvénients qui s'attachent, en pareil cas, à la propriété collective et à l'hypothèque. En fait, il est presque toujours vendu à un étranger ou partagé en nature ; et, dans les deux cas, il perd les conditions de succès liées aux traditions mêmes du fondateur. »[3]
On pourrait dire sans trop de risque que les rares fois où un bien indivis perdure malgré cette situation, c’est lorsque les héritiers possèdent déjà d’autres biens qui leur rend l’usage de ce bien accessoire. Donc si on résume la situation, l’intégrité du bien indivis n’est préservée qu’à condition que les héritiers n’en aient pas réellement besoin. Légèrement paradoxal.
C’est - entre autres- la raison pour laquelle Le Play accuse le régime de partage forcé des biens d’affaiblir le patrimoine des familles.[4] En fait il se passe quelque chose dans le régime de partage forcé qui passe complètement inaperçu de loin : le calcul, aux yeux de tous. A partir du moment où l’on estime que chaque héritier doit récupérer sa part du butin, il faut compter ce butin[5]. Pour nous, ça a l’air tout à fait anodin de calculer la valeur de nos biens. Les assurances nous ont appris depuis longtemps à traduire ainsi la qualité en quantité…
Laissez-moi vous rappeler une histoire. David, grand roi, a cherché un jour à compter ses soldats. Ses serviteurs lui apprirent qu’il possédait huit cent mille hommes prêts à combattre en Israël et cinq cent mille en Judas. A ce moment-là, David commence à prendre peur de ce qu’il a fait et supplie Dieu de l’épargner car il s’est conduit en « insensé » (2 Sam 24, 10). Dieu, dans sa grande miséricorde (on est dans l’Ancien Testament quand même), lui laisse choisir un châtiment et envoie la peste pour tuer soixante-dix mille hommes.
De fait, dans la bible, malgré quelques recensements il n’est pas tant question de nombres précis que de profusion, de fécondité : autant de descendants que d’étoiles dans le firmament, que de grains de sables, etc… Le dénombrement, le calcul précis, est considéré comme une faute grave d’orgueil. Typiquement, c’est l’empereur Auguste, le chef de l’empire romain (désigné dans la bible comme la quatrième bête de l’apocalypse), qui cherche dans son orgueil à recenser « toute la terre habitée » (Lc 2,1).
Lorsque l’on effectue un recensement, on passe de la notion de personne à celle d’individus, de sujets à objets. De même, lorsque l’on cherche à estimer la valeur financière des biens du défunt aux yeux des héritiers, on brise le sceau d’intégrité de l’héritage, on en perverti le sens pour le traduire dans la langue marchande, impersonnelle et anonyme. Ellul dirait qu’on lui fait subir un travestissement technique.
La fécondité de l’œuvre du défunt ne peut résister à cette réduction, dont la conséquence est toujours une destruction de l’intention, de l’élan de fécondité qui a permis cette œuvre. Voilà pourquoi Le Play dénonce ce régime de succession, car il donne un coup d’arrêt aux œuvres familiales dans la mesure où celles-ci sont forcées lors du décès du propriétaire d’être réinitialisées, de perdre leur intégrité.
Sur le plan historique, cela a créé une formidable désorganisation sociale liée à la dispersion du patrimoine. C’est un peu comme si, pour faire plaisir à tout le monde, on désossait la voiture du père pour donner à chaque membre de la famille qui un pneu, qui une aile, qui un phare… Attention, hein ! En étant très vigilant à ce que la part de chacun soit équivalente à celle des autres, soyons logique. Donc vous vous retrouvez avec un volant dans une main, un joint de culasse dans l’autre, et ça y est l’héritage est transmis. Et peu importe le fait que la voiture ait eu un jour pour fonction de rouler[6]. Peu importe même le fait qu’en confiant la voiture à une personne, celle-ci aurait pu en faire bénéficier toute la famille. On retrouve ici la notion moderne de propriété : un bien à usage exclusif, et non une responsabilité personnelle en vue du bien commun.
Cette façon de considérer la propriété indépendamment du bien commun en dit long, elle explique à elle seule la plupart des maux du monde moderne. Elle concerne, en fin de compte, le rapport entre la personne et la communauté. Lorsque la propriété d’un bien ne s’accompagne plus d’une responsabilité à l’égard de la communauté, alors elle devient un abus, un détournement. Cela ne signifie en rien que le bien de la communauté prime le bien de l’individu, comme on peut le voir dans les systèmes collectivistes où finalement rien n’est à personne (ou plutôt tout appartient à l’Etat), car on perd alors l’« âme » du bien et celui-ci se réduit à son aspect utilitaire.
Finalement, à partir du débat sur la propriété on finit par arriver au débat sur l’autorité, puisque celle-ci est intimement liée à la notion de responsabilité. Pas d’autorité sans responsabilité, et pas de responsabilité sans une certaine forme de propriété au service de la communauté. Le communisme comme le libéralisme cherchent à contourner cet état de fait, l’un en supprimant la propriété, et l’autre en supprimant la responsabilité envers la communauté[7]. Seul le réalisme chrétien permet de garder l’équilibre en associant l’un et l’autre grâce au droit inaliénable à la propriété individuelle, associé au principe de subsidiarité.
Mais revenons à nos moutons. A la Révolution, l’adoption du partage forcé des biens visait précisément la question des autorité locales (familiales), et lorsque ce régime a été instauré il ne l’a pas été par des inconscients, mais par des hommes qui ont affirmé que « l’intérêt des familles ne peut se concilier avec le succès de la Révolution »[8]. A travers l’adoption de cette loi, il y avait donc explicitement une volonté de semer la discorde pour mieux régner. Sauf qu’une fois les traditions brisées et les autorités locales détruites, le régime n’a pas changé. C’est un peu le souci quand on utilise l’envie comme levier, Platon nous avait averti : on sait quand ça commence mais pas quand ça fini… Soit dit en passant, la Révolution à partir de 1789 pourrait se résumer à cela : exciter l’envie du peuple.
Dès lors, on comprend qu’à partir de l’application du partage forcé les propriétés familiales se sont divisées, dispersées, et ont été vidées de leur sens. Cela a eu deux conséquences :
- D’une part, les gros propriétaires, soucieux de limiter au maximum la dispersion de leur œuvre et de leurs biens, ont cherché à avoir moins d’enfants (autrement dit, moins d’héritiers entre qui partager);
- D’autre part, la perspective des entrepreneurs s’est réduite à l’échelle de leur propre existence.
Ce deuxième point peut sembler étonnant, mais si l’on y réfléchit c’est assez logique. Puisque l’œuvre d’un homme finira par être passée au crible d’un pauvre boulier à sa mort, puisque non seulement le propriétaire défunt mais aussi ses biens devront sans exception rentrer dans des boîtes et pour ces derniers faire l’objet d’un partage, alors autant ne pas se projeter trop loin dans le temps. Et surtout, autant ne se concentrer lors de la fabrication d’un objet ou de l’acquisition d’un bien que sur sa valeur financière plutôt que de savoir si cette chose est bonne, belle et si elle a du sens.
Tout cela affecte directement la place de la famille dans la société, car dorénavant grâce à ce régime c’est la société qui rebat les cartes à chaque génération, comme si la famille devait tirer sa légitimité de la société[9]. Or c’est l’inverse en réalité : la société dépend de ses familles. Cela ne signifie pas que les familles n’ont aucun devoir à l’égard de la société, mais en l’occurrence on peut considérer que le régime de partage forcé constitue une ingérence directe de la société dans la cellule familiale.
Cette ingérence, encouragée par les dispositions légales portées par la cupidité des héritiers, vient fracturer en quelque sorte l’histoire familiale à chaque succession, car en dispersant l’œuvre commune ou le bien commun ce sont les membres eux-mêmes qu’elle disperse en semant l’envie, le calcul et la comparaison au cœur même du foyer.
La conservation forcée
Le partage forcé est venu remplacer un autre régime de succession que Le Play nomme la conservation forcée des biens. Le Play étant à tendance libérale, il emploie le terme de « forcé » de façon péjorative, comme entravant la liberté des individus. De fait, dans ce régime aussi, les personnes ne sont pas tout à fait libres dans la gestion de leur héritage. Par le régime de conservation forcée, les biens de famille sont transmis intégralement à la génération suivante, autrement dit il n’est pas question de porter atteinte à l’intégrité du patrimoine familial, qui est transmis à l’un des descendants. La plupart du temps il s’agit, vous l’aurez compris, du droit d’aînesse.
Bien que la société intervienne ici aussi, il s’agit cette fois d’empêcher la dispersion de l’héritage familial. On pourrait dire ainsi qu’elle favorise la subsidiarité dans le sens où elle maintient la responsabilité de la propriété intégrale au niveau de la famille. Cet aspect de responsabilité liée au statu de propriétaire est induit par le fait que le reste de la fratrie ne reçoit pas cet héritage, qu’il va donc dépendre du bon vouloir du nouveau propriétaire.
On a tendance à craindre le pire dans ce genre de contexte. Une telle asymétrie ne peut conduire qu’au désastre, à l’abus d’autorité, à la convoitise… Mais comme on l’a vu dans cet article à propos des privilèges l’histoire nous montre l’inverse, et d’ailleurs Le Play précise que les héritiers qui gèrent leur héritage pour leur profit exclusif sont durement frappés par la sanction : ils perdent leur réputation pour avoir enfreint la coutume et violé la tradition. Et la réputation, dans une société où on ne se déracine pas comme on change de chemise, est chose vitale.
Il est très intéressant de se pencher sur ce moment où la société préserve l’asymétrie familiale en garantissant les biens de l’aîné sur sa fratrie. Aujourd’hui nous nous empresserions de rédiger toutes sortes de lois et de décrets pour neutraliser cette injustice, pour régler par des lois la situation de ceux qui devront nécessairement dépendre du nouveau propriétaire. Or, c’est la capacité d’une société à ne pas intervenir à cet endroit précis qui va déterminer le degré de civilisation. Une société incapable de se retenir d’ingérer dans les affaires familiales, incapable de respecter le principe de subsidiarité, est une société infantilisante, paternaliste dans le pire sens du terme, le sens socialiste. Cicéron, à ce propos, nous transmet l’adage suivant : « Summum jus, summa injuria », qui signifie en somme que si la loi est bonne, l’excès de loi tourne à la tyrannie.
Au contraire, une société qui s’appuie sur la transmission forcée suscite ce que Le Play appelle des familles souches : des familles ancrées dans le territoire, dont les œuvres contribuent à la fécondité locale, au bien commun. Il ne s’agit pas d’une richesse exclusive, quantifiable et mobile mais de la richesse véritable, celle qui a du sens.
La solitude de nos pères
Vous l’aurez compris, tandis que le maintien de l’intégrité des héritage familiaux permis par le régime de conservation forcée permet la prospérité des familles et de leurs œuvres tout en les encourageant à l’unité et à l’engagement local, le régime de partage forcé conduit à une dispersion de cet héritage, et au final à l’anéantissement de la notion même de bien commun. Car le bien commun n’est pas un bien appartenant à tous, mais un bien profitant à tous, ce qui est loin d’être la même chose.
Le partage forcé des biens pèche (entre autres) car il donne pour toute finalité aux biens la valeur financière qu’ils possèdent. Cette valeur financière a pour seul critère la quantité, qui en garanti peut-être la mobilité mais qui est loin de contenir en elle la richesse et la fécondité qui constituaient ce bien.
Comme nous l’avons dit plus haut, Le Play remarque que l’une des conséquences de ce régime de succession est un rétrécissement d’horizon. L’homme ne peut désormais œuvrer qu’à l’échelle de sa vie, et malgré tous les slogans écologiques il sait que ce qu’il transmettra à ses enfants sera au mieux quelques sous ou un agréable superflu, au pire une ruine en puissance que ses descendants devront porter pour leur malheur.
Cette réinitialisation périodique excite l’envie, provoque le déracinement à chaque génération au point d’assécher la souche familiale qui promettait tant. Puisque l’entreprise du père ne pourra se transmettre convenablement à tous ses enfants, celui-ci cherche dès lors à vendre son bien avant sa mort pour vivre de sa retraite, étant donné qu’il ne peut plus poursuivre son activité aux côtés de son héritier pour lui apprendre le métier. Rappelons que Le Play ne fait pas un exercice d’imagination romantique, mais qu’il témoigne de ce qu’il a vu dans les sociétés de son temps, et que bon nombre d’entre elles fonctionnaient encore à l’époque selon le régime de conservation forcée.
La personne et l’Etat
Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’idée même de la famille a chaviré à partir de là. Tout n’est pas lié au régime de succession, mais on touche du doigt ici le rapport entre la personne et la société. Nous avons pu voir, notamment à propos de l’économie et de la politique, l’importance si vitale de maillons intermédiaires entre l’individu et la société, l’importance d’une structure organique qui respecte le principe de subsidiarité garantissant la représentation des intérêts et des besoins des personnes. Alors qu’avec une créativité remarquable nos professeurs d’histoire nous inculquent sans relâche que la notion de représentativité ne se trouve qu’en démocratie – ce qui n’est pas loin d’un contresens magistral-, nous comprenons maintenant que cette représentativité ne peut se faire qu’à travers l’absence de l’Etat dans les questions qui ne le concernent pas.
Or l’Etat moderne s’avère incapable de réfréner sa propension à l’ingérence. Un peu comme une mère juive, il ne parvient pas à laisser les entreprises, les collectivités ou les associations respirer… Lorsque l’on aborde la nécessité de simplifier l’administration, plutôt que de retrancher il ajoute des règles de privation. Il y a comme une terreur du vide, une absence totale de confiance dans la capacité des personnes à prendre soin de leur communauté. Alors on cherche à limiter les risques en établissant des standards, des normes, des protocoles. On se réfugie dans l’artificiel au lieu de suivre la loi naturelle.
Cette perte de confiance dans l’homme provient d’un manque de foi, dans le rejet de sa vocation de Fils de Dieu. Plus qu’un manque de foi, il s’agit d’une foi volontairement tournée vers le néant. Il suffit de lire le Moniteur révolutionnaire, de revenir à la réalité implacable des paroles, des arguments et des discours de l’époque pour réaliser la hargne des fondateurs de la République contre tout ce qui fait la dignité de l’Homme, tout ce qui lui permet d’avoir des racines, un avenir et une communauté. L’homme est un pion à contrôler plutôt qu’un mystère appelé à se déployer dans son originalité.
La société à l’aube de la Révolution était loin d’être parfaite, on a pu voir qu’elle avait bien déviée depuis la Renaissance. D’ailleurs, le Comte de Chambord lui-même a pu déclarer qu’en tant qu’Henri V, il terminerait l’œuvre entamée en 1789, autrement dit il veillerait à ce que les injustices de l’Ancien Régime soient supprimées. D’un autre côté, le régime Républicain en lui-même n’est pas foncièrement incompatible avec la foi, ce que Léon XIII a rappelé dans son encyclique Nobilissima Gallorum gens[10], et lorsque le général de Gaulle, fervent lecteur de La Tour du Pin, a fondé la Vème République, il s'est donné pour objectif de régler « un problème vieux de cent soixante-neuf ans »[11]…
En dépit de ces tentatives, il faudrait être aveugle pour ne pas voir que notre République actuelle souffre de beaucoup de confusion, étant incapable d’assumer véritablement sur le plan historique la Révolution qui l’a fait naître sans montrer aux yeux de tous ses origines infâmes. Par exemple, on pourrait se poser la question de la raison pour laquelle les programmes d’histoire de l’éducation nationale[12] ne font qu’effleurer l’instabilité politique du XIXème siècle en recommandant explicitement d’éviter de traiter de manière « trop chronologique » les régimes politiques, et en présentant le droit de vote comme l’unique critère de progrès intéressant sur cette période.
Et c’est du côté de la religion que l’on craint un lavage de cerveaux de nos chérubins.
Comme nous l’avions évoqué dans l’article sur Darwin à propos de l’attitude de certains scientifiques, il faut admettre que nous avons affaire en l’occurrence à des historiens qui ont une fâcheuse tendance à arroser leur entourage de leur incroyance. Une fois encore, les préjugés se révèlent les fruits d’une (in)croyance qui ne s’assume pas. Bref.
Trop occupé à défendre sa légitimité, l’Etat moderne semble donc incapable de laisser la nature faire son œuvre. Car c’est bien dans la nature de l’homme que de s’organiser avec ses pairs en familles de métiers. C’est bien dans la nature de l’homme que de chercher à œuvrer à une échelle bien plus vaste que celle de sa vie. L’appel de la terre, de la pierre et du bois ne peut s’éteindre sous la paperasse bureaucratique. Nous sentons encore confusément ce besoin, un feu méconnu coule dans nos veines et nous avons faim de la réalité.
Malgré tout, il ne faudrait pas déduire de ce qui précède que l’Homme n’a pas besoin de lois. La Tour du Pin explique avec quel tact au contraire l’Etat peut favoriser les vertus naturelles des citoyens, protéger cette loi naturelle qui pousse chacun à se dépasser. L’asymétrie dont nous avons parlé, cette asymétrie si nécessaire dans le partage des biens, dans le partage des responsabilités et dans la distribution des rôles – que ce soit au niveau professionnel, politique ou familial[13] ne saurait se construire spontanément, sans l’aide de la volonté et de la raison.
Il existe une différence profonde entre le législateur attentif à protéger la loi naturelle, et donc qui va chercher à protéger la fécondité de certains élans, certaines œuvres ; et le législateur qui va utiliser son pouvoir pour créer par la force un ordre social qu’il a imaginé. Les intentions du second sont peut-être bonnes, mais il ne fera que détruire à force d’artifices ce qu’il voulait initialement protéger.
La Tour du Pin glisse une allusion riche de sens dans son livre vers un ordre social chrétien : il dit que le législateur doit reconnaître le droit des personnes, et non le créer de toutes pièces. Ici plus qu’ailleurs, on voit ce qui distingue le réalisme chrétien de l’abstraction révolutionnaire. Exactement comme dans le soin des arbres et de la nature, nous savons que rien ne peut se faire sans collaborer avec la vie dont nous avons la charge.
Dans le catéchisme de l’Eglise catholique, on peut lire (1979) : « La loi naturelle est immuable, permanente à travers l’histoire. Les règles qui l’expriment demeurent substantiellement valables. Elle est une base nécessaire à l’édification des règles morales et à la loi civile. ». Cette loi naturelle est contenue toute entière dans le décalogue, dans les dix commandements. Voilà pourquoi depuis toujours, l’Eglise affirme qu’une société ne saurait être juste tant qu’elle ne s’appuie pas sur le décalogue. Ici plus qu’ailleurs, on comprend quel trésor prodigieux constitue la sagesse de l’Eglise et sa doctrine sociale : alors que tous autour de nous cherchent à réinventer l’eau chaude, nous avons une antisèche monumentale pour trouver l’équilibre qui convient à la vie en société.
Peut-être serait-il temps de dépoussiérer cette antisèche ?
Lisez, méditez, et agissez les amis !
[1] Sous-entendu une personne mariée et qui n’a eu que des enfants « légitimes ».
[2] Indépendamment bien sûr de la part dont peut disposer librement l’auteur du testament (appelée quotité disponible), qui s’ajoute parfois à la part qui revient de droit à l’héritier indépendamment de la volonté du testateur (appelée réserve héréditaire).
[3] Le Play, La réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens, édition E. Dentu, Paris, 1867, Tome 1, p.240
[4] Par patrimoine, je n’entends pas seulement un patrimoine inerte mais aussi les entreprises familiales.
[5] Sauf, bien sûr, si on en reste à la phase d’indivision. Remontez de quelques lignes, vous verrez que ça ne dure pas.
[6] En fait, même si lors de l’estimation de la valeur du bien à transmettre on tente de prendre en compte la valeur dynamique de production que peut avoir ce bien (le fait que la voiture roule), cela reste une transposition « littérale », quantitative, ne respectant pas la qualité intrinsèque que peut avoir ce bien.
[7] Beaucoup de libéraux protesteront qu’ils sont, au contraire, de fervents défenseurs de la responsabilité individuelle, mais par sa folie des grandeurs le libéralisme moderne s’avère foncièrement incompatible avec l’échelon local. Il ne veut pas se limiter à la communauté proche et finit, au nom du progrès, par la noyer à l’échelle internationale. Lire à ce sujet Ivan Illich, dont vous trouverez un extrait dans cet article. Si si, j’insiste.
[8] Ibid, p. 237
[9] Qu’on pense à la phrase de Danton : « Les enfants appartiennent à la république avant d'appartenir à leurs parents » (tirée du livre d’H. Taine, les origines de la France contemporaine)…
[10] Dans cette encyclique, le souverain pontife exhorte les catholiques à entrer dans les organes politiques pour convertir la troisième République, particulièrement véhémente contre l’Eglise et la foi.
[11] Charles de Gaulle, mémoires d’espoir « … vais-je saisir l‘occasion historique que m’offre la déconfiture des partis pour doter l’État d’institutions qui lui rendent, sous une forme appropriée aux temps modernes, la stabilité et la continuité dont il est privé depuis cent soixante-neuf ans? »
[12] Voir la fiche officielle adressée aux enseignants, accessible ici.
[13] Figurez-vous que j’ai réalisé tantôt que la citation « la démocratie dans la commune, l’aristocratie dans la province et la monarchie dans l’Etat » n’était pas tout à fait complète… En réalité, Le Play et La Tour du Pin défendent « la démocratie dans la commune, l’aristocratie dans la province et la monarchie dans la famille et dans l’Etat ». Comme quoi, c’est pas si mal de vérifier ses notes de temps à autre.
07/08/2023
Bonjour !
La dernière fois, dans cet article, nous avons parlé de la vocation en tant que différence, en tant que solitude, et en tant que source de fécondité dans notre rapport à la création. En parlant de vocation, nous avons parlé de notre relation personnelle avec Dieu, mais aussi de notre relation conjugale, parentale, familiale, paroissiale, et sociétale devant Dieu. Nous avons parlé de beaucoup de choses.
Aujourd’hui, j’aimerais que nous nous penchions sur la vocation de la famille. Parce qu’il y a un truc qui me chiffonne au sujet de nos petites familles cathos.
La solitude en héritage
Voilà : aujourd’hui, même dans les familles les plus « équilibrées » - pour ce que cela signifie -, voilà comment ça se passe à peu de choses près : les (futurs) parents se marient, ils s’installent, ils ont si Dieu le leur permet des enfants. Ceux-ci grandissent, la famille se déploie et peu à peu, lorsque les enfants deviennent majeurs, ils quittent le nid. Les parents se retrouvent finalement seuls au quotidien, ils s’installent donc dans un lieu plus adapté à la vie à deux, et coulent des jours heureux. Jusqu’à ce qu’une assistante sociale leur parle du redoutable seuil d’autonomie, et qu’on les conduise bon gré mal gré dans un EPHAD plus ou moins confortable. La suite vous la connaissez.
Après avoir tenté d’aborder le sujet autour de moi, j’ai fini par me dire qu’après tout, si cela semble normal même aux parents, c’est peut-être moi qui me fais des idées. Pour résumer, la famille dure une vingtaine d’années, puis elle renaît par la génération suivante en laissant à chaque fois derrière elle le couple fondateur, un peu comme une étoile à court de carburant qui, après avoir donné sa lumière, fini par rabougrir en une naine blanche dérivant dans l’espace. Il y a une certaine poésie dans tout cela.
Mais nous ne sommes pas bouddhistes, et nous chrétiens savons à quel point est illusoire la notion de cycle perpétuel : nous avons une histoire, la création a une histoire, et cette histoire a une fin glorieuse qui n’a rien à voir avec la stagnation qu’implique une vision cyclique de l’existence. Nous sommes attachés au temps, qui détient le secret de notre espérance la plus profonde. Avec Caillois, nous clamons haut et fort que Sisyphe sur sa montagne se faisait les muscles. Car en refusant le reset périodique, nous affirmons que chaque instant est inscrit dans l’éternité, dans une sculpture que rien ne pourra jamais effacer ou recommencer. Chaque instant compte.
Cela permet de faire de jolis poèmes, mais cela permet surtout d’entrer dans le temps, de réaliser par exemple la valeur d’une œuvre, d’un lieu, d’un objet patiné par les jours. Cela permet de donner une autre portée à nos actions, une portée qui dépasse notre échelle de temps. Voilà l’énigme des cathédrales, le secret de ces artisans minuscules attelés à une entreprise titanesque : nos actions ne sont pas faites pour ricocher à la surface du temps, elles sont faites pour entrer dans ce mystère. Cela implique forcément d’accepter une part d’inconnu, une part de souplesse, ce dont nous avons perdu l’habitude…
…Et pourtant. Nous ne désirons pas autre chose, nos mains elles-mêmes s’offusquent de n’avoir que du plastique et de l’éphémère à toucher quand elles sont faites pour le bois, la pierre, la terre et l’acier, pour ce qui dure. Nous n’avons cure du capital, ce que nous voulons c’est du patrimoine, un héritage à chérir et à sculpter, un édifice enraciné qui a un sens et qui porte le message de l’éternité.
Si c’est là le désir qui coule dans nos veines, que s’est-il passé ? Qui nous a poussé dans ce tobogan sans fin, qu’est-ce qui a rompu la chaîne séculaire pour ne nous livrer en héritage que la solitude ?
Frédéric Le Play, dont nous avons parlé la dernière fois dans cet article, aborde le sujet. Selon lui, cette rupture a eu lieu lorsque l’Etat est intervenu dans le régime de succession des citoyens.
La tentation pour le gouvernement d’ingérer dans les affaires des citoyens pour influer sur la gestion des richesses privées se heurte, selon l’auteur, à la « tacite coalition des intéressés » : impossible de s’immiscer dans les affaires privées par ce biais. En revanche, une fois que le propriétaire est décédé, alors là c’est open bar : l’Etat bénéficie du soutien de toutes les personnes, fonctionnaires ou héritiers, que sa réforme est susceptible d’avantager.
L’appât du gain est un redoutable moteur de changement (et de désorganisation), d’autant que le principal intéressé n’a plus son mot à dire. Voilà ce qui amène Le Play à déclarer : « Les testaments, plus que tout autre acte de la vie civile, ont fourni aux gouvernements le moyen de dominer les peuples. […] les régimes de succession, plus que les autres institutions civiles, ont le pouvoir de rendre fécondes ou stériles la propriété et les familles de propriétaires. »[1]
Concrètement, Le Play observe trois types de succession :
« Les innombrables régimes de succession […] se rattachent à trois types principaux. Tantôt le législateur veut contrarier l'effet des volontés individuelles ; et il s'inspire alors de deux tendances contraires. Dans un cas, il exige que le bien de famille soit transmis intégralement aux générations successives ; dans l'autre, il impose le partage indéfini de ce même bien. Tantôt, au contraire, et c'est notamment ce qui a lieu chez les nations jouissant au plus haut degré de la liberté civile, il laisse au propriétaire le pouvoir de choisir le régime de transmission qui lui convient. […] j'appellerai le premier régime Conservation forcée, le second Partage forcé, et le troisième Liberté testamentaire. »[2]
Le régime de conservation forcée
Le régime de conservation forcée est imposé par l’Etat pour stabiliser la société en fondant des familles souches : « N'ayant point une complète confiance dans la sagacité et la prévoyance des pères de famille, [les gouvernements d’ancien régime] ont prescrit le système de succession qui leur semblait le plus propre à assurer le bien-être des individus et à maintenir les traditions de l'État »[3], autrement dit le régime de conservation forcée, qui prenait la plupart du temps la forme du droit d’aînesse, l’aîné conservant la propriété et perpétuant l’entreprise familiale.
Le Play commente ensuite les effets de ce régime de succession :
« Ce premier régime de succession a souvent produit, dans la vie privée comme dans la vie publique, les avantages qu'en attendaient les législateurs. Le père de famille travaillait avec activité, jusqu'à sa mort, à la prospérité d'un établissement qu'il devait transmettre intégralement avec son nom aux générations suivantes ; et celles-ci, lorsqu'elles héritaient en même temps des vertus du fondateur, trouvaient dans ce régime une source permanente de considération et de bien-être. La force de ces traditions suppléait jusqu'à un certain point à l'insuffisance momentanée de quelques héritiers, en attendant que des successeurs plus habiles vinssent relever de nouveau l'institution. De cette souche incorporée au sol sortaient de nombreux rejetons. Ceux-ci, soutenus par la richesse, l'influence et la renommée de la famille, placés par conséquent dans de meilleures conditions que le fondateur de la race, créaient constamment de nouvelles maisons dans la métropole et dans les colonies. »[4]
L’auteur note toutefois : « En réduisant le propriétaire à la condition d'usufruitier, la Conservation forcée tend à affaiblir, en principe, le droit de propriété. Elle restreint l'autorité des pères de famille en les privant de la faculté de récompenser ou de punir. Enfin elle peut, malgré le vœu des intéressés, attribuer de grandes fortunes à des hommes indignes de leur situation. […] Les meilleures constitutions sociales de l'Europe actuelle se sont lentement élaborées sous l'influence de ce système d'hérédité. Cependant il est justement délaissé par les civilisations modernes ; non pas, comme on l'allègue souvent chez nous, parce qu'il est aristocratique, mais parce qu'il devient scandaleux quand la vertu ne se transmet pas avec la richesse, et surtout parce qu'il est toujours contraire à la liberté. »[5]
Le régime du partage forcé
Le Play explique que le régime du partage forcé des biens est très rarement appliqué sous sa forme « la plus absolue », c’est-à-dire lorsque aucune disposition testamentaire ne peut limiter la division de l’héritage, ou les biens concernés par cette division. Et figurez-vous que le 7 mars 1793, ce régime a été établi chez nous. Sous cette forme radicale. L’auteur note : « je n'ai jamais entendu dire que le Partage forcé ait été poussé jusqu'à cette limite extrême chez aucun autre peuple civilisé »[6]. Nouveau record de la Révolution, champion ! A son époque, il n’existait pas de terme pour désigner ce type de régime de succession, Frédéric Le Play a donc inventé le terme de « partage forcé » qui n’a toujours pas trouvé d’autre nom, puisque personne n’en parle sous cet aspect. Ce qui en dit long.
L’auteur précise : « En France, […] le Partage forcé s'applique à toutes les natures de biens, aux immeubles comme aux meubles, à ceux que le propriétaire a reçus de ses pères comme à ceux qu'il a créés par son travail ; il attribue, sans distinction de sexe, des parts égales à tous les enfants du propriétaire défunt. »
Pourquoi avoir mis en place ce régime de partage forcé des biens ? « Les législateurs de la Révolution ont voulu […] priver systématiquement les familles rurales des avantages de la transmission intégrale ; et annuler ainsi, par un procédé moins odieux que celui de la confiscation, des influences qui portaient ombrage aux pouvoirs dirigeants. Cette œuvre de destruction a été elle-même provoquée par le désir de rompre la tradition nationale conservée jusqu'alors par ces familles. »[7]
L’auteur explique que les régimes de partage forcé constituent de véritables « machines de guerre dirigées contre certaines classes de la société » : « La plupart des hommes d'État qui ont provoqué dans nos assemblées révolutionnaires l'établissement du Partage forcé, ont déclaré que pour atteindre leur but, c'est-à-dire pour dissoudre l'ancienne société, il fallait d'abord ruiner l'autorité des pères de famille, gardiens naturels de la tradition nationale. C'est sous cette inspiration que la Convention vota, le 7 mars 1793, l'abolition du droit de tester. […] La loi du 7 mars de cette année jeta immédiatement un tel désordre dans les familles, que plusieurs membres de la Convention s'efforcèrent de la faire abroger : ils échouèrent dans ce dessein devant la résistance de quelques membres qui prétendirent démontrer que l'intérêt des familles ne pouvait se concilier avec le succès de la Révolution »[8]
Le Play se penche ensuite sur les conséquences concrètes du partage forcé. C’est l’occasion de voir comment le patrimoine familial et la famille sont malmenés par ce régime de succession :
« […] le travail perd la continuité qui est un de ses caractères les plus utiles. Le père n'a plus le pouvoir de conserver l'établissement qu'il a fondé, parce que tous ses enfants tirent de la loi le droit de s'en partager les lambeaux. Cette intervention du législateur jette dans la vie privée une instabilité dont les inconvénients varient selon la situation des familles […]. Dans les conditions ordinaires, la prévoyance du père s'emploie à créer pour la fin de sa vie des moyens d'existence indépendants de l'établissement qu'il a créé. Quand la vieillesse approche, il doit vendre son bien, son atelier ou son commerce ; et il va, en général, jouir de sa fortune et d'un repos forcé, au milieu des distractions des villes. Sachant que la source de prospérité de la famille sera promptement tarie par cette retraite prématurée, il ne peut sous ce régime assurer le bien-être de ses descendants qu'en en limitant le nombre par une stérilité systématique. Les enfants ne restent guère dans la condition du père qui ne peut assurer à aucun d'eux la transmission simultanée du nom et de la profession : ils ne peuvent donc plus compter, dans le cours de leur carrière, sur l'appui de la maison d'où ils sont sortis. Les époux, quand est venue la vieillesse, ont perdu leurs parents et ont vu leurs enfants s'établir tous en dehors du foyer domestique : ils sont donc condamnés à mourir dans l'isolement. Le retraite du père avait déjà rompu brusquement les traditions du travail et de la propriété : sa mort détruit complétement les traditions de la famille. »[9]
Si vous le souhaitez, je vous mets en note un extrait où l’auteur décrit avec plus de précision les périls liés au régime de partage forcé.[10]
Pour résumer, le partage forcé jette en pâture aux enfants l’œuvre de leur père, et si celui-ci veut limiter les dégâts du partage forcé sur son héritage, il n’a d’autre choix que d’engendrer le moins d’enfants possible.
Le régime de la liberté testamentaire
Le Play décrit ensuite les effets du troisième régime, celui où le père de famille est libre de discerner ce qu’il lègue, à qui et comment :
« La Liberté testamentaire assure aux familles et à l'État les avantages résultant de la transmission intégrale des biens, sans donner prise aux abus du droit d'aînesse et aux désordres du Partage forcé. Elle fortifie surtout l'autorité paternelle, et forme, à ce titre, une véritable institution sociale, sans laquelle on ne pourrait désormais conjurer la corruption engendrée par la richesse et par l'oisiveté des jeunes gens. […] La Liberté testamentaire exerce, sur le principe même de la propriété, une action non moins bienfaisante que celle qui vient d'être signalée au sujet des personnes : elle imprime évidemment aux propriétaires un caractère plus vénérable et plus digne. Les droits conférés par le père exprimant sa volonté suprême, sont en effet plus sacrés que ceux qui dérivent d'un système forcé de transmission. Le testament, acte de discernement et d'amour, réussit mieux qu'une loi banale et uniforme à organiser et à choisir le personnel des propriétaires, et par suite à inculquer dans les esprits le respect dû à la propriété. »[11]
C’est donc le sens même de la propriété individuelle qui est affecté par le régime de succession en vigueur. Lorsque l’Etat impose un régime de succession, lorsqu’il fait de l’ingérence dans la gestion des biens privés, il encourage une certaine idéologie, bien toxique :
« Je m'explique ainsi que, malgré l'extrême facilité laissée par les Anglais et les Américains du Nord à la propagation des idées fausses, le principe de la propriété individuelle n'ait jamais été sérieusement contesté chez eux, en présence de la Liberté testamentaire ; tandis qu'il est l'objet d'attaques, tantôt sourdes, tantôt vives, mais toujours renouvelées, partout où la loi impose le système de succession. […] Il n'existe à vrai dire, en dehors de la Liberté testamentaire fondée sur la coutume […], aucun terrain solide pour asseoir le droit de propriété ; et le communisme se trouve nécessairement en germe dans toutes les théories tendant à contraindre, en quelque sens que ce soit, la volonté des propriétaires.
« Comme je l'ai expliqué précédemment, l'usage du testament procède de l'esprit d'initiative individuelle et du dévouement au prochain. L'expérience enseigne que ces aptitudes ont une intime connexion avec la liberté civile et politique ; donc celle-ci est impossible, tant que la Liberté testamentaire est interdite aux citoyens. »[12]
Conclusion
Laissons Le Play conclure. Je ne vous livre qu’une partie de sa conclusion, vous retrouverez la version complète -qui vaut vraiment le coup d’être lue- aux pages 257 et suivantes du tome 1 de la Réforme Sociale.
« Depuis le règne de Louis XIV, nous nous attachons de plus en plus à l'opinion qu'il n'appartient pas aux propriétaires de régler la transmission de leurs propres biens ; nous nous persuadons que l'État doit intervenir, non-seulement pour subordonner la propriété privée à des intérêts publics dont le cercle ne cesse de s'étendre, mais encore pour répartir la richesse entre les individus, selon des convenances politiques et conformément à des règles uniformes qu'on prétend tirer de l'équité et de la raison. Assurément la nature et la justice commandent à chaque père de famille d'assurer, autant qu'il dépend de lui, le bonheur de tous ses enfants ; mais nous concluons à tort que la loi doit y pourvoir par des prescriptions absolues, à l'aide d'une procédure savante et avec le concours d'une armée de fonctionnaires chargés de présider à la répartition.
« … [Les peuples qui pratiquent la Liberté testamentaire] constatent que la coutume universelle qui attribue l'héritage aux enfants est la manifestation spontanée d'un des instincts les plus puissants de l'humanité, l'amour des parents ; que cet instinct se fait jour quand le législateur a le bon sens de s'abstenir ; que la transmission des biens s'opère alors dans les conditions qui conviennent le mieux à chaque classe de la société, à chaque profession, à chaque famille. […] Le père qui fixe le sort de ses enfants, désigne lui-même la part de chacun avec une connaissance du sujet et une sollicitude qu'on ne saurait attendre d'un magistrat ou de tout autre officier public. »[13]
Après avoir affirmé la supériorité et l’équilibre de la liberté testamentaire, l’auteur s’attaque aux critiques qu’on pourrait faire à ce régime de succession. En étudiant le cas d’un enfant indigne, l’auteur nous révèle une facette très intéressante de la responsabilité civique : c’est en agissant vertueusement que l’on devrait croître en responsabilité. Un principe oublié depuis longtemps par chez nous…
« … Un père ne blesse […] pas la justice ; il lui rend au contraire hommage, lorsqu'il prive de son héritage un enfant vicieux. Il raffermit en outre l'ordre moral en employant son autorité de législateur domestique à propager ce salutaire principe que les avantages sociaux doivent être le prix de la vertu. »[14]
L’égalité des peuples, une question de liberté
Dans le dernier article, nous avions fait la différence entre deux politiques visant l’égalité entre les hommes.
La première commence directement par l’égalité, elle commence par manger la viande avant de manger les épinards. En détruisant toutes les différences, elle distribue avec frénésie tout à tous en parts égales. C’est beau, c’est fort, c’est Républicain avec un grand R.
La deuxième, elle, prend l’égalité comme objectif, et non comme point de départ. Autrement dit, elle cherche le moyen de garantir à chaque membre de la société une place à sa mesure. L’égalité n’est alors pas vue de la lorgnette de l’individu, abstraction faite de son milieu, mais du côté de la communauté. Ce faisant, elle se rapproche du principe de justice.
Le fait est qu’aucun système ne peut atteindre une organisation aussi souple, un fonctionnement aussi organique, vivant, sans s’appuyer sur la liberté individuelle des citoyens par le biais du principe de subsidiarité, et se défaire donc de tout fonctionnement systémique.
Nous savons depuis un certain temps que les dernières atteintes de l’Etat à la liberté d’enseignement (à travers l’interdiction de l’école à la maison et la réduction des aides publiques aux écoles privées) constituent un abus. Nous savons dorénavant que le régime de partage forcé des biens instauré en France l’est tout autant. Malheureusement, à peu près comme pour la liberté d’enseignement, l’atteinte à notre liberté testamentaire par l’Etat est passée inaperçue, comme le remarque Le Play :
« … ce qui m'étonne le plus en arrivant au terme de ces études, c'est de constater que l'importance de cette réglementation n'a guère été signalée par les écrivains modernes. Éclairée, en général, sur les autres conditions de l'ordre et du progrès dans la propriété et la famille, l'opinion publique cède, sur ce point, à des erreurs et à des préjugés qui sont, pour notre pays, la source de maux incalculables. »[15]
Ces abus nous interpellent, ils indiquent un rapport déséquilibré entre la société et la personne. Rappelons ce qu’explique Jean Daujat vis-à-vis de ce rapport : « Le bien commun au service duquel est la société n'est pas un bien étranger aux individus pour lequel ils seraient utilisés comme des instruments : ce serait là une grave erreur collectiviste ou totalitaire. »[16]
Toutefois, ne tombons pas dans l’excès inverse : la liberté individuelle comporte elle aussi un risque, car nous avons besoin de la société : « L'individu, ne pouvant avoir par lui seul son complet développement humain, est naturellement "membre de la société" [...] et par conséquent "ordonné à la société comme un membre au tout" […] C'est là ce que n'a pas compris l'individualisme. »[17] Par exemple, La Tour du Pin nous avait averti quant au caractère foncièrement immoral de la liberté du travail (on en a parlé dans cet article).
En somme, nous avons réellement besoin d’une organisation sociale, mais cette organisation doit nécessairement s’appuyer sur nos communautés vivantes (famille, métiers, syndicats non marxistes) avant de s’appuyer sur les institutions. Encore une fois, le principe de subsidiarité est déterminant si l’on prétend parvenir à une société organique et non mécanique.
J’aimerais insister sur un dernier point avant de vous laisser. Lorsqu’il dénonce le régime de partage forcé des biens, Le Play réfute une à une les critiques qu’on pourrait faire au régime de la liberté testamentaire, comme on l’a vu plus haut. Puis il précise une information capitale : « selon les procès-verbaux du conseil d'État, les entraves apportées, en 1803, à l'usage des testaments ont été fondées, non sur ces arguments tirés de la justice et du droit naturel, mais sur des préoccupations […] qui aujourd'hui n'ont aucune raison d'être. »[18]
De fait, nous avons vu qu’à la Révolution le régime de partage forcé des biens avait pour objectif de « dissoudre l’ancienne société » en « ruinant l’autorité des pères de famille ». C’est culotté, mais une fois la Révolution passée on pourrait se dire que ce régime ayant fait son office, on revient au régime précédent pour consolider le nouvel ordre social. Ben non. C’est ici un mécanisme passionnant bien connu de la psychologie, où l’on ne cherche du sens à son action qu’après coup, sans admettre que l’acte ait pu être posé de façon irréfléchie au départ. La recette de la mauvaise foi, bienvenue dans l’histoire. Voilà pourquoi les témoins de la vérité comme Le Play sont si importants. Fi de ces normes insensées, retrouvons le bon sens !
Décidément, heureusement que Le Play était là. Et le bougre a plus d’un tour dans sa manche… Il y a fort à parier que ce n’est pas la dernière visite qu’il fait sur l’option GKC !
Bon été les amis !
[1] Le Play, La réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens, édition E. Dentu, Paris, 1867, Tome 1, pp. 204-209
[2] Ibid, p. 215
[3] Ibid, p. 222
[4] Ibid, p.223
[5] Ibid, pp.224-229
[6] Ibid, pp. 229-230
[7] Ibid, p.233
[8] Ibid, pp. 236-237
[9] Ibid, pp. 208-209
[10]« Dans le système de la Conservation forcée, le père peut, avec le concours du fils héritier, continuer son travail jusqu'à la fin de sa vie ; il l'abandonne, au contraire, dans le système du Partage forcé, dès qu'il touche à la vieillesse. L'œuvre qu'il a fondée par son génie et par sa prévoyance est fatalement destinée à périr ; et cette perspective le dissuade d'y consacrer ses derniers efforts. L'établissement ne pourrait, en effet, être géré simultanément par tous ses enfants ; car l'unité de direction est pour une entreprise la première condition de prospérité. Il ne pourrait non plus être géré par l'un d'eux sans subir tous les inconvénients qui s'attachent, en pareil cas, à la propriété collective et à l'hypothèque. En fait, il est presque toujours vendu à un étranger ou partagé en nature ; et, dans les deux cas, il perd les conditions de succès liées aux traditions mêmes du fondateur.
« D'un autre côté, sous un régime qui attribue un droit de propriété à tous les enfants, aucun de ceux-ci ne pourrait, sans compromettre son avenir, se dévouer à l'établissement paternel. Chacun d'eux, parvenu à l'âge de raison, doit chercher nécessairement une carrière dans laquelle il puisse recueillir tous les fruits de son travail. Le père de famille se voit donc condamné à l'isolement pendant sa vieillesse. Cet abandon est fort pénible pour ceux qui ont dirigé des entreprises de commerce et d'industrie, et encore plus pour les propriétaires agriculteurs. […] Or, comment un grand propriétaire se décidera-t-il à créer une vraie résidence rurale s'il doit y mourir dans l'abandon, si, d'ailleurs cette création doit être vendue après sa mort à un étranger, ou détruite par des agioteurs de biens ruraux ? A quoi bon planter des arbres qui n'abriteront pas les descendants ; à quoi bon ébaucher avec tant de peine l'alliance si difficile d'une famille avec le sol et la population ? Pourquoi, en un mot, commencer une œuvre qui sera certainement éphémère, puisqu'elle ne pourrait être fécondée que par une suite de générations ?
« Le Partage forcé a encore d'autres inconvénients : il rend les mariages stériles, précisément dans les familles qui pourraient fournir les meilleurs rejetons. Il sape dans ses fondements l'autorité du chef de famille, qui ne trouve plus dans le testament un moyen de récompenser ou de punir ; il empêche surtout le père d'employer sa sollicitude à créer pour chaque enfant une carrière conforme à ses goûts et à ses aptitudes. Enfin il habitue de bonne heure la jeunesse à la pensée que, pour jouir des avantages sociaux, elle n'a besoin de s'en rendre digne, ni par le travail, ni par l'obéissance envers les parents. On reproche avec raison au droit d'aînesse de plonger dans l'oisiveté, et bientôt dans la corruption, l'héritier qui perd le sentiment des devoirs que sa situation lui impose. La même objection s'adresse plus justement encore au Partage forcé qui, dans les familles riches, dispense tous les héritiers de la discipline salutaire du travail, en les dégageant de toute obligation mutuelle d'assistance et de dévouement.
« En amortissant parmi les classes riches l'esprit d'initiative et le respect de la tradition, le Partage forcé rejette forcément la pratique des devoirs sociaux sur les pauvres, c'est- à-dire sur ceux qui sont le moins en mesure de s'y dévouer avec succès. Il entrave d'ailleurs toutes les familles de propriétaires en troublant leur vie privée ; et, pour se rendre compte de ce désordre, il suffit d'apprécier les pertes de temps et les frais qu'impose à chaque génération la transmission des biens. Dès qu'un père de famille ayant plusieurs héritiers naturels a fermé les yeux, certains officiers publics doivent intervenir aussitôt, prendre en quelque sorte possession du foyer domestique, et en dresser l'inventaire détaillé. Diverses classes d'experts et de gens d'affaires ont souvent mission de compléter cet inventaire pour toutes les natures de biens ; d'autres encore sont chargés de présider aux ventes ou aux divers modes de partage qu'il plaît aux héritiers de choisir. Et comme le droit absolu de Partage égal est rarement tempéré, chez les héritiers, par un sentiment de devoir envers la société et la famille, les détails d'exécution soulèvent bientôt entre les intéressés, par une gradation inévitable de susceptibilités, des méfiances et des haines. C'est sous cette triste inspiration que naissent en France la plupart des procès qui pèsent si lourdement sur la famille et sur la propriété. Cette situation conduit naturellement les héritiers honnêtes et scrupuleux à s'abstenir de toute intervention personnelle ; en sorte que, par la force des choses, le plus intime intérêt des familles se trouve abandonné à la direction des officiers publics. De là, pour ces derniers, des profits excessifs et une prépondérance anormale. » (Le Play, pp. 240-244)
[11] Ibid, p. 254
[12] Ibid, pp. 254-256
[13] Ibid, pp. 257-261
[14] Ibid, p.262
[15]Ibid, p. 210. L’auteur cite à ce sujet Alexis de Tocqueville qui, bien que conscient de ce problème qu’il évoque rapidement dans son ouvrage La démocratie en Amérique, pensait qu’insister sur ce sujet ne ferait que le décrédibiliser devant l’opinion publique. Monsieur de Tocqueville s’est donc borné à encourager monsieur Le Play, et il faut admettre que la postérité semble lui avoir donné raison malheureusement. Car qui connaît Le Play ?
[16] Jean Daujat, l'ordre social chrétien, Beauchesne, 1970, p.123 (l’italique est de bibi)
[17] Jean Daujat, Op. Cit. p.123
[18] F. Le Play, Op. Cit., p. 265 (le gras c’est moi)
24/07/2023
Bonjour!
Aujourd'hui, je vous propose de nous intéresser à la question de la différence, cette ignoble anomalie perturbant la paix sociale, et de voir à quel point le conformisme peut-être libérateur. Ou pas.
Cet article est en hommage à un ami, un exemple, dont l'aventure quotidienne reflète cette exhortation divine :
"Tu dois vivre dans le lieu de ton travail et de ton amour. Là en bas, dans les forêts qui se balancent, les champs obscurs qui dorment, les froides terres stériles et les cités des Hommes où l’on a besoin d’indestructibles, de fidèles et de véritables."
A toi Benoît, puisses tu trouver en Le Play les encouragements d'un grand frère.
L’abolition de la différence sociale à la Révolution
A l’école, nous avons appris que l’un des plus beaux trophées de la Révolution se trouve dans l’abolition des privilèges. Que les puissants aient des avantages que ne partagent pas les faibles, quoi de plus immoral ? Comment justifier une telle asymétrie, une domination aussi structurelle dans l’Ancien Régime ?
Frédéric Le Play, homme remarquable, se penche sur la question. Et il ne s’y penche pas qu’à moitié. Polytechnicien, Inspecteur général des mines, commissaire général aux expositions universelles de Paris et de Londres, sénateur, conseiller d’Etat, il a inventé une méthode révolutionnaire d’étude sociologique : un bâton, et un sac à dos.
A pied, monsieur traverse l’Europe du XIXème jusqu’à la Turquie centrale pour observer de ses yeux les sociétés de son temps. Autant dire que cela tranche avec ses collègues, qui empilaient inlassablement leurs théories sociales les unes sur les autres, enfermés dans leurs bureaux d’étude. Rassurez-vous, pour le bien de la voute plantaire des sociologues cette fâcheuse habitude vagabonde a vite sombré dans l’oubli. Reprenons.
Dans son ouvrage remarquable en trois tomes intitulé La Réforme Sociale, publié en 1864 et retraçant plus de trente années d’observations minutieuses, monsieur Le Play s’intéresse notamment – nous reparlerons bientôt de ses autres trouvailles - à la question des privilèges sous l’ancien régime. Voici ce qu’il en dit :
« Les nations qui représentent le mieux l'esprit européen se bornent à réclamer l'abolition de l'inégalité forcée, c'est-à-dire des privilèges conférés par l'ancien régime à diverses classes de la société. Cependant, ceux mêmes qui donnent cette juste interprétation du mot égalité, se laissent aller souvent à des inductions exagérées qui aboutissent à une fausse conclusion. Ils se persuadent que toutes les forces sociales tendaient autrefois à organiser l'inégalité des familles, et ils affirment que les meilleures constitutions s'emploient aujourd'hui à établir l'égalité. L'observation méthodique des deux époques conduit à une tout autre conclusion.
« Les peuples européens qui conservent à certaines familles les distinctions seigneuriales, sont en même temps ceux qui se préoccupent le plus de faire régner, autant que possible, l'égalité dans la masse de la population. Les races de l'Orient et du Nord atteignent ce but de la manière la plus complète. A cet effet, elles font agir trois influences qui se superposent en quelque sorte pour conjurer les défaillances individuelles. Le seigneur est tenu de secourir, au moyen des produits de la propriété, les familles qui tombent au-dessous d'un certain état de bien-être. Le régime de communauté restitue périodiquement aux familles en décadence la terre arable aliénée pendant l'époque précédente […]. Enfin l'organisation patriarcale oblige tous les garçons à se marier dans la maison paternelle, et à consacrer leurs efforts à la prospérité commune.
« […] Plus on étudiera l'ancien régime, dans les documents que le temps nous a laissés ou dans les institutions qui sont encore en vigueur, plus on se convaincra que, tout en accordant des privilèges à quelques familles, il tendait surtout à assurer l'égalité au corps de la nation.
« Les sociétés modernes tendent moins à supprimer les situations privilégiées qu'à détruire les influences qui maintenaient autrefois parmi les populations une sorte d'égalité forcée. Le résultat final de cette transformation est le développement des inégalités sociales. »[1]
Voilà voilà. Donc, en somme, à la Révolution, nous avons substitué à un ordre social qui nous forçait à nous entraider un nouvel ordre, plus simple, qui nous fait tous partir du même point sans se soucier de ce qui se passe à l’arrivée. Pourquoi un tel sabotage ? Et bien selon Le Play, le règne de Louis XIV, puis les extravagances de la régence et Louis XV ont suffi à saper le sens des privilèges : tandis qu’à l’origine les privilèges de la noblesse étaient directement liés aux responsabilités des nobles envers les paysans de leurs domaines, en incitant ces mêmes nobles à se réunir autour de lui à la cour Louis XIV les a déracinés, au point que bon nombre de nobles ne vivaient même plus sur ces terres dont ils avaient la responsabilité.
Si j’étais d’humeur taquine, je me permettrais une petite analogie anachronique avec la gestion d’EDF depuis le début des années 2000, que nous avons décrite dans cet article : La centralisation du groupe a séparé la plupart des directeurs de centrale nucléaire de leurs propres sites, et ce faisant a porté un coup fatal au principe de subsidiarité si vital au bon fonctionnement de chaque centrale. Pour les nobles et leurs paysans, c’est pareil : loin des yeux, loin du cœur. Sauf que les avantages liés aux privilèges ont persisté sans plus correspondre à la moindre responsabilité[2], ce qui en effet est d’une grande injustice.
Et paf. Révolution.
En prenant pour cible les privilèges sans chercher à leur redonner du sens, les révolutionnaires ont détruit le remède en même temps que la maladie; ils ont annulé toute la progression sociale de la société jusque-là.
Le sens de la différence, un principe universel
Cela nous permet de constater, à nouveau, que le refus de la différence (de traitement, de statut) entre les hommes conduit à la cupidité et à la violence. A partir de là, comme le remarque La Tour du Pin, « il ne subsiste plus, en fait de distinction entre les citoyens, que les inégalités économiques devenues d'autant plus saillantes et d'autant plus puissantes »[3]. L’égalité que revendiquaient les révolutionnaires était une égalité menaçante, cette égalité marxiste où rien n’est plus important que la collectivité et où toute forme d’autonomie ou de spontanéité constitue un danger pour le groupe. C’est la meilleure façon de piétiner notre humanité, tout en faisant au passage le jeu du libéralisme, du règne de l’argent, de la ploutocratie. « Non pas une ploutocratie accidentelle, anormale, refrénable, mais au contraire une ploutocratie née du libre jeu des institutions et des mœurs, et qui ne peut que s'accroitre parce qu'elle est la conséquence d'un système, celui même de la Révolution, qui crut affranchir l'homme et n'affranchit que le capital, en en faisant un instrument de domination sans [...] limite sur les travailleurs, forcés d'y recourir. » [4]
En fait, quand on y pense, ce principe de respect de la différence pour l’unité de la communauté semble pouvoir être érigé en loi universelle, comme une condition sine qua non pour l’application du principe de subsidiarité et du bien commun. A l’échelle de l’individu, nous avons déjà remarqué que la construction affective de la personne passe nécessairement par le fait de reconnaître deux différences fondamentales : la différence de sexe, et la différence de génération. Ces différences nous permettent de comprendre au plus profond de nous deux choses : je ne suis pas tout, et je ne suis pas seul.
Dans le couple, le fait de comprendre que l’autre est différent de moi en tant qu’homme ou en tant que femme m’empêche de me confondre avec lui ou avec elle, il me rappelle mon rôle, mon privilège et ma dette en tant que femme ou en tant qu’homme.
Dans la famille, le fait de comprendre que nos enfants sont différents de nous par la génération nous empêche de nous confondre avec eux. Le fait de comprendre cette différence, cette inaccessibilité, nous rappelle à notre rôle, notre privilège et notre dette en tant qu’adultes (remarquez que cela ne se cantonne pas qu’aux parents mais à toute notre génération).
Ces différences sont édifiantes, en les ignorant ou en cherchant à les effacer nous ne faisons que nous mentir à nous-mêmes. La lecture historique des privilèges nous permet de comprendre que cela ne se restreint pas seulement au cercle familial, et que le respect d’un certain ordre de différences est capital dans la stabilité d’une société.
La différence nous chatouille, parce qu’en la considérant (par exemple en prenant conscience que je suis homme, que je suis père, que je détiens une autorité) je considère ma solitude : mon cas n’est pas une généralité, je dépends de l’autre pour atteindre l’unité et l’équilibre. Mais d’un autre point de vue ma solitude n’est pas seule : l’autre aussi est isolé dans sa différence, et il a besoin de ma différence pour atteindre l’unité et l’équilibre. Il y a bien un fossé entre nous, mais ce fossé doit être franchi par la confiance, une confiance qui s’appuie précisément sur ces différences mutuelles.
A l’université, un professeur était venu nous parler du métier d’éducateur. Il nous avait prévenu sur l’importance pour l’éducateur de ne pas chercher à gommer la différence qui le sépare des personnes qu’il aide : sans cette différence, impossible d’avancer. En refusant de considérer notre solitude intrinsèque, nous nous condamnons à une solitude bien plus terrible, bien plus destructrice. La perte de notre identité.
Assumer notre solitude, c’est assumer que notre histoire se passe entre Dieu, et nous. Assumer que ce que Dieu me dit dans la prière, il ne le dit pas à mon prochain mais bien à moi seul. Tant que l’on continue de penser à Dieu comme à un être impersonnel, qui ne s’adresse dans son infinie puissance qu’à tout le genre humain, on se positionne nous aussi de façon impersonnelle, comme un agent anonyme du genre humain. Dans ces conditions, impossible d’agir, impossible de s’engager et d’assumer sa mission.
Différence et vocation
L’Eglise a un terme pour désigner nos différences, c’est celui de vocation. Cela signifie que nos différences désignent l’épicentre de la fécondité à laquelle nous sommes appelés. Que cela soit au niveau de la personne, du couple, de la famille, de la paroisse, du groupe, de la société, nous avons une vocation. Ces vocations constituent notre identité. Elles sont incontournables, parce que c’est à travers le fait de discerner, d’accueillir et de vivre au quotidien notre vocation que nous parviendrons à aimer en esprit et en Vérité. Souvenez-vous des paroles de saint François de Sales[5] : nous aurons beau faire preuve d’héroïsme, si c’est un héroïsme vécu en dehors de notre vocation cela ne vaudra rien. Au contraire, les actes les plus bénins comme ramasser une aiguille ou changer une couche, s’ils sont accomplis au cœur de notre vocation, seront des actes de sainteté.
C’est comme si la vocation désignait les flots de charité qui traversent le monde, et qu’en vivant notre vocation nous embarquions sur la rivière que nous seuls pouvons emprunter. C’est l’opportunité qui nous est offerte de participer à la fécondité de la Création.
On peut même aller plus loin. Dans le lieu de notre vocation, nous bénéficions d’un cadeau phénoménal : la grâce d’état. Si Dieu nous appelle à l’endroit où nous sommes, Il nous dispense les grâces dont nous avons besoin pour assumer notre rôle. C’est très important parce que souvent l’on est tenté de se décourager lorsque l’on regarde les autres autour de nous - et particulièrement les saints. On se rend bien compte que nous n’aurions jamais eu la force de faire la moindre des choses que ces personnes accomplissent au quotidien. Et c’est tant mieux, parce que ce n’est pas ce que Dieu nous demande. L’imagination, dans ce sens, est un péril : elle nous projette en dehors de notre vocation, en dehors des grâces que Dieu veut nous donner.
Il est très intéressant à ce propos de voir quelle proximité il y a entre la grâce d’état et les charismes. Le cardinal Cantalamessa médite à ce sujet dans son livre Aimer autrement : les charismes collaborant de façon intime avec la nature de la personne par qui ils passent, on pourrait presque dire qu’un charisme, c’est l’acte posé en parfaite harmonie avec la vocation, c’est l’expression même de notre vocation. Cela ne se limite donc pas exclusivement aux charismes exprimés lors de prières à haute voix, mais bien à notre vie quotidienne. Lorsque par exemple Ingrid D’Ussel nous désigne notre conjoint comme notre voie sanctifiante privilégiée[6], nous voilà au cœur de l’action la plus décisive. Notre vocation, notre différence, c’est bien notre voie sanctifiante privilégiée.
La question que l’on pourrait se poser maintenant, c’est comment organiser nos vocations : si nous avons une vocation personnelle, conjugale, parentale, familiale, paroissiale, communautaire, sociétale, laquelle mettre en premier ?
Ici c’est le principe de subsidiarité qui va nous guider : il faut identifier l’endroit, le lieu et le moment où personne d’autre que nous ne peut agir à notre place. Logiquement, cela signifie que notre premier devoir est envers nous-mêmes, puis envers notre conjoint, puis envers nos enfants, notre famille, etc… Mais quoiqu’il en soit, la vocation n’étant pas un projet social ou une méthode rationnelle mais bien un appel de Dieu[7] à vivre au quotidien la charité, il ne peut y avoir aucune contradiction entre nos différentes vocations, à tel point que l'on peut parler d'une seule vocation intégrale, guidée par l’écoute de l’appel de Dieu au quotidien.
Vocations ordinaires et vocations extraordinaires
Y a-t-il des vocations meilleures que d’autres ?
On pourrait se poser maintenant la question d’une « hiérarchie des vocations ». A ce sujet il est assez surprenant de voir à quel point certains prêtres s’offusquent lorsque l’on dit que la vocation sacerdotale est plus parfaite que la vocation au mariage, ou encore lorsque l’on explique que pour devenir prêtre il faut avoir reçu l’appel de Dieu, ce qui n’est pas le cas pour le mariage, qui en réalité ne fait pas l’objet d’un discernement au même titre.
En tant que créatures, notre vocation naturelle est, de base, plutôt simple : « soyez féconds et multipliez-vous ». On pourrait dire que l’humanité a reçu à ce moment-là l’appel au mariage. Mais l’appel à la vie consacrée est un miracle, une forme d’anomalie, quelque chose de pas naturel. Tandis que la vocation au mariage est naturelle, qu’elle va de soi, la vocation des consacrés est dite extraordinaire, par son appel Dieu anticipe la vie éternelle, il établit son Royaume des cieux dès ici-bas. Les personnes consacrées sont des éclaireurs de la vie éternelle, de ce qui nous attend au paradis - où, pour rappel, le mariage n’existera plus. La vocation consacrée est donc considérée comme « plus parfaite » que la vocation au mariage, d’un point de vue eschatologique.
Maintenant que l’on a posé cela, le reste n’en est pas moins valable : la vocation est l’accomplissement de la volonté de Dieu sur notre personne aujourd’hui. Autrement dit, à notre échelle, c’est l’attitude, le comportement, l’engagement le plus parfait que nous pouvons avoir. Cela rejoint ce que nous disions tout à l’heure : notre vocation étant une relation intime avec Dieu qui correspond à notre histoire personnelle, elle ne souffre aucune comparaison avec les autres vocations. Saint Jean-Paul II en particulier a insisté lourdement sur l’importance monumentale de la sainteté dans le mariage.
Cela ne signifie pas, en revanche, que les consacrés doivent faire preuve de fausse modestie, et l’attitude mentionnée plus haut des prêtres qui refusent de parler d’une vocation « extraordinaire » ou « plus parfaite » est dangereuse, car elle confond l’honneur de la vocation et la misère de la personne. Notre vocation, tout comme notre dignité d’ailleurs, ne dépend pas de nos accomplissements ou de nos défauts. La rivière, notre rivière, celle que Dieu a spécialement créée pour nous, coule depuis notre naissance, elle existe indépendamment de nos dispositions intérieures, et personne d’autre que nous ne pourra naviguer dessus. Croire qu’il nous incombe de défendre notre vocation aux yeux des autres, ou de corriger le regard que les autres portent sur notre vocation, est dangereusement orgueilleux, comme si nous nous sentions obligés de parler à la place de Dieu.
Au contraire, il nous appartient de creuser notre vocation, d’approfondir ce qui fait notre solitude, notre différence et notre responsabilité dans le monde. C’est là qu’est notre fécondité. Le monde aura beau considérer nos différences comme des anomalies qui perturbent la collectivité, c’est par ces anomalies que nous trouverons Dieu. C’est ici le message du Christ, lorsqu’Il nous parle de la pierre rejetée par les bâtisseurs qui deviendra finalement la pierre d’angle…
Si vous souhaitez approfondir le sujet de la différence, je vous recommande l’excellent article d’Alexis Guénez, l’homme ne se nourrit pas seulement d’homogène » disponible ici sur la revue Limites.
Bonne lecture, et bonne semaine !
[1] F. Le Play, La réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens, cinquième édition, Alfred Mame et Fils, 1874, Tome 2 pp. 420-422
[2] Pour être précis, disons que la plupart des nobles ont alors déserté leurs domaines. Un certain nombre de nobles ont en réalité continué à vivre parmi leurs gens, et Augustin Cochin note dans Les sociétés de pensée et la démocratie moderne (pp. 76-77) une anecdote aussi passionnante qu'insupportable: alors que les officiers de Seigneurs (les nobles) se mobilisent pour participer aux états généraux à Rennes, ils se font évincer des débats par des révolutionnaires sans scrupules.
[3] R. de la Tour du Pin, Vers un ordre social chrétien, éditions du trident, 1987, pp.179-180
[4] R. de la Tour du Pin, Vers un ordre social chrétien, éditions du trident, 1987, p.175
[5] "Qu'une personne fasse un miracle en état de mariage et qu'elle ne rende pas le devoir de mariage à sa partie ou qu'elle ne se soucie pas de ses enfants, elle est pire qu'infidèle [...]" François de Sales cité par le chanoine Vidal, Aux sources de la joie avec saint François de Sales, Monastère de la Visitation, Annecy, 2006, p. 29.
[6] Ingrid d’Ussel, Humanae Vitae questionnée par Proust, Via Romana, 2018, p.44
06/02/2023
Bonjour !
Vous souvenez-vous de l’article de la série présidentielle 2022 sur l’économie et la financiarisation ? Nous cherchions dans cet article à comprendre pourquoi le fonctionnement de l’économie moderne s’apparente à une structure de péché, comme nous le fait remarquer saint Jean-Paul II et, avec l’aide de René de La Tour du Pin, nous avions identifié les corporations comme un moyen excellent d’équilibrer cette économie.
J’ai poursuivi mes recherches, en tentant de comprendre ce qui s’est passé depuis que René de la Tour du Pin a donné au monde son excellent livre Vers un ordre social chrétien. Rappelons que cet héros légendaire, l’un des principaux inspirateurs de la doctrine sociale chrétienne, a essentiellement œuvré à la fin du XIXème siècle. De l’eau a donc coulé sous les ponts depuis… J’ai cherché du côté de la politique sociale du général de Gaulle, qui avait à ce qu’on dit comme livre de chevet Vers un ordre social chrétien. Son projet de la participation en entreprise semble très important à ce sujet, mais j’ai eu du mal à m’en faire une idée claire. En revanche, figurez-vous que Jean Daujat a écrit en 1970 un livre intitulé… L’ordre social chrétien !
Ce livre est une vraie encyclopédie. Depuis le temps que je cite Jean Daujat, vous connaissez son amour de la philosophie thomiste et la rigueur de sa pensée, ce sont des atouts de taille pour traiter de questions épineuses comme celle-ci.
Rappelez-vous les constatations de la Tour du Pin sur son époque : depuis la destruction du régime corporatif à la Révolution, il témoigne avec une souffrance que l’on peine à imaginer la société de son temps osciller entre l’individualisme libéral et le collectivisme des socialistes, sans jamais retrouver l’équilibre perdu à la Révolution.
Jean Daujat se penche donc sur le sujet. Vous allez voir, sa façon d'aborder la question est tout à fait passionnante :
« Il reste [...] à traiter l'important problème de savoir si c'est l'individu qui est pour la société ou si c'est la société qui est pour l'individu, problème dont on discute beaucoup aujourd'hui et sur lequel on a dit et écrit beaucoup de sottises. Bien sûr l'individualisme soutiendra que la société est pour l'individu et le collectivisme soutiendra que l'individu est pour la société: comment dépasser ces deux points de vue partiels?
« Pie XI a donné la réponse chrétienne en écrivant dans l'encyclique Divini Redemptoris que "la personne individuelle et la société sont réciproquement ordonnées l'une à l'autre". Comment expliquer cela?
« 1° L'individu, ne pouvant avoir par lui seul son complet développement humain, est naturellement "membre de la société" [...] et par conséquent "ordonné à la société comme un membre au tout" dont il fait naturellement partie (st Thomas d'Aquin): la société seule réalise le complet développement humain et par là l'individu lui est subordonné. C'est là ce que n'a pas compris l'individualisme.
« 2° Le bien commun au service duquel est la société n'est pas un bien étranger aux individus pour lequel ils seraient utilisés comme des instruments: ce serait là une grave erreur collectiviste ou totalitaire. Ce bien commun n'est rien autre que le vrai bien humain des individus et par là la société est pour les individus.
« Nous avons donc bien trouvé ainsi la subordination réciproque affirmée par Pie XI. Mais n'est-ce pas contradictoire? En mathématiques on ne pourrait pas affirmer que a est plus grand que b et que réciproquement b est plus grand que a sans tomber dans la contradiction. Nous ne sommes pas ici en mathématiques, c'est-à-dire dans le domaine de la quantité, mais ce serait pourtant contradictoire s'il s'agissait d'une subordination absolue et sous tous les rapports. Nous avons montré que c'est sous un aspect que l'individu est pour la société (en tant que l'individu seul n'est pas complètement développé et ne le sera que dans la société) et sous un autre aspect que la société est pour l'individu (en tant précisément qu'elle est pour le développement humain de l'individu). Mais comme il ne peut pas y avoir de relatif sans absolu qui en soit la raison d'être et le fondement, il faut pour voir vraiment clair dans ce problème rechercher où nous trouverons la subordination absolue et totale qui expliquera tout le reste.
« Aussi ne comprendra-t-on vraiment la solution de cette question capitale que si l'on a d'abord compris que personne individuelle et société sont toutes les deux subordonnées, et cette fois d'une manière absolue et totale, à un même objet qui est la perfection humaine ou le vrai bien humain: l'homme pris individuellement ou socialement est subordonné à sa perfection humaine. Parce que ce vrai bien humain est bien commun inaccessible à l'individu isolé et qui ne peut être réalisé que par la société, l'individu est subordonné à la société (vérité méconnue par l'individualisme) mais parce que ce bien commun est le vrai bien humain des individus la société est aussi par là subordonnée à l'individu (vérité méconnue par le collectivisme): individu et société sont donc bien ainsi réciproquement subordonnés l'un à l'autre au sein de leur commune subordination au vrai bien humain. La société est en quelque sorte médiatrice entre l'individu et son complet développement qu'il ne peut avoir qu'en elle et pour lequel elle existe (c'est en ce sens que les papes ont si souvent affirmé contre toutes les formes de collectivisme et de totalitarisme que "la société est pour l'homme"). L'individu doit vouloir et aimer le bien commun plus que son bien individuel (nous avons montré que sans cela il ne se subordonnerait pas au bien commun et il n'y aurait pas de société) mais parce que ce bien commun est humainement meilleur pour lui que son bien individuel, est une plus haute perfection humaine pour lui.
« [...] Pour établir un ordre de droits et de devoirs réciproques entre l'individu et la société, il faut reconnaitre que le sujet humain, qu'on le considère comme être individuel ou collectivement comme être social, et soumis à une loi naturelle et objective supérieure à lui dont Dieu, Créateur de sa nature, est l'auteur. Parce que le monde moderne refuse cette soumission à la loi de Dieu et veut que l'homme soit le Maître absolu de lui-même dans une indépendance absolue, ou bien c'est l'Homme collectif, la société qui est le Maître absolu, et on aboutit au totalitarisme, à l'esclavage, à la tyrannie: voilà pourquoi les sociétés modernes oscillent sans fin entre anarchie et tyrannie, entre désordre et esclavage."[1]
Bon, c’est une grosse citation qui peut paraître indigeste mais la problématique posée est si importante qu’on ne peut pas faire abstraction de la réponse de l’auteur. Le monde s’obstine à traiter le problème de façon simpliste, statistique, au point qu’on en arrive à des situations tout bonnement invraisemblables. Tenez par exemple : un rapport du sénat paru il y a quelques jours indique qu’entre 2017 et 2021, la pesanteur administrative a coûté environ 2 milliards d’euros aux collectivités. Autre exemple : le S de la loi 3DS, qui signifie « simplification », portait à la base 20 propositions. Au fur et à mesure du processus, il en comporte dorénavant 96. Nous sommes donc incapables de prendre le problème par le bon côté, exactement comme un mère voulant aider son enfant à prendre son autonomie et qui lui remplirait sans cesse son emploi du temps: la liberté ne peut pas venir du haut, elle ne peut pas venir du gouvernement. Celui-ci peut seulement la permettre. La Tour du Pin, dont la clairvoyance est tout bonnement exceptionnelle, nous avait prévenu par l’adage suivant de Cicéron : Summum Jus, Suma injuria. Le droit poussé à l’extrême est un abus.
Le problème, comme l’indique si bien Jean Daujat, c’est que la distance entre l’individu et la société est trop grande pour que la société garde la mesure de l’homme d’aussi loin. C’est la raison pour laquelle il faut des échelles intermédiaires entre l’homme et la société MAIS il est impératif que ces groupements soient articulés de façon organique, de façon naturelle. Et pour ce faire, il faut appliquer le principe de subsidiarité (dont nous avons parlé ici) et que le pape Pie XI va nous expliquer ci-dessous. Ce qui est tout bonnement fantastique, c’est que Jean Daujat nous annonce que ces échelles intermédiaires naissent toutes seules, de la nécessité inhérente à chaque profession. L’union fait la force ! Mais si les corporations naissent spontanément, elles vont forcément avoir un poids inégal… Qu’adviendra-t-il des plus faibles ? Et bien tout naturellement, elles vont se fédérer entre elles, et ainsi de suite. Pour peu que le gouvernement protège ces élans. C’est-y pas beau ? La nature est bien faite, non ?
Alors, pourquoi ne sommes-nous pas déjà dans un régime corporatif ? Qu’est-ce qui bloque la réalisation de cet ordre naturel ?
Tout d’abord, l'auteur remarque fort à propos que ce régime corporatif contemporain existe déjà, sous la forme du syndicalisme d'inspiration chrétienne et de "groupements" qui réunissent "soit les membres soit les entreprises d'une même profession en fonction de leurs intérêts communs et en leur imposant des disciplines communes". Rassurez-vous, Jean Daujat exclue d’office les syndicats d’inspiration socialistes, dont l’esprit est complètement biaisé comme on l’a vu tout à l’heure. Je vous l’accorde, il ne reste plus beaucoup de syndicats non socialistes mais bon, c’est pour ça qu’on réfléchit à des solutions. Patience.
La question est donc : comment favoriser ce régime corporatif balbutiant ?
Tout d’abord, « primum non nocere ». Héhé j’ai un bagout pour le latin ce matin, vous m’excuserez. « D’abord, ne pas nuire ». Comme les médecins, il faudrait que l’Etat réfléchisse un peu avant d’intervenir, pour voir si son action ne va pas étouffer dans l’œuf les initiatives locales. Passons maintenant le micro au pape Pie XI, qui nous explique la situation dans son encyclique Quadragesimo Anno :
« Depuis que l’individualisme a réussi à briser, à étouffer presque, cet intense mouvement de vie sociale qui s’épanouissait jadis en une riche et harmonieuse floraison de groupements les plus divers, il ne reste plus guère en présence que les individus et l’État. Cette déformation du régime social ne laisse pas de nuire sérieusement à l’État sur qui retombent, dès lors, toutes les fonctions que n’exercent plus les groupements disparus et qui se voit accablé sous une quantité à peu près infinie de charges et de responsabilités.
« Il est vrai sans doute, et l’histoire en fournit d’abondants témoignages, que, par suite de l’évolution des conditions sociales, bien des choses que l’on demandait jadis à des associations de moindre envergure ne peuvent plus désormais être accomplies que par de puissantes collectivités. Il n’en reste pas moins indiscutable qu’on ne saurait ni changer ni ébranler ce principe si grave de philosophie sociale : de même qu’on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social, que de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes.
« L’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber.
« Que l’autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l’excès son effort ; elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement les fonctions qui n’appartiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les remplir : diriger, surveiller, stimuler, contenir, selon que le comportent les circonstances ou l’exige la nécessité. »[2]
Ainsi, l’Etat ne devrait pas chercher à créer des corporations, mais il devrait aménager la loi pour reconnaitre et aider ces corporations tout en limitant leurs excès, exactement comme pour la société familiale: « ce n'est pas l'État qui crée les familles, mais lorsque le mouvement naturel qui porte les sexes l'un vers l'autre pousse un jeune homme et une jeune fille à fonder une famille, ils trouvent la législation du mariage toute prête pour la reconnaître légalement, la soumettre à un statut légal, lui accorder un certain nombre de droits la protégeant et favorisant son développement, en empêcher les possibles déviations [...] il s'agit donc simplement de réaliser pour la société professionnelle ce qui existe avec la législation du mariage pour la société familiale: associations formées spontanément et librement par l'initiative des intéressés mais législation les reconnaissant légalement en les soumettant à un statut légal. »[3]
On le voit, le régime corporatif qu’il est nécessaire de libérer pour rétablir l’équilibre économique et social ne ressemblerait en rien aux guildes ou corporations du Moyen Âge dans leur forme. Pour résumer, le régime corporatif consiste à « laisser se développer spontanément et librement les associations qui dans les conditions réelles du travail dans le monde d'aujourd'hui s'y formeront par l'initiative des hommes d'aujourd'hui en naissant de la réalité de leurs besoins et de leurs solidarités: de telles associations ne peuvent que correspondre exactement aux conditions du travail dans le monde d'aujourd'hui puisqu'elles en seront issues, et la raison profonde de cela est qu'une solution réaliste qui a son fondement dans la réalité des besoins humains ne peut pas être autre chose que pleinement actuelle comme cette réalité elle-même. Mais bien sûr un tel régime corporatif contemporain serait totalement différent du régime corporatif médiéval, ne lui ressemblerait en rien, n'aurait en commun avec lui que les principes directeurs et animateurs [...], et lui-même évoluerait constamment en s'adaptant sans cesse à l'évolution d'aujourd'hui si rapide du progrès technique. Ainsi seulement serait respecté le sens authentique de l'expression "régime corporatif" qui signifie associations se formant librement et spontanément à partir des besoins réels et des solidarités réelles et exclut tout ce qui serait imposé aux professions de l'extérieur et artificiellement. »[4]
Bon, ben y a plus qu’à non ? Je sais pas vous mais ça m’a l’air appétissant tout ça !
Avant de vous laisser je voulais une nouvelle fois vous remercier pour vos encouragements, et vous encourager à participer autour de ces sujets : si vous avez lu quelque chose d’intéressant ou si vous êtes témoins d’une initiative remarquable, et surtout si vous avez des idées pour promouvoir ce régime corporatif, n’hésitez pas !
Bonne semaine !
[1] Jean Daujat, l'ordre social chrétien, Beauchesne, 1970, pp.123-125. (l’italique est de bibi)
[2] Pie XI, encyclique Quadragesimo anno du 15 mai 1931, §85-88.
[3] Jean Daujat, l'ordre social chrétien, Beauchesne, 1970, p.368.
[4] Jean Daujat, l'ordre social chrétien, Beauchesne, 1970, pp.365-366.
12/12/2022
Bonjour !
Aujourd’hui, je vous propose de poursuivre la discussion sur le nucléaire, entamée avec cet article. Mais avant de commencer, je voulais remercier les lecteurs qui m’ont écrit suite aux derniers articles. Votre opinion est précieuse, j’en ai besoin pour savoir de quel côté creuser sur tel ou tel sujet. Vos encouragements me revigorent et vos critiques me guident. N’hésitez donc pas à rouspéter si quelque chose vous titille ! Je ne garantis pas que mes propos feront systématiquement l’unanimité -je serais bien déçu si c’était le cas- mais j’espère qu’ensemble nous parviendrons à déterrer les questions qui fâchent pour faire avancer le schmilblick. Et partager des trésors.
Parfois certains lecteurs me demandent comment je choisis mes sujets. On ne va pas se cacher que les articles de ce blog forment un ensemble plutôt hétéroclite… Ce qui rassemble ces articles, c’est la passion du réel. Au-delà des conventions sociales, de tout ce qui encombre notre quotidien, il y a cette irréductible réalité qui reste, quoiqu’il arrive, fidèle à elle-même. Et je suis persuadé que notre salut viendra de cette réalité, que notre premier devoir est de ne pas la lâcher. Beaucoup de nos contemporains cherchent cette réalité, beaucoup se perdent et doutent même de son existence. Il faut dire que nos repères naturels n’ont jamais été autant brouillés sur le plan économique, énergétique, politique, social, familial…
En tant que chrétiens, nous avons reçu au milieu de ce bazar l’inestimable trésor de la foi, cette pierre de fondation inébranlable sur laquelle Dieu a inscrit la réalité par l’incarnation de son Fils, par sa Passion et par sa Résurrection. A travers les siècles, l’Eglise catholique a cultivé ce trésor. Aujourd’hui, nous savons que ce trésor est le repère sur lequel s'appuient tous les autres, voilà pourquoi nous ne craignons pas d’accueillir la réalité moderne dans sa plénitude avec tous ses paradoxes et ses contradictions, car nous savons que la mesure, la juste mesure, ne se trouve jamais ailleurs qu’en Dieu, et c’est de Lui seul que nous pouvons recevoir notre pain.
Il arrive que face à un monde aussi tourmenté, aussi excessif, certaines personnes se disent que la réalité est une recherche obsolète. Pourquoi s’intéresser aux fondations quand on vit à une telle altitude? La richesse de notre pays semble nous dispenser d’un labeur aussi fastidieux. Parfois ce raisonnement se nourrit d’un certain défaitisme : le monde s’emballe et les forces en présences sont démesurées, rien ne pourrait les arrêter - alors autant ne pas s’en préoccuper, ce serait peine perdue.
Mais il ne s’agit pas du monde. Il s’agit de vous et moi. Il s’agit de notre vocation, de ce pour quoi nous avons été créés. A priori nous n’avons pas été créés à l’image d’un mouton, nous n’avons pas été créés pour suivre le mouvement. Quoiqu’on prétende, nous avons soif. Nous avons soif de cette réalité, nous avons soif de cette liberté. « O mon âme, tu es capable de Dieu, malheur à toi si tu te contentes de moins que de Dieu! » Disait François de Sales. Ça vaut le coup de se retrousser les manches…
Reprenons. Nous parlions donc de la production d’électricité nucléaire en France, de cette situation étrange et cocasse où la peur du risque affronte l’appât du gain. Je vous propose aujourd’hui de zoomer un peu plus sur le fonctionnement de l’entreprise qui abrite cette poule aux œufs d’or. Si je vous propose de discuter de tout ça, c’est parce que j’ai moi-même été fourrer mon nez dans une centrale nucléaire il y a quelques années, et ce que j’y ai vu m’a interpellé. Le rapport que j’ai rendu sur les dysfonctionnements ayant été classé confidentiel je n’ai en principe pas le droit d’en parler, mais il se trouve que j’ai déniché quelques rapports et articles autour de la question sur le net[1]. Ces sources résument plutôt bien la situation, et puisqu’elles sont en accès libre on peut aborder le sujet sans problème.
Commençons par un événement, relaté par l’Observatoire des multinationales[2]. « Le 31 mars 2016, aux alentours de 13 heures, un vacarme assourdissant retentit à l’intérieur de la tranche 2 de la centrale nucléaire de Paluel, située en Normandie, entre Dieppe et Le Havre. « Nous n’avions jamais entendu ça, rapportent des salariés présents ce jour-là. On a senti une forte secousse. C’était impressionnant. » Après quelques instants de confusion, ils finissent par comprendre que le générateur de vapeur, qui est en train d’être retiré du bâtiment réacteur et remplacé par un neuf, vient de s’effondrer. Ce cylindre en acier de 22 mètres – l’équivalent de deux autobus alignés – pèse 465 tonnes. »
Comment expliquer un événement aussi extraordinaire ? Il faut savoir qu’un générateur de vapeur se situe au sein de l’enceinte du réacteur, qui constitue la troisième et dernière barrière de protection de la centrale nucléaire contre une fuite de radioactivité. C’est donc une zone plutôt sensible au niveau de la sûreté, au sein de laquelle les opérations sont censées être particulièrement surveillées. Or, en l’occurrence, le fait que les dommages liés à l’accident aient pu être contenus n’est qu’une question de chance. Comment est-ce possible ?
Pour comprendre un peu mieux la situation, il faut remonter au début des années 2000. En raison de pressions à l’échelle européenne pour la libéralisation du marché des énergies, la privatisation partielle d’EDF est annoncée (elle aura lieu en 2004). Dès 1999, on constate au sein du groupe une nouvelle politique introduite avec le plan « phares et balises », qui vise à réduire les coûts de fonctionnement du parc nucléaire pour séduire au maximum les futurs actionnaires.
Certains salariés se souviennent de petites anecdotes cocasses, telles que l’épaisseur du papier hygiénique qui a été réduite à cette occasion. Ceci étant, des mesures plus graves ont été prises, notamment le recours massif à la sous-traitance. A ce sujet, les enquêteurs de la commission d’enquête demandée suite à la chute du générateur de vapeur expliquent aux députés de l’assemblée nationale :
« À force de « céder » et d’aller vers le « faire faire », EDF a progressivement délaissé le terrain des compétences concrètes et placé ses agents de surveillance dans une situation de relatif déficit de compétences. Il nous est ainsi parfois arrivé de rencontrer des personnels d’EDF chargés de surveillance qui devaient se former chez le prestataire pour acquérir les compétences dont ils avaient besoin pour surveiller ce dernier.
« Vous imaginez la position d’un agent chargé de la surveillance d’un prestataire, quelques semaines après avoir été formé par ce dernier qui lui aura tout appris du métier. Non seulement cela place les agents dans des situations délicates, mais cela amène évidemment à s’interroger sur le niveau de la surveillance. »[3]
Les enquêteurs, plus loin dans leur rapport, remarquent :
« Chaque sous-traitant – et EDF en tant que donneur d’ordres – se place dans une logique de protection juridique, une logique de parapluie, qui induit qu’il n’exécute que ce qui est formellement prévu dans le contrat. Ainsi, il n’était pas prévu que les modes opératoires soient communiqués ; ils ne l’ont pas été.
« Cette formalisation juridique un peu extrême de la sous-traitance crée des prés carrés et, en définitive, le maître d’ouvrage perd en quelque sorte sa capacité à être vraiment donneur d’ordres. Il est difficile de l’affirmer de manière générale, mais, dans certaines situations, on peut véritablement se poser la question. »[4]
C’est comme si la mise en bourse d’EDF avait contraint le groupe à réduire ses perspectives à court terme, un peu comme un athlète qui, pour remporter une victoire, se détruit la santé avec des stéroïdes. L’échange ci-dessous est particulièrement révélateur :
« Mme Barbara Pompili, rapporteure. Vous indiquez, à la page 90 de votre rapport, que les prochains remplacements de GV [Générateur de Vapeur, ndlr] sont annoncés à 77 jours alors que, selon les salariés, « on sait très bien qu’on va en mettre au moins 90 ». Cela signifie-t-il que les référentiels temps ne sont pas réalisés correctement, que l’on sous-estime délibérément le temps nécessaire à l’opération? En tout cas, manifestement, le délai prévu pour un remplacement n’est pas adapté à la réalité, ce qui pose des problèmes de sûreté. Il existe des référentiels très précis pour chaque élément et il n’y aurait pas de référentiels temps ?
« M. Nicolas Spire. Ils existent. Ce que nous avons mentionné là, c’est ce que nous ont dit les salariés des difficultés liées aux opérations de remplacement de GV : la contrainte de temps s’impose de façon telle que les équipes, composées de cadres supérieurs ou dirigeants, qui programment et coordonnent les projets, définissent des calendriers idéaux en prévoyant des temps de réalisation des opérations conformes à ce que les données théoriques leur permettent de concevoir. Votre question est intéressante, car c’est quelque chose que l’on constate dans la programmation des arrêts de tranche[5]. Ce n’est pas nous qui le disons : cela figure, régulièrement, par exemple, dans les rapports de la Cour des comptes. Mais nous, nous le constatons sur le terrain. Lorsqu’un agent EDF – cela vaut presque depuis le début des années 2000 – vous parle de l’arrêt de tranche à venir, il vous dit que la direction prévoit 28 jours. Or, au cours d’un entretien avec un chaudronnier ou un mécanicien, celui-ci me dira que tous savent que 28 jours, cela ne tiendra pas car, pour la seule mécanique, au moins 35 jours sont nécessaires. Immanquablement, donc, le calendrier déborde. L’équipe de l’arrêt de tranche – les agents d’EDF comme les prestataires – sont ainsi soumis à une pression extraordinaire pour dépasser le moins possible un calendrier qui a été décidé ailleurs et qui, souvent, n’est pas respecté.
« Ces situations-là se sont produites à partir du moment où l’entreprise s’est beaucoup transformée, c’est-à-dire au début des années 2000. La contrainte financière est devenue une contrainte de temps sur le terrain. En outre, au moment où EDF est entrée en bourse, un plan de réduction drastique des effectifs a été décidé qui s’est traduit, sur le terrain, par des déficits de compétences dans différents types de métiers. Le projet intitulé « Phares et balises », à l’époque, consistait à ne conserver que quelques « phares » ou « balises » ou « lumières » sur tel ou tel métier, mais ne s’inscrivait plus dans une logique de maîtrise des différents métiers. Dès lors, on s’est trouvé dans des situations où l’on ne maîtrisait plus véritablement ni le mode de déroulement des opérations ni la contrainte de temps que l’on s’efforçait d’imposer. Les choses ont un peu progressé depuis, car EDF s’est rendu compte de ces difficultés, essentiellement à cause de l’importante dégradation du coefficient de disponibilité des tranches nucléaires à la fin des années 2000 et au début des années 2010. Ils se sont donc efforcés de redresser un peu la barre, mais la situation reste celle-là aujourd’hui : on est habitué, sur les sites, à ce que les calendriers fixés en haut soient très largement dépassés en raison des réalités du terrain. »[6]
Voilà, j’espère que ce passage n’a pas été trop indigeste mais il me semblait important de le mettre en entier. Selon l’expert qui s’exprime, la politique de réduction des coûts en lien avec la privatisation d’EDF a entraîné un éloignement du terrain - les enquêteurs parlent plus loin d’« éclatement » de l’entreprise -, et il est très intéressant de noter que les calendriers et les décisions sont prises à un niveau stratosphérique, bien loin du réel que rencontrent les opérateurs. L’ouverture de la France à l’économie de marché sur le plan énergétique a eu pour conséquence le déracinement d’EDF.
La Tour du Pin, dans son livre Vers un ordre social chrétien, nous avait prévenus : le libéralisme affecte systématiquement la qualité de production en exerçant sur l’activité une pression temporelle sans borne, celle du rendement maximal. Et ce même lorsque l’activité en question est particulièrement sensible, comme dans le nucléaire[7].
Au milieu de ces déformations organisationnelles invraisemblables, un élément me parait remarquable : parmi les dix-neuf sites nucléaires français, ceux qui ont le mieux supporté la décennie 2000 sont ceux dont le directeur de site a refusé de suivre sans discuter les directives nationales du plan « phares et balises ». En revanche, les centrales qui ont été les meilleures élèves, celles dont le directeur a appliqué sans vergogne - et parfois même avec zèle - les injonctions du siège se sont trouvées rapidement en grande difficulté. Par exemple, la centrale de Belleville sur Loire a été mise sous surveillance renforcée par l’ASN il y a quelques années en raison de la dégradation de son niveau de sûreté, dégradation interprétée comme un manque de coopération entre les services. Je vous laisse juger de l’ironie de la situation : les opérateurs se font taper sur les doigts parce qu’ils ne font pas ce qu’on les empêche de faire.
Allons encore un peu plus loin. Ce déracinement, cet éclatement organisationnel, c’est ni plus ni moins une artificialisation, la transformation d’un organisme vivant en une structure automatisée. Selon les experts, cette évolution n’est pas spécifique à EDF mais concerne aussi d’autres grandes entreprises, comme par exemple la SNCF (d’ailleurs le cas de Deepwater Horizon montre que le problème est international). A l’université, un de nos professeurs nous expliquait avec des étoiles plein les yeux que l’entreprise du futur serait constituée d’un centre de décision coordonnant une multitude d’entreprises sous-traitantes. C’était, selon ce professeur, un modèle de souplesse et d’adaptation. Manifestement, la réalité n’est pas si rose…
Dans le contexte d’une économie libérale, il semble donc y avoir une espèce de refus du vivant (appelé « facteur humain ») qui se perçoit par la volonté de traduire la réalité en données quantitatives, afin que celles-ci puissent être consultées et faire l’objet de décisions à distance du terrain. Lorsque certains directeurs se sont dressés contre les directives nationales jugées délétères, ils ont ramené une partie du niveau de décision à l’échelle locale, ils ont choisi de ne pas perdre de vue le terrain.
D’aucuns pourraient dire, un peu comme mon professeur, que le langage des données est un langage universel, que la normalisation des procédures à l’échelle nationale est un garde-fou contre les erreurs ou les excès locaux, et donc que cette gestion est souhaitable. Vous remarquerez d’ailleurs qu’il y a là un mécanisme assez similaire à celui de la libre-pensée : fonder sa réflexion sur le refus des limites inhérentes à la réalité locale, se concentrer sur la théorie sans se préoccuper de la juste mesure, la mesure humaine. Or, comme on a pu le voir avec Augustin Cochin, la période de l’histoire où les théoriciens de la libre-pensée ont cherché à appliquer leurs élucubrations dans le réel s’appelle la Terreur, ce déchainement invraisemblable de l'homme contre l’homme.
L’absence de régulation, l’absence de mesure dans n’importe quel domaine semble systématiquement aboutir à ce genre de résultat : la destruction de l’homme, l’agression de sa dignité, comme si la recherche de liberté ne pouvait être féconde que lorsqu’elle vient après la recherche du Bien. Voici à ce sujet un extrait de l’Instruction de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, du cardinal Ratzinger :
« Le commandement suprême de l’amour conduit à la pleine reconnaissance de la dignité de chaque homme, créé à l’image de Dieu. De cette dignité découlent des droits et des devoirs naturels. A la lumière de l’image de Dieu, la liberté, prérogative essentielle de la personne humaine, est manifestée dans toute sa profondeur. Les personnes sont les sujets actifs et responsables de la vie sociale. Au fondement, qui est la dignité de l’homme, sont intimement liés le principe de solidarité et le principe de subsidiarité.
« En vertu du premier, l’homme doit contribuer avec ses semblables au bien commun de la société, à tous ses niveaux. Par là, la doctrine de l’Église est opposée à toutes les formes de l’individualisme social ou politique.
« En vertu du second, ni l’État ni aucune société ne doivent jamais se substituer à l’initiative et à la responsabilité des personnes et des communautés intermédiaires au niveau où elles peuvent agir, ni détruire l’espace nécessaire à leur liberté. Par là, la doctrine sociale de l’Église s’oppose à toutes les formes de collectivisme. »[8]
Pour ceux qui s’en rappellent, cela fait écho à l’article souveraineté et immigration , dans lequel nous comparions la vision positiviste de Charles Maurras à la vision chrétienne de La Tour du Pin. Que ce soit pour des organisations ou pour des institutions politiques, lorsque l’on ne cherche pas à construire par la base à partir d’une nécessité de terrain, on se perd. Et surtout, lorsque le développement de cette organisation ou de cette institution cesse d’être l’initiative des hommes qui, confrontés au terrain, comprennent la nécessité de se développer dans un sens ou dans un autre, l’entreprise tout entière est compromise.
La subsidiarité, c’est le mortier de la nécessité entre chaque strate d’une communauté d’hommes, c’est ce qui permet la répartition harmonieuse et continue de la responsabilité du dirigeant jusqu’à l’opérateur en entreprise. Lorsque certains directeurs ont refusé de suivre les directives nationales d’EDF, ils ont gardé la responsabilité de leur charge, et ce en dépit de la pression hiérarchique.
Souvent, la subsidiarité est mise à toutes les sauces (surtout du côté de l’union européenne). Des gredins sont même allés jusqu’à distinguer subsidiarité « ascendante » et « descendante », ce qui est un contresens magistral. La subsidiarité véritable ne peut s’exercer qu’à l’égard des subalternes : cet instant où l’autorité légitime s’abaisse, sans autre motif que la charité, pour déléguer une partie de ses pouvoirs à ceux dont il a la responsabilité.
Le meilleur exemple de subsidiarité est celle des parents envers leurs enfants. En effet, tout l’enjeu de l’éducation est de donner progressivement à l’enfant les responsabilités qui lui incombent selon ses capacités. Ce n’est ni tout à fait en fonction de ce que veut le parent, ni en fonction de ce que demande l’enfant, c’est un exercice permanent de communion où l’adulte discerne le bien de ceux dont il a la responsabilité – et où l’enfant apprend à solliciter ces responsabilités qui le feront grandir en liberté.
On aimerait parfois que la communion soit une simple question de solidarité, d’égalité entre tous. Comme le dit le cardinal Ratzinger en 1986, la solidarité est la première pierre dans la recherche du bien commun. Mais c’est précisément la réflexion autour de ce bien commun qui pousse l’homme à comprendre la nécessité d’une asymétrie dans les responsabilités communautaires, dans la société, dans l’entreprise, et dans la famille (asymétrie qui, bien sûr, ne remet jamais en question l’égalité absolue en dignité de tous les hommes). La charité passe forcément par l’acceptation de cette différence, et son exercice entre les hommes qui ont des responsabilités différentes s’appelle la subsidiarité.
L’exemple de EDF nous montre à quel point cette subsidiarité est vitale, non seulement pour préserver la fécondité de l’œuvre commune mais aussi et surtout pour édifier l’homme. EDF est une entreprise gigantesque, et il peut sembler illusoire de se dire que l’on peut agir sur un système aussi colossal. Pourtant, on a vu que l’attitude de certains directeurs a permis de protéger plusieurs sites de production et un grand nombre de salariés. Ne perdons donc pas espoir face à certaines injustices, car il y a toujours quelque chose à faire aujourd’hui, à notre place. N’attendons pas que nos supérieurs exercent mieux la subsidiarité à notre égard, mais exerçons-là envers ceux dont nous avons la charge, à commencer par nos enfants.
Lisez, méditez, agissez, et bonne semaine!
[1] Notamment l’article Sûreté nucléaire : des techniciens d’EDF s’inquiètent, paru le 25 janvier 2018 sur l’Observatoire des multinationales et consultable ici, et le rapport de la Commission d’enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires du jeudi 14 juin 2018, en pièce jointe ci-dessous.
[2] Article du 4 décembre 2017, par Nolwenn Weiler disponible ici.
[3] Intervention de Nicolas Spire au cours du rapport à l’assemblée nationale de la Commission d’enquête citée plus haut, pp. 7 et 8 (l’italique est de bibi)
[4] Intervention de Vincent Lemaître au cours du rapport à l’assemblée nationale de la Commission d’enquête citée plus haut, p. 16
[5] La tranche c’est le réacteur nucléaire. Un arrêt de tranche est un arrêt périodique du réacteur pour rechargement et maintenance.
[6] Rapport à l’assemblée nationale de la Commission d’enquête, op. cit., p.16 (l’italique est de bibi)
[7] Pour vous donner un ordre d’idées, un jour d’arrêt d’un réacteur nucléaire de 1300 MW faisait en 2018 perdre au groupe 1 millions d’euros. Si le sujet vous intéresse et que vous n’avez pas la force de parcourir le rapport d’enquête en pièce jointe, je vous conseille le film Deepwater, de Peter Berg, qui relate le plus grand désastre écologique survenu aux Etats-Unis : l’explosion de la plateforme pétrolière Deepwater Horizon, le 20 avril 2010. Ce docufiction montre bien comment la recherche du rendement maximal compromet la qualité (et la sûreté) de l’activité.
[8] Cardinal Ratzinger, Instruction de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (consacré aux principes fondamentaux de la doctrine sociale de l’Eglise), 1986, Chapitre V (§ 73)
14/11/2022
Bonjour !
Aujourd’hui, je vous propose de parler des centrales nucléaires. Parce que c’est un sujet que je trouve passionnant, autant sur le plan technique qu’historique, social et culturel. Et puis ça va nous changer de la psycho ou de la philo !
Tout d’abord, je vous propose de soulever le capot pour observer un peu le moteur de cette grosse bête. Les centrales nucléaires, comme la plupart des centrales de production d’électricité d’ailleurs, doivent trouver un moyen pour faire tourner une turbine qui va produire de l’électricité. Mais attention ! interdiction d’utiliser de l’électricité pour faire tourner cette turbine, vu que ce qu’on cherche c’est justement de produire de l’électricité.
Et c’est assez intéressant, parce que quand on y réfléchi l’électricité est le pilier le plus important de la vie moderne. C’est grâce à cette énergie qu’il peut y avoir – et que, de fait, il y a au quotidien – une grande distance entre l’homme et la nature. L’électricité est si prodigieuse, elle éloigne tellement la cause de son effet que celui-ci parait isolé, qu’il semble se produire ex nihilo. L’électricité est une sorte d’infini au quotidien, d’ineffable matériel, et il faut bien avouer que nous sommes incapables de prendre conscience concrètement de ce que son utilisation dépense dans la nature.
Pardon, je vous avais promis de mettre la philo entre parenthèses. Reprenons. Donc les hommes se sont grattés la tête : comment produire du mouvement sans électricité ? Les deux réponses évidentes que l’on connait depuis des siècles sont l’utilisation de l’eau et du vent. Aujourd’hui ça donne, notamment, les barrages et les éoliennes. Mais au bout d’un moment, on a trouvé un autre moyen : la vapeur d’eau. Puisqu’au moment où l’eau change d’état elle change aussi de volume, il suffit de chauffer de l’eau pour produire du mouvement. Ça commence avec le couvercle de la casserole qui frissonne, et ça fini avec Big Boy, une locomotive de plus de 548 tonnes capable d’atteindre les 128 km/h. Stylé.
Reste maintenant à savoir comment faire monter l’eau en température. Le bois, le charbon, le fioul, le gaz, les possibilités sont nombreuses… Pourquoi donc nous sommes-nous intéressés à la fission nucléaire ?
Parce que la fission d’1 gramme de plutonium équivaut à la combustion de 2,5 tonnes de bois. Pour remplacer la moins puissante de nos centrales nucléaires il faudrait un parc d’environ 4110 éoliennes terrestres, sachant que l’un des plus grands parc éolien terrestre du monde, alta wind energy center, n’est composé « que » de 600 éoliennes sur 130 km2.[1] Autant dire qu’on n’en a pas fini avec cette énergie, et qu’il est nécessaire d’en connaitre les enjeux. Creusons donc la question.
En fait, quand un neutron frappe un atome d’uranium, le noyau de cet atome se sépare en deux, et en raison de l’électricité statique cette séparation libère une énergie phénoménale. Après, je ne saurais pas bien vous dire ce que c’est que l’électricité statique, mais ça a l’air d’être le même truc qui est dans les éclairs et qui permet de coller un ballon de baudruche au plafond après l’avoir frotté sur la tête de sa petite sœur. C’est magique.
Donc l’uranium, c’est très pratique. D’autant que quand un neutron frappe un atome d’uranium et sépare le noyau en deux, cela libère d’autres neutrons qui vont à leur tour frapper d’autres atomes. C’est pour ça qu’on parle de réaction en chaîne : il suffit de faire tomber le premier domino et les autres suivent. Dans le réacteur nucléaire, tout le combustible est présent, ce n’est pas comme dans la boite à feu d’une locomotive, où il faut ajouter progressivement le combustible et où la machine s’arrête quand il n’y a plus rien à brûler. Pour la centrale nucléaire, tout est là et il faut « juste » maîtriser la réaction en chaîne, la ralentir suffisamment pour avoir précisément ce qu’il faut de chaleur.[2]
Le nucléaire en France
Notre parc nucléaire utilise depuis 1979 une technologie assez basique (d’origine américaine, sic) qui produit pas mal de déchets : le Réacteur à Eau Pressurisée (REP). Les réacteurs plus récents qu’on appelle EPR (European Pressurized Reactor) ne sont qu’une version sous stéroïde de la même technologie. On ne peut pas dire qu’il y a eu de révolution technique dans le domaine, c’est plus une évolution. Ces déchets sont recyclables à 96%, mais bon le truc c’est que les 4% restants mettent des centaines de milliers d’années à se recycler.
Pourquoi nous sommes-nous arrêtés à la technologie REP, pourquoi semble-t-il y avoir eu une stagnation dans ce secteur ? En fait, à l’origine, on avait prévu de faire suivre la première génération de REP par des Réacteurs à Neutrons Rapides (RNR). Ces RNR étaient supposés utiliser les déchets des REP, car ils ont en quelque sorte la capacité de « consommer » des matériaux plus lourds. En plus de consommer les déchets nucléaires, la technologie RNR limite les risques de réaction en chaine et donc d’emballement du réacteur. Par contre, avec cette technologie le risque de fuite est accru. L’équation n’est pas évidente, et après quelques incidents d’un côté, quelques manifestations anti nucléaires de l’autre, les dernières centrales RNR ont été fermées dans les années 90.
L’idée du RNR étant de pallier à une pénurie d’uranium, le projet refait surface régulièrement. D’abord il y avait Rhapsodie et Phénix, puis Superphénix (arrêté en 1998) et enfin le projet ASTRID, qui a été annulé en 2019 par le CEA (sous prétexte qu’on ne manque pas encore assez d’uranium pour avoir vraiment besoin de le recycler avec la technologie RNR).
Au passage, il est intéressant de noter que cet état des lieux suscite d’étranges alliances : l’industrie du charbon a tendance à discrètement encourager le développement des éoliennes car elles ont besoin d’une source énergie importante, disponible et réactive - donc leur implantation s’accompagne très souvent du développement de centrales à charbon ou à pétrole (il suffit de voir le cas de l’Allemagne) ; et Orano, la filière de recyclage du nucléaire, n’a à certains égards pas tellement intérêt à ce que les réacteurs RNR voient le jour, sinon ceux-ci risquent de prendre une trop grosse part du business lié au recyclage. Bref c’est compliqué.
L’énergie du nucléaire revêt, vous l’aurez compris, une importance stratégique majeure. En plus de cela, il faut prendre en compte que certains éléments qui se transforment dans le réacteur nucléaire au moment de la fission deviennent intéressants sur un plan militaire, ce qui ajoute encore un autre paramètre, et non des moindres.
La notion de risque lié au nucléaire
Sur un plan économique et politique[3], le nucléaire est incontestablement très intéressant. Toutefois, en parallèle de ces intérêts qui poussent au développement du nucléaire, il y a un risque. Si la centrale nucléaire n’est pas correctement gérée, si quelqu’un fait une bêtise ou si un équipement lâche, la réaction en chaine dont on a parlé plus haut risque de s’emballer et, dans le pire des cas, diffuser des éléments radioactifs dans l’environnement, comme on a pu le voir à Tchernobyl ou à Fukushima - même si la technologie de ces réacteurs était différente de nos réacteurs français. Ce risque inquiète, il suscite la peur et provoque une grande ambivalence à l’égard du nucléaire.
Or, il ne faut pas aller chercher loin pour voir que notre société a horreur du risque. Aujourd’hui, le risque est une question d’assurance, c’est une sorte de déformation de la réalité qui ne devrait pas exister, que l’on cherche par tous les moyens à neutraliser. Et voilà qu’on est confrontés à une poule aux œufs d’or… dont la récolte des œufs présente un très grand danger.
C’est l’une des raisons qui rend l’étude de l’industrie du nucléaire en 2022 si passionnante : les deux forces les plus puissantes de la société moderne que sont l’appât du gain et la peur du risque sont ici à leur pinacle. Cela donne des situations plutôt cocasses : la Bretagne, qui a forcé la fermeture des centrales nucléaires sur son territoire, vient discrètement pomper sur la production nucléaire des régions limitrophes… On l’a dit, l’avantage avec l’électricité c’est qu’il est facile d’oublier d’où elle provient. Sur une plus petite échelle, on retrouve ce dilemme chez les petites communes dont dépendent les sites nucléaires. Ces communes se font dorloter grâce aux revenus astronomiques des centrales, et au départ un certain nombre d’entre elles se réjouissaient lorsque la centrale locale était en arrêt : elles pensaient avoir l’argent tout en évitant le risque. Lorsqu’elles ont compris que l’un dépend de l’autre, autrement dit qu’une centrale en arrêt bichonne moins sa commune qu’une centrale en fonctionnement, on a pu observer un réel changement d’attitude…
Je vous propose une autre fois de zoomer encore un peu plus sur l’histoire récente du nucléaire en France, et de voir comment la recherche de la richesse s’est heurtée à la gestion du risque lors de la privatisation d’EDF au début des années 2000. Si je vous embête avec ça c’est parce que j’ai l’impression que le nucléaire est un bon exemple de la politique moderne, de la façon que nous avons de gérer le risque au niveau politique. Ce sera aussi l’occasion d’aborder une dimension fondamentale de la doctrine sociale de l’Eglise que nous n’avons fait qu’effleurer jusqu’à présent : la subsidiarité.
Bonne semaine !
[1] Ces chiffres sont approximatifs, puisque le vent n’est jamais fiable il faut multiplier par 4 le nombre d’éoliennes pour atteindre une certaine constance statistique.
[2] En fait la durée de vie d’un assemblage combustible (des grappes de barre de zirconium longues de 4 mètres et larges d’un centimètre, remplies de pastilles d’uranium faiblement enrichi et réparties dans la cuve du réacteur nucléaire) est d’environ 4 ans, donc laissée à elle-même la réaction en chaine a le temps de faire de gros dégâts avant d’avoir épuisé tout le combustible…
[3] Et certains iraient jusqu’à dire « écologique », puisque le nucléaire prend la place de centrale à charbon ou à pétrole, que les centrales ne rejettent « que » de la vapeur d’eau et que le combustible non recyclé est confiné dans une zone où il n’est pas sensé affecter l’air. Le débat est ouvert.
28/03/2022
Bonjour !
Aujourd’hui, nous abordons la dernière des quatre thématiques labellisées "présidentielle". Après avoir parlé de souveraineté, puis d’éducation, puis d’économie, je vous propose de faire un petit pas en arrière pour considérer le régime politique de la démocratie.
Comme pour chacun de ces derniers articles, souvenez-vous que mon avis est personnel, et ne doit pas être directement assimilé à l'avis que peut formuler l'Eglise sur ces questions. Même si je cherche à comprendre les choses et à présenter des sujets sous l'angle de la foi, je ne suis pas un spécialiste et rien ne me ferait plus plaisir que de lancer de vrais débats sur ces questions. Pour tout vous dire, je trouve vraiment dommage que le jugement que nous portons sur des sujets aussi importants que la politique, l'économie ou la justice repose en général davantage sur de vagues impressions que sur le patrimoine si précieux que nous ont légué nos ainés. Pour être juste, rien dans notre quotidien ne nous pousse à fouiller dans le passé. Rien, hormis un esprit de contradiction doublé d'une curiosité insatiable. C'est votre cas? Alors lançons nous!
Les plus attentifs d'entre vous auront peut-être été surpris à la lecture de l'article sur la souveraineté d'apprendre que l'autorité d'un gouvernement n'est pas conférée par le peuple mais par Dieu, selon les paroles du Christ lui-même à Pilate: "tu n'aurais sur moi aucun pouvoir s'il ne t'avait été donné d'en haut" (Jn 19, 11). Pourtant, l'expression "un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple", prononcée par Abraham Lincoln le 19 novembre 1863 lors du discours de Gettysburg, n'a-t-elle pas fait l'unanimité chez nous, au point de se retrouver inscrite au mot près à l'article 2 de la constitution de la cinquième République ?
Bizarre bizarre. Je dirais même plus: étrange... Et ce n'est pas la fin des paradoxes qui nous attendent aujourd'hui, car en farfouillant dans mes grimoires je suis tombé sur le passage suivant du sociologue Yohan Dubigeon:
« Les régimes représentatifs modernes, nés des Révolutions politiques des XVIIe et XVIIIe siècles (anglaise, américaine puis française), non seulement ne sont pas nés comme des régimes démocratiques, mais se sont même constitués en opposition explicite et volontaire à la démocratie. […] Les Révolutions politiques fondatrices de la modernité, aussi plurielles soient-elles, ont accouché de régimes libéraux et non démocratiques. »[1]
Et pof, un deuxième squelette dans le placard. La Révolution n’avait-elle pas pour flambeau la démocratie, le pouvoir au peuple ? Voilà qui est surprenant… Et que vient faire le libéralisme dans l'histoire de la démocratie ? C'est à n'y rien comprendre.
Face à de si obscurs mystères, rien de tel qu'un expert, quelqu'un qui aurait travaillé toute sa vie à la question de la justice sociale au milieu de la construction du monde moderne, voyons voir... Ah, vous allez rire, René de La Tour du Pin a justement écrit sur les évolutions politiques qui ont suivi la Révolution!
Ouvrez grand les yeux, la démonstration commence…
Révolution et ploutocratie
« L'inégalité sociale est aujourd'hui bien plus grande qu'autrefois, sinon plus marquée: elle n'a plus légalement et tend à n'avoir plus effectivement qu'un seul aspect: celui de la richesse; mais sous cet aspect, quels contrastes, dont l'ancien régime ne peut même donner l'idée! - lorsque fut établi le bilan de la confiscation des biens d'émigrés[2], on arriva au fameux milliard d'indemnité qui représentait le patrimoine de ces milliers de familles, toutes plus ou moins historiques, vouées et grandies au service de l'état. - aujourd'hui, une seule famille, qui alors n'était pas encore en France, y possède, dit-on, le triple milliard. Or ce triple milliard n'est pas enfoui dans une cave; il est engagé dans des milliers d'affaires publiques ou privées qui toutes sont ainsi sous la dépendance du milliardaire. Ce n'est pas tout: il a des rivaux dans sa partie, et si ses pairs ne sont pas nombreux, ses congénères le sont. Eux et leur clientèle ont ainsi accumulé une telle portion de la fortune privée qu'ils exercent un monopole absolu sur toutes les valeurs commerciales et se saisissent de la terre par voie d'hypothèque réelle ou indirecte. Contre eux les petits propriétaires ne peuvent tenir, les rentiers sont à leur discrétion, l'état dans leur dépendance, et le peuple, le menu peuple, absolument à leur merci, puisque ce sont eux qui, possédant les instruments de travail, fixent les salaires et le prix des produits. C'est donc bien là une ploutocratie[3].
« Non pas une ploutocratie accidentelle, anormale, refrénable, mais au contraire une ploutocratie née du libre jeu des institutions et des mœurs, et qui ne peut que s'accroitre parce qu'elle est la conséquence d'un système, celui même de la Révolution, qui crut affranchir l'homme et n'affranchit que le capital, en en faisant un instrument de domination sans [...] limite sur les travailleurs, forcés d'y recourir. »[4]
On retrouve ici les conséquences de la libre-pensée (dont nous avons parlé dans cet article) au niveau économique : en brisant joyeusement toutes les strates de la société, on rassemble tous les ingrédients pour faire de l’homme un loup féroce. C’est la loi du plus fort. Ou du plus cupide, c’est selon.
Seulement, ce système en appelle un autre…
La démocratie en réaction
« [Les travailleurs], s'ils sont écrasés fatalement sur le terrain économique par le nombre des écus, se sentent forts sur le terrain politique par le nombre des voix, et il est aussi sûr qu'ils voteront et accompliront la confiscation du capital, qu'il est sûr qu'ils sont exploités par les arts usuraires qui ont amené cette inégalité monstrueuse et cet état social bizarre, où ceux qui ne se livrent à aucun travail utile deviennent tous les jours plus riches, et où ceux qui vivent de leur travail tous les jours plus pauvres. Il y a donc bien fatalement lutte entre l'oligarchie capitaliste et les masses prolétarisées.
« Ces masses prolétarisées engagent la lutte au nom du principe même de leur force qui est la démocratie, c'est-à-dire le pouvoir politique aux mains du plus grand nombre. Elles se sentent fortes de cette antinomie même qu'il y a entre une société démocratique, c'est-à-dire d'où les distinctions sociales sont bannies, et un régime ploutocratique qui crée des différences de situation incommensurables, et elle répond au fameux mot: "les affaires, c'est l'argent des autres" par celui-ci: "la politique, c'est l'écrasement des autres" »[5]
La Tour du Pin remarque que l’honnête homme qui se trouve au milieu de ce champ de bataille entre ploutocratie et démocratie ne sait plus où donner de la tête. Et la machine s’emballe… Il poursuit :
« Le régime de la ploutocratie engendre ainsi, par la prolétarisation croissante qui en est la conséquence, une armée pour la démocratie. Ce n'est pas tout: il détruit en même temps les forces sociales qui s'opposent à l'avènement de cette démocratie en considérant et corrompant les classes élevées. »[6]
Cette corruption c'est l'usure qui la provoque, en brisant le lien naturel qui unit le capital au travail. Selon la tour du pin, l'aristocratie historique est tombée la première dans le panneau, puis la tentation de l’argent facile s’est propagée au reste des élites traditionnelles.
Le bien commun, victime de l’anarchie sociale
« Tous les autres rangs, jadis élevés, de la société, sont pris du même vertige, grâce à la facilité de détacher le coupon et d'être ainsi dégagé soi-même de tout souci. Le gain de ceux qui travaillent encore, l'épargne de ce qui en peut encore faire, tout prend la même forme du coupon anonyme, qui rend irresponsable, insaisissable, libre comme l'air à l'égard de la société, mais inféodé aux puissances de la Bourse.
« Un fossé se forme alors entre les hommes qui vivent de leur travail et ceux qui paraissent ainsi vivre du travail des autres: l'envie s'y tapit, le mépris s'y dresse, et la société des exploités se décompose en deux classes également ennemies mais inégalement armées: celle des rentiers qui n'a plus ni considération, ni organisation, ni foi commune, et celle des envieux. »[7]
La curée se poursuit, la hargne monte, et la société se détourne de la recherche du bien commun en détruisant toutes les valeurs qui protégeaient sa stabilité et son unité, notamment la propriété :
« La propriété n'est plus sacrée, parce qu'elle s'est soustraite à son rôle sacré d'être accordée à quelques-uns pour en faire profiter tous; elle a préféré devenir, par sa définition même, le droit d'un seul à l'exclusion de tous [...] voilà l'autre face de l'œuvre de la ploutocratie. Elle peut se résumer ainsi: avoir fait du lucre seul la source de l'élévation sociale et de l'oisiveté le signe de la fortune acquise; avoir ainsi déconsidéré la richesse dans toutes ses conditions […] En face de la ploutocratie, qui est la souveraineté de l'argent, se dresse aujourd'hui, comme jadis en Grèce et à Rome, la démocratie, qui est la souveraineté du nombre. Ici on compte les hommes comme plus haut les écus, et c'est toujours et uniquement le nombre qui fait loi. »[8]
« Un des effets les plus immédiats de l'esprit et des institutions démocratiques est la disparition des autorités locales sous le niveau égalitaire. […] Cette action de la démocratie, sans agir dans le même sens que celle de la ploutocratie, produit les mêmes résultats par des moyens inverses. Les autorités sociales que nous avons vues corrompues et déconsidérées dans le régime ploutocratique, sont minées et paralysées par le régime démocratique. [...] il ne subsiste plus, en fait de distinction entre les citoyens, que les inégalités économiques devenues d'autant plus saillantes et d'autant plus puissantes: la ploutocratie est prête à prendre la place de l'aristocratie. »[9]
Le jeu de la démocratie et de la ploutocratie détruit finalement non seulement l’aristocratie, mais aussi toutes les formes traditionnelles de protection de la personne humaine, comme le dit le pape Léon XIII dans la fameuse encyclique rerum novarum :
« Le dernier siècle a détruit, sans rien leur substituer, les corporations anciennes qui étaient pour eux une protection. Les sentiments religieux du passé ont disparu des lois et des institutions publiques et ainsi, peu à peu, les travailleurs isolés et sans défense se sont vu, avec le temps, livrer à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d'une concurrence effrénée. Une usure dévorante est venue accroître encore le mal. Condamnée à plusieurs reprises par le jugement de l'Eglise, elle n'a cessé d'être pratiquée sous une autre forme par des hommes avides de gain et d'une insatiable cupidité. À tout cela, il faut ajouter la concentration entre les mains de quelques-uns de l'industrie et du commerce devenus le partage d'un petit nombre d'hommes opulents et de ploutocrates qui imposent ainsi un joug presque servile à l'infinie multitude des prolétaires. »[10]
Mais pourquoi est-ce que la démocratie fait le jeu de la ploutocratie ? Pourquoi semble-t-elle condamnée à exciter la concupiscence, pourquoi tombe-t-elle bêtement dans le panneau ? La Tour du Pin remarque qu'en fin de compte les deux régimes se nourrissent à la même enseigne : l'individualisme.
L’individualisme, fils de la liberté moderne
« L’individualisme, c'est l'absence du concept social dans toutes les questions où l'homme est en jeu. C'est le considérer comme un être abstrait, parfait, de qui il dépendrait ou non de vivre en société, et qui n'a dans la vie sociale d'autre devoir que celui de ne pas faire ce qui nuit directement à autrui, tandis que le devoir social consiste à faire ce qui profite au bien commun. Or, c'est toute la différence entre la théorie des économistes - ces docteurs de la ploutocratie - et la conception chrétienne de la société. Est-il rien de plus individualiste que cette doctrine négative du lien social? Ou que la définition de la propriété: le droit d'exclure autrui d'un bien? [...]
« Chez le démocrate, [l'individualisme] est moins facile à saisir, parce qu'il s'allie à un grand amour de l'humanité; seulement celle-ci ne se conçoit chez lui que comme un ensemble d'hommes abstraits, doués de prétendus droits et affranchis de devoirs très certains. Les "droits de l'homme" se bornent, en réalité, à n'être pas privé des moyens qui correspondent à sa fin, c'est-à-dire à la vie de l'âme et du corps. [...] ainsi l'histoire des sociétés modernes n'est pas une lutte du droit contre la force, mais celle d'une lutte entre deux forces, qui ne sont ni l'une ni l'autre le droit. - démocratie contre ploutocratie, ce sont les deux formes du césarisme[11], corrodant également au cours de leur lutte les classes moyennes et devant les écraser finalement dans leur choc. »[12]
En somme, l’idéal démocratique de la liberté en tant que fin suprême ne tient pas face à la réalité. L’histoire nous enseigne que la liberté est un bien pour la société seulement dans la mesure où ce bien est contrebalancé par une autorité forte. Prise comme fin en soi, la liberté n’est qu’un affront à la raison et un blanc-seing à l’irresponsabilité et à l'envie des hommes, le triomphe de l’individualisme.
Tout ceci n’est pas nouveau : Aristote, en analysant les régimes politiques, associe l’aristocratie à la compétence, la monarchie à l’unité et la démocratie à la liberté. Saint Thomas d’Aquin en conclue que la démocratie serait le régime parfait… Si les hommes n’étaient pas soumis au péché originel. C’est un peu comme dire que l’éducation positive est un principe d’éducation optimal, tant que les élèves sont capables de s’éduquer parfaitement eux-mêmes. Ou quand les poules auront des dents, au choix.
Alors, que faire dans ces conditions ? Comment établir un régime suffisamment représentatif pour être juste ?
A la recherche de la représentation perdue
Pour répondre à cette question, il faut d'abord tirer les leçons que nous offre l'histoire. La Tour du Pin propose dans cet esprit de dresser le tableau des tentatives politiques successives visant à former des instances représentatives en France, depuis la Révolution :
« Les états généraux, dans leur dernière tenue, après une interruption plus que séculaire, s'étaient dissous d'eux-mêmes. Les pays d'état avaient renoncé à leur privilège. Finalement la nation s'était, on peut le dire, ruée dans la servitude, d'abord sous une monstrueuse tyrannie démagogique, puis, comme refuge, sous la domination d'un César bien plus absolu que ne l'avait jamais été aucun gouvernement d'ancien régime [Il s'agit de Napoléon Bonaparte, ndlr].
« Les ruines que la Révolution avait faites du peu qui restait des anciennes corporations, l'Empire les avait nivelées, lorsque survint la restauration d'un trône désormais sans autres étais que des institutions bureaucratiques.
« Cela ne pouvait suffire ni au roi[13], qui avait besoin du concours de toutes les forces sociales pour relever le pays de ses ruines, ni au peuple qui ne voulait pas retomber sous un joug despotique. Tous en avaient le sentiment. Mais comment faire pour doter d'institutions représentatives un pays où il n'y a plus rien à représenter? On ne saurait, en effet, représenter des individus ni des foules, mais seulement des collectivités ayant une vie propre et capables de formuler un mandat. Or il n'y en avait pas, ni plus même trace.
« Alors, pour donner l'illusion de la représentation, on imagina des classes à représenter: d'abord des classes de censitaires qui furent formées en collèges électoraux pour représenter les intérêts de la propriété, - on en tira une Chambre des députés; puis on fit d'autres classements arbitraires de personnages plus ou moins qualifiés, plus ou moins influents - et on les installa en une Chambre des Pairs, que l'on essaya de rendre héréditaires. Mais ceci ne put tenir, parce que la consécration de droits héréditaires ne peut être que l'œuvre du temps, et qu'il n'est pas plus au pouvoir d'un décret de les créer que de les supprimer en un jour.
« Dès lors, la Chambre des Pairs ne fut plus, même théoriquement, un corps représentatif mais un Conseil de couronne de qui elle émanait, et le régime représentatif, à peine restauré en façade, s'écroula comme un édifice sans bases et sans plan. A partir de ce moment il n'est plus question de représentation de classes ni d'intérêts, et on entre, avec l'introduction du suffrage universel, dans la période chaotique.
« Mais un abus était né au temps du régime parlementaire: la constitution d'un pouvoir irresponsable et omnipotent, toujours prêt à s'emparer du gouvernement de l'état, mais incapable de lui imprimer une direction suivie; la confusion des attributions du pouvoir au sommet, la désorganisation de ses rouages à la base: je veux parler de la responsabilité ministérielle, ou plutôt de la manière dont elle est entendue et pratiquée en vertu d'une constitution qui n'est, que je sache, écrite nulle part, mais parait d'autant plus sacro-sainte. - chose bizarre, dans un pays surtout qui préluda à sa grande Révolution en réclamant une constitution écrite.
« Dans le système constitutionnel, -puisque c'est ainsi qu'il s'appelle, comme s'il ne pouvait y avoir d'autre constitution- ce n'est pas le chef nominal de l'état, c'est le parlement qui gouverne par le moyen d'un ministère à sa discrétion. Dans les pays où le parlement est la représentation de forces ou d'intérêts permanents, il se crée des courants constants, dont la lutte se déroule sans brusques incidents ni surprises. Mais dans ceux où le parlement ne représente rien que la faveur des foules et n'émane que d'un suffrage plus ou moins universel et inorganisé, tout est éphémère comme le sont les impressions de la multitude. [...] c'est la démagogie pure, -qu'elle s'exerce sur la place publique comme dans les cités anciennes ou dans des palais qui sont comme des Bourses. -"les institutions ont corrompu les hommes", a dit, lors d'un scandale encore mal étouffé, une haute parole. [...] il est fatal que les électeurs corrompent le député par leurs exigences et que celui-ci corrompe ses électeurs par ses complaisances, depuis que, de contrôleur du gouvernement, il est devenu participant.
« Les lois n'en sont pas moins viciées que les mœurs, parce que dans le système une question ne se présente jamais à la délibération par son principe, mais par les conséquences du vote qu'elle entrainera. C'est en cela que consiste le parlementarisme, - mot que l'on emploie souvent, toujours en mauvaise part, mais sans se rendre assez compte du phénomène qu'il désigne; - on pourrait le caractériser par l'appellation d'ataxie politique.
« Pour n'en prendre qu'un exemple, ce fut l'état de la France dans les dernières années du second Empire, où l'on ne put ni maintenir la paix ni préparer la guerre. »[14]
La Tour du Pin nous explique donc qu’en raison de la destruction des corporations, de la corruption des élites et du travail de sape permanent de l’idéologie révolutionnaire, les tentatives de représentativité politique depuis la Révolution ont échoué lamentablement. Plus encore, selon l’auteur ces échecs seraient inhérents à la démocratie moderne, atteinte d’une pathologie incurable…
La schizophrénie démocratique
A l'origine, les athéniens définissaient la démocratie comme le régime politique au sein duquel le peuple gouverne directement. Cela signifie tirage au sort, rotation des fonctions politiques, incitation à la participation, valorisation des vertus civiques de la citoyenneté[15], etc… En somme, il s’agit de "l’autogouvernement immédiat du peuple". C’est sympa à l’échelle d’une ville, mais irréalisable à l’échelle d’un Etat.
C’est pourquoi d’habiles penseurs ont eu l’idée de proposer une légère modification : la démocratie sera dorénavant "l’établissement, à partir du peuple, d’organes dirigeants, agissant par eux-mêmes, mais pour le peuple et au nom du peuple, tout en étant responsable devant lui."[16] . Cela signifie que le peuple délègue le pouvoir aux autorités (Maritain dira qu’il en est le "vicaire"). Avec, bien entendu, tout ce que le concept de "souveraineté du peuple" implique comme confusion, on en a parlé dans cet article.
Ces filous appelèrent ça la démocratie "représentative", ou démocratie "médiate", ou encore démocratie "indirecte". Bref c’est une démocratie sans être une démocratie. Seulement le problème c’est que pour le commun des mortels que nous sommes, le tour de passe-passe est passé inaperçu. Nous pensons toujours être en démocratie directe, et nous le revendiquons, quand bien même cela paralyserait le fonctionnement du gouvernement… C’est un problème parce que « chaque élément de démocratie immédiate qui se trouve introduit dans son schéma d'organisation possède [à nos yeux] une légitimité plus grande et représente "un plus de démocratie".»[17]
C’est un peu comme un chat qu’on féliciterait à chaque fois qu’il essaye de se faire passer pour un crapaud : tout ce que le peuple approuve dans le régime court-circuite l’Etat. La démocratie représentative est une contradiction dans les termes. Ce paradoxe conduit (à son insu) Jean-Marie Denquin à critiquer la notion de "crise de représentation" :
« La notion de crise de la représentation, sans cesse invoquée aujourd’hui, repose sur une double illusion. Le malaise dont elle est censée rendre compte est en effet inhérent aux sociétés politiques modernes et n’implique aucune remise en cause des mécanismes représentatifs. Inhérent, car cette "crise" ne traduit pas une dégradation conjoncturelle mais une tension structurelle entre les diverses acceptions du terme "représenter". Le système représentatif n’en est cependant pas affecté car on ne lui connaît pas d’alternative. Il tend même à se renforcer dans les faits, bien que son ambiguïté propre, conjuguée aux incertitudes qui affectent la notion de démocratie, brouillent les repères et rendent sa définition juridique de plus en plus difficile. »[18]
Ce qu'il faut retenir dans cet extrait, c'est que la "crise de représentation" est structurelle au régime de la démocratie moderne: en gros le gouvernement du peuple, par le peuple, et pour le peuple est impossible car ce n'est pas le rôle de l'autorité que de faire l'unanimité. Le rôle de l'autorité est de voir ce qu'implique la poursuite du bien commun, que les citoyens eux-mêmes ne sont souvent pas en mesure de déceler à leur niveau, et de guider la nation vers l'accomplissement de cet objectif.
Conclusion
Le propre d'un état est la coordination par strates depuis l'autorité nationale jusqu'au citoyen. Ces strates sont nécessaires à cause de la taille de l'Etat. En démocratie directe, où il n'y a pas d'intermédiaire entre le citoyen et le gouvernement, ces strates n'existent pas. Voilà pourquoi la démocratie ne peut se réaliser qu'à une échelle humaine, dans une petite ville. Ces strates, vous l'aurez compris, sont autant d'échelons de la représentation. Autrement dit, quand il y a représentation il y a strates: il n'y a donc pas, par conséquent, démocratie. On voit que la démocratie dite "représentative" n'est qu'une astuce de langage qui associe deux termes incompatibles: la démocratie et la représentation.
En fait, la représentation de l'intérêt des citoyens n'est pas une nouveauté moderne, c'est une nécessité inhérente à tout régime politique - car un régime qui ne prend pas un tant soit peu l'intérêt de ses citoyens en compte ne fait que nourrir des germes de dissidence. Ce qui est nouveau dans les démocraties modernes, en revanche, c'est la façon de représenter. Tandis qu'auparavant les organes représentatifs étaient en quelque sorte sur mesure (parce que lentement nés de la nécessité historique), dorénavant la représentation fonctionnera de façon littérale, c'est-à-dire quantitative. On a vu que c'était l'occasion d'une belle foire d'empoigne, qui n'a fait que lâcher la bride à la ploutocratie, au règne de l'argent.
Cette ploutocratie s’est quand même donnée les parures d’une démocratie, et le peuple l’a prise au mot: c’est par la pression des ouvriers qu’est ensuite né le suffrage universel, façon bien utile de court-circuiter le gouvernement. On se retrouve donc avec d’un côté, une démocratie "représentative" libérale, et de l’autre des éruptions sporadiques de démocratie "directe", qui nourrissent le socialisme et l’anarchisme.
Depuis la Révolution, le gouvernement politique oscille entre la recherche d'efficacité et la quête de l'unanimité. C’est la schizophrénie démocratique : l'Etat fonctionne en dépit des principes dont il se fait le héraut. Et cette schizophrénie s’intensifie : nous ne voulons lâcher ni la démocratie, ni l’efficacité politique. Nous ne voulons concéder aucun équilibre entre la liberté et l’autorité. La société s’écartèle donc insensiblement.
En 1936, Stanley Baldwin a déclaré devant la Chambre des communes : "une démocratie est toujours en retard de deux ans sur le dictateur."[19] Dans son discours, le premier ministre britannique expliquait justement qu’il n’avait pas pris les dispositions nécessaires concernant la sécurité nationale face à la menace nazie par peur de ne pas être réélu. Ça a le mérite d’être honnête. Il ne semble pas possible de sortir de cet espèce de cul-de-sac moderne, où le peuple est condamné à espérer un surhomme capable de mobiliser l’inertie générale tout en préservant la susceptibilité "démocratique". Jamais les rênes du pouvoir n’ont été si difficiles à manier.
Il suffit de voir la politique du général de Gaulle pour comprendre cela. Son objectif était de ramener la République à un ordre social chrétien, le seul ordre social susceptible d'être réellement efficace et juste[20]. Qu’a-t-il fait ? Il a centralisé le pouvoir au maximum, tout en usant -d'aucuns diraient en abusant- de ce hochet démocratique qu'est le suffrage universel direct. Il a poussé aussi loin que possible le paradoxe des démocraties modernes, en renforçant l'autorité tout en donnant l'illusion d'une démocratie. Il a pris, on pourrait dire, le jeu de la démocratie moderne pour ce qu'elle est: une démagogie. C'est d'ailleurs intéressant de voir comme beaucoup de français ont accepté de jouer ce jeu en toute connaissance de cause. Ça a fonctionné relativement bien tant que le peuple croyait au surhomme, mais la plèbe (à commencer par les jeunes) a fini par se lasser, et le régime s’est étiolé.
Comme pour Alexandre le Grand, Charlemagne, Louis XIV, Napoléon, la volonté d’un hercule - fut-il soucieux du bien commun de son peuple - ne suffit pas pour pérenniser une politique. Beaucoup de penseurs - et c’est l’une des rares questions politiques sur lesquelles Maritain et La Tour du Pin pourraient tomber d’accord - demandent instamment à ce que la société moderne quitte cette vaine parure de la démocratie. Chacun sollicite un mélange de divers régimes politiques. Nous avons déjà évoqué les vues du sociologue Le Play repris par La Tour du Pin : la démocratie dans la commune, l’aristocratie dans la province et la monarchie dans l’Etat.
Les préconisations politiques de La Tour du Pin ont été critiquées, notamment pour deux raisons : d’une part, la monarchie semble irrémédiablement associée à l’absolutisme - tout comme la démocratie est censée détenir le monopole exclusif de la représentation. De ce point de vue le lavage de cerveau Républicain a été efficace, on ne peut pas le nier.
D’autre part, et c’est là le point crucial, La Tour du Pin nous fait comprendre que pour qu’un régime politique fonctionne, il faut des disparités structurelles entre les citoyens. Ces disparités ne peuvent pas seulement être de l'ordre du statut temporaire, elles doivent être générationnelles afin que le rôle si particulier de certains citoyens (comme les juges ou les pairs) soit davantage qu’un simple choix professionnel et devienne le fruit d’une vocation familiale, avec toute la culture et la compétence qui vont avec. Sans la contrarier complètement, cela implique une moins grande mobilité sociale. En appuyant la structure de l’Etat sur les familles, la notion de bien commun à l’échelle de l’Etat devient plus concrète pour les individus. Enfin, si l’on ajoute à cela le maillage professionnel corporatif, duquel proviendraient des représentants chargés de débattre des intérêts économiques de la nation en toute connaissance de cause, on parvient à un régime à la fois ancré dans le temps et réellement représentatif.
La difficulté qui se pose depuis la Révolution et depuis la destruction de l’ordre social est de savoir comment faire perdre aux citoyens cette illusion d'un idéal d’égalité absolue, car c’est cette idole théorique qui sape sans cesse l’ordre politique et social concret. Faire le deuil de l’individualisme et arrêter de croire à la main invisible de Smith est indispensable si l’on souhaite commencer à réfléchir concrètement aux moyens nécessaires pour édifier un Etat plus juste, au sein duquel chaque citoyen est naturellement encouragé à œuvrer pour le bien commun. Cela implique d'admettre la nécessité de l'autorité...
Je vous propose pour finir un petit coup de tazer de la part du pape saint Pie X, provenant d'une lettre adressée aux évêques français le 25 août 1910 pour condamner le mouvement du Sillon :
« Si le peuple demeure le détenteur du pouvoir, que devient l’autorité ? Une ombre, un mythe ; il n’y a plus de loi proprement dite, il n’y a plus d’obéissance. Le Sillon l’a reconnu, puisqu’en effet il réclame, au nom de la dignité humaine, la triple émancipation politique, économique et intellectuelle, la cité future à laquelle il travaille n’aura plus de maîtres ni de serviteurs ; les citoyens y seront tous libres, tous camarades, tous rois. Un ordre, un précepte, serait un attentat à la liberté ; la subordination à une supériorité quelconque serait une diminution de l’homme, l’obéissance une déchéance. Est-ce ainsi, vénérables frères, que la doctrine traditionnelle de l’Église nous représente les relations sociales dans la cité même la plus parfaite possible ? Est-ce que toute société de créatures dépendantes et inégales par nature n’a pas besoin d’une autorité qui dirige leur activité vers le bien commun et qui impose sa loi ? Et si dans la société il se trouve des êtres pervers (et il y en aura toujours), l’autorité ne devra-t-elle pas être d’autant plus forte que l’égoïsme des méchants sera plus menaçant ? Ensuite, peut-on dire avec une ombre de raison qu’il y a incompatibilité entre l’autorité et la liberté, à moins de se tromper lourdement sur le concept de la liberté ? Peut-on enseigner que l’obéissance est contraire à la dignité humaine et que l’idéal serait de la remplacer par « l’autorité consentie » ? Est-ce que l’apôtre Saint Paul n’avait pas en vue la société humaine à toutes ses étapes possibles, quand il prescrivait aux fidèles d’être soumis à toute autorité ? Est-ce que l’obéissance aux hommes en tant que représentants légitimes de Dieu, c’est-à-dire en fin de compte l’obéissance à Dieu abaisse l’homme et le ravale au-dessous de lui-même ? Est-ce que l’état religieux fondé sur l’obéissance serait contraire à l’idéal de la nature humaine ? Est-ce que les saints, qui ont été les plus obéissants des hommes, étaient des esclaves et des dégénérés ? Est-ce qu’enfin on peut imaginer un état social où Jésus-Christ revenu sur terre ne donnerait plus l’exemple de l’obéissance et ne dirait plus : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » ?»[21]
Voilà, c'est un peu fort mais au moins c'est dit.
Lisez, méditez, agissez! A la semaine prochaine les amis!
[1] Y. Dubigeon, Démocratie et représentation, mythe d’un mariage naturel, revue Projet 2020/5 n°378, p.27
[2] Au moment de la Révolution, ce terme désigne essentiellement les nobles. (Note de bibi)
[3] Attention, la ploutocratie ne désigne pas un régime politique où le chien de Mickey gouverne. C’est un régime où l’argent gouverne. Même si le groupe Disney peut provoquer l’équivoque, il ne faut pas confondre. On se concentre. (Note de bibi)
[4] R. de la Tour du Pin, Vers un ordre social chrétien, éditions du trident, 1987, p.175
[5] Ibid, p.175
[6] Ibid, p.177
[7] Ibid, p.177
[8] Ibid, p.178
[9] Ibid, pp.179-180
[10] Léon XIII, encyclique rerum novarum, 15 mai 1891
[11] Le césarisme désigne une dictature s’appuyant sur le peuple. Là-dessus, Aristote nous avait averti : la démocratie dévie très facilement vers la tyrannie… (note de bibi)
[12] Ibid, pp. 180 181
[13] Il s’agit de Charles X. (Note de bibi)
[14] R. de La Tour du Pin, Op. Cit, pp. 198-199.
[15] Y. Dubigeon, Op. Cit, p.28
[16] Ernst Wolfgang Böckenförde, « Démocratie et représentation : pour une critique du débat contemporain », Trivium, 16 | 2014, p.2
[17] Ibid, p. 3
[18] Jean-Marie Denquin « Pour en finir avec la crise de la représentation », Jus Politicum, n° 4
[19] Stanley Baldwin, cité par Winston Churchill dans ses mémoires (la deuxième guerre mondiale, édition Plon, tome 1, p.220)
[20] Edmond Michelet, ministre de Charles de Gaulle, dira en 1970 : « s’il est un personnage que le général de Gaulle connaît mieux que Marx, c’est peut-être le très ignoré aujourd’hui La Tour du Pin. »
[21] Saint Pie X, Lettre aux évêques français du 25 août 1910 Le mouvement du Sillon est un mouvement catholique qui a suivi avec un peu trop de vigueur le ralliement Républicain encouragé par Léon XIII. Il semble que les membres de ce mouvement aient fini par rejeter toute forme d'autorité hiérarchique pour promouvoir une espèce de socialisme chrétien, d'où la véhémence de saint Pie X.
07/03/2022
Bonjour !
Aujourd’hui, nous allons aborder le premier des quatre thèmes qui vont jalonner les quatre prochaines semaines : la souveraineté à l’heure de la mondialisation. L’idée est de vous aider à réfléchir avant l’élection présidentielle des 10 et 24 avril prochains.
Puisque cet article est un peu long, voici un sommaire:
Le vote des chrétiens
La souveraineté en question
Le nouvel ordre mondial
Souveraineté ou mondialisation ?
Un exemple : la question de l’immigration
Conclusion
Le vote des chrétiens
Tout d’abord, petit rappel d’usage à propos du rapport entre chrétiens et politique. Commençons par un passage de l'article "Quelle parole d’Eglise en politique ?" édité par la conférence des évêques de France :
« Comme institution, l’Eglise garde une certaine distance à l’égard de l’action politique. Reconnaissant qu’elle n’a pas de compétence particulière en la matière, elle s’interdit d’intervenir directement dans les affaires politiques mais se réserve le droit de « porter un jugement moral, même en des matières qui touchent le domaine politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent » (Gaudium et spes, 76-5).
« L’Eglise invite en revanche les chrétiens, comme tout citoyen, à s’engager. Elle y voit une manière exigeante de vivre l’engagement chrétien au service des autres (Paul VI) et plus encore, une exigence de la foi (Jean Paul II). C’est le droit et le devoir de chacun de participer à la vie politique. Et aucun motif – pas même les accusations de corruption, luttes de pouvoir, compromission – ne saurait justifier le désintérêt des chrétiens à l’égard de la politique (Jean Paul II). C’est un appel à la responsabilité qui leur est lancé pour, non seulement dénoncer les problèmes, mais s’engager avec d’autres à analyser les situations, discerner les enjeux, proposer des pistes d’action concrètes. »[1]
On peut aussi lire dans l’ouvrage Principes catholiques d’action civique (ouvrage approuvé par l’assemblée des évêques et cardinaux de France) :
« Les catholiques, en ne votant pas, ou en votant pour des candidats hostiles à la religion ou qui méconnaissent la nécessité de son rôle dans la société, manquent à leurs devoirs à l'égard de Dieu, de l'Église et de l'âme de leur prochain […]
« L'abstention donne un sujet de scandale. Si vous vous croyez le droit de vous abstenir, votre voisin estimera l'avoir de même. Au contraire, la présence d'un seul homme peut en entrainer d'autres, qui étaient tentés de ne pas accomplir leur devoir. "on fera bien sans moi" est toujours un pitoyable raisonnement, opposé à l'esprit d'entr'aide fraternelle et de collaboration. [...] L'abstention est particulièrement grave dans les moments de grande difficulté pour l'Église et pour le pays. »[2]
Enfin, voici un passage de la lettre inter catholicos de Pie X :
« Les divisions des catholiques aux élections sont un mal très grave. Elles ont été souvent, pour l'Église, la cause de cruelles vexations et persécutions; elles peuvent être de même très nuisibles au bien de l'ordre dans le pays. Il y a donc, dans tous les cas où l'élection est disputée de telle manière qu'elle mette en cause les intérêts de la religion et les plus graves intérêts du pays, obligation de choisir un candidat capable de réunir autour de lui la majorité des catholiques et des autres citoyens de bonne volonté, et de faire taire toute ambition privée, toute rivalité de parti. »[3]
Voilà qui est clair. Notre objectif va donc être d’analyser les situations, de discerner les enjeux, et de proposer des pistes d’action concrètes pour que la décision que nous allons prendre les 10 et 24 avril prochains soit réellement éclairée par notre foi.
Ceci étant, rappelez-vous que je ne suis qu’un amateur au volant de cette Lamborghini qu’est la doctrine sociale de l’Eglise. Je n’ai pas la science infuse, donc n’hésitez pas à me dire en commentaire ou en direct (option.gkc@gmail.com) si votre avis diffère, et surtout en quoi. Dans le respect des conventions de Genève bien sûr.
La souveraineté en question
Pour commencer, je vous propose de définir la notion de souveraineté. Ce n’est pas du luxe, parce que cette notion est mise à toutes les sauces en ce moment…
Prenons la définition communément acceptée aujourd’hui en droit. Elle date de la fin du XIXème et vient de Louis Le Fur :
« La souveraineté est la qualité de l'Etat de n'être obligé ou déterminé que par sa propre volonté, dans les limites du principe supérieur du droit, et conformément au but collectif qu'il est appelé à réaliser. » [4]
Ici l’on voit que la notion de souveraineté est intimement liée à la notion d’autorité : si le chef de l’Etat peut n’écouter que sa volonté « dans les limites du principe supérieur du droit », cela signifie qu’il n’a de comptes à rendre à personne à l’extérieur de son domaine, qu’il ne craint aucune autorité supérieure susceptible d’ingérer dans la réalisation de « son but collectif suprême ».
Jacques Maritain, dans son livre L’homme et l’Etat paru en 1951, développe à ce sujet une opinion qui va casser beaucoup de vaisselle… Pour le philosophe, la notion de souveraineté est abusive car elle est en opposition avec l’origine du pouvoir : « Quel que soit le régime de vie politique, l’autorité, c’est-à-dire le droit de diriger et de commander, dérive […] de la volonté ou du consensus du peuple, et de son droit fondamental à se gouverner lui-même ».[5] Selon l’auteur, le droit de se gouverner est « inhérent au peuple et permanent en lui »[6], il ne peut donc pas s’en dépouiller pour la confier totalement au gouvernement. Impossible, en conséquence, pour le chef de l’Etat d’être « souverain ». En fait, parler de souveraineté à l’époque moderne, pour Maritain, c’est concevoir l’autorité telle qu’elle s’exerçait sous la monarchie absolue : comme un abus.
Autant dire que la thèse de Maritain semble en nette contradiction[7] avec la citation suivante :
« Depuis le XVIème siècle surtout, on a entrepris de donner à la société humaine, avec des origines fictives, une base et une constitution arbitraires. Aujourd’hui on va plus loin ; les modernes en grand nombre, marchant sur les traces de ceux qui, au XVIIIème siècle, se donnèrent le nom de philosophes, déclarent que toute puissance vient du peuple, qu’en conséquence ceux qui exercent ce pouvoir dans la société ne l’exercent pas comme leur autorité propre, mais comme une autorité à eux déléguée par le peuple et sous la condition qu’elle puisse être révoquée par la volonté du peuple de qui ils la tiennent. Tout contraire est le sentiment des catholiques, qui font dériver le droit de commander de Dieu comme de son principe naturel et nécessaire. […]
« Si l’autorité ne découle pas de Dieu, elle perd aux yeux des citoyens son caractère le plus auguste et elle dégénère en une souveraineté artificielle qui a des bases instables et changeantes, comme la volonté des hommes dont on la fait dériver. »[8]
Cet extrait, tiré du petit livre oublié Principes catholiques d’action civique, a d’autant plus de force qu’il condense une citation de saint Pie X et de Léon XIII. La souveraineté et l'origine divine de toute autorité sont donc des éléments indispensables à assimiler pour une société vraiment stable. Deux réalités qui seront bringuebalées par les événements du XXème siècle...
Le nouvel ordre mondial
« Dans le chapitre 17 de l’Evangile selon Saint Luc il est écrit : « Le Royaume de Dieu est au dedans de l’homme », pas dans un seul homme ni dans un groupe d’hommes, mais dans tous les hommes ! En vous ! Vous, le peuple, disposez du pouvoir - le pouvoir de créer les machines. Le pouvoir de créer le bonheur. Vous, le peuple, avez le pouvoir de cette vie libre et belle, le pouvoir de faire de cette vie une merveilleuse aventure.
« Alors - au nom de la Démocratie - Choisissons d’utiliser ce pouvoir, choisissons de nous unir. Choisissons de nous battre pour un monde nouveau - un monde décent qui permettra à chacun de participer à cette œuvre - qui donnera l’avenir à la jeunesse et la sécurité à la vieillesse. En promettant ces choses, des brutes ont accédé au pouvoir. Mais ils mentent ! Ils ne tiennent pas ces promesses - jamais ils ne le feront !
« Les dictateurs s’affranchissent mais ils asservissent le peuple ! Alors, battons-nous pour accomplir cette promesse ! Battons-nous pour libérer le monde, pour abolir les frontières nationales - pour abolir la cupidité, la haine et l’intolérance. Battons-nous pour construire un monde de raison, un monde où la science et le progrès mèneront vers le bonheur de tous. Soldats ! Au nom de la Démocratie, unissons-nous ! »
Vous avez peut-être reconnu la fin du discours de Charlie Chaplin, tiré du film The great dictator paru en 1940. Je trouve que cet extrait illustre assez bien l’espoir d’unité mondiale qui enfle depuis l’avènement des régimes démocratiques modernes, et qui a été décuplé par la deuxième guerre mondiale.
En 1963, le pape saint Jean XXIII donnera au monde une encyclique claire et concrète à ce sujet, Pacem in Terris. En voici un passage :
« Les récents progrès de la science et de la technique ont exercé une profonde influence sur les hommes et ont déterminé chez eux, sur toute la surface de la terre, un mouvement tendant à intensifier leur collaboration et à renforcer leur union. De nos jours, les échanges de biens et d'idées, ainsi que les mouvements de populations se sont beaucoup développés. On voit se multiplier les rapports entre les citoyens, les familles et les corps intermédiaires des divers pays, ainsi que les contacts entre les gouvernants des divers Etats. De même la situation économique d'un pays se trouve de plus en plus dépendante de celle des autres pays. Les économies nationales se trouvent peu à peu tellement liées ensemble qu'elles finissent par constituer chacune une partie intégrante d'une unique économie mondiale. Enfin, le progrès social, l'ordre, la sécurité et la tranquillité de chaque communauté politique sont nécessairement solidaires de ceux des autres.
« On voit par là qu'un pays pris isolément n'est absolument plus en mesure de subvenir convenablement à ses besoins, ni d'atteindre son développement normal. Le progrès et la prospérité de chaque nation sont à la fois cause et effet de la prospérité et du progrès de toutes les autres. »[9]
Ici, l’on découvre que la notion de souveraineté nationale se heurte à une évidence concrète : par la force des choses, l’indépendance absolue de l’Etat n’est dorénavant plus une réalité matérielle car chaque Etat dépend de près ou de loin des autres pays pour sa subsistance. Cela signifie qu’il est nécessairement pris dans un réseau d’influence sur le plan mondial. Jean XXIII poursuit en évoquant une deuxième conséquence du nouvel ordre mondial, la nécessaire poursuite du bien commun universel :
« Autrefois, les gouvernements passaient pour être suffisamment à même d'assurer le bien commun universel. Ils s'efforçaient d'y pourvoir par la voie des relations diplomatiques normales ou par des rencontres à un niveau plus élevé, à l'aide des instruments juridiques que sont les conventions et les traités : procédés et moyens que fournissent le droit naturel, le droit des gens et le droit international.
« De nos jours, de profonds changements sont intervenus dans les rapports entre les Etats. D'une part, le bien commun universel soulève des problèmes extrêmement graves, difficiles, et qui exigent une solution rapide, surtout quand il s’agit de la défense de la sécurité et de la paix mondiales. D'autre part, au regard du droit, les pouvoirs publics des diverses communautés politiques se trouvent sur un pied d'égalité les uns à l'égard des autres ; ils ont beau multiplier les Congrès et les recherches en vue d'établir de meilleurs instruments juridiques, ils ne parviennent plus à affronter et à résoudre efficacement ces problèmes. Non pas qu'eux-mêmes manquent de bonne volonté et d'initiative, mais c'est l'autorité dont ils sont investis qui est insuffisante.
« Dans les conditions actuelles de la communauté humaine, l'organisation et le fonctionnement des Etats aussi bien que l'autorité conférée à tous les gouvernements ne permettent pas, il faut l'avouer, de promouvoir comme il faut le bien commun universel. »[10]
Le pape semble dire, en somme, que cet ordre mondial ne peut trouver équilibre ou efficacité sans arbitre. De fait, le rapport de force entre les puissances est tellement inégal qu’il est illusoire d’espérer que le bien commun universel soit assuré tant que l’on ne dispose pas d’une autorité supérieure. Dans cet esprit, il préconise la création d’une « Autorité publique mondiale ». Cette nécessité a été portée par l’Eglise depuis, comme on peut le voir dans ce passage de la note du Conseil Pontifical Justice et Paix du 24 octobre 2011 :
« Dans le sillage de Pacem in terris, Benoît XVI aussi a exprimé la nécessité de constituer une Autorité politique mondiale. Du reste, cette nécessité apparaît avec évidence si l’on pense au fait que le programme des questions devant être traitées au niveau mondial devient toujours plus dense. Il suffit de penser, par exemple, à la paix et à la sécurité, au désarmement et au contrôle des armements, à la promotion et à la sauvegarde des droits fondamentaux de l’homme, au gouvernement de l’économie et aux politiques de développement, à la gestion des flux migratoires et à la sécurité alimentaire, à la sauvegarde de l’environnement. Dans tous ces domaines, apparaissent toujours plus évidentes l’indépendance croissante entre les Etats et les régions du monde, et la nécessité d’avoir des réponses, non seulement sectorielles et isolées, mais aussi systématiques et intégrées, s’inspirant de la solidarité et de la subsidiarité et orientées vers le bien commun universel.
« Comme le rappelle Benoît XVI, si ce n’est pas ce chemin qui est entrepris, "le droit international, malgré les grands progrès accomplis dans divers domaines, risquerait en fait d’être conditionné par les équilibres de pouvoir entre les plus puissants" ». » [11]
Souveraineté ou mondialisation ?
Dans cette situation, on pourrait se demander quelle est la légitimité de la notion de souveraineté à l’heure de la mondialisation. Voici un autre passage du livre principes catholiques d’action civique, dans lequel l’auteur aborde cette question :
« Un Etat, formé pour assurer l'ensemble du bien commun des familles qu'il réunit, est, de par sa nature, une société complète et parfaite qui doit avoir en elle-même tous les principaux moyens pour atteindre sa fin, et qui a la responsabilité de tout le bien commun humain temporel à assurer dans son sein.
« Il résulte ainsi de la notion même de l'Etat qu'il est une société souveraine, indépendante.
« Il ne s'ensuit pas que cette souveraineté et cette indépendance soient absolues. Non seulement elles sont limitées par le droit divin et le droit naturel, mais la suffisance de la vie qu'un Etat peut assurer par lui-même, étant, comme toutes choses humaines, relatives, cet Etat doit avoir des rapports avec les autres. Les fédérations, dans le but, par exemple, d'organiser en commun les rapports des Etats confédérés avec de puissants voisins, ou pour l'aménagement de certains services communs, ne sont pas, de soi, contraires à la souveraineté politique de chacun des Etats. De même un Etat particulier devant, pour son propre bien et pour le bien général de l'humanité, entrer en relations avec les autres nations, sa liberté d'action peut se trouver limitée sur quelques points, sans qu'il perde pour cela l'indépendance de son être politique, parce qu'il garde la responsabilité d'assurer, dans le corps social qu'il constitue, l'organisation d'ensemble de la vie vraiment humaine et qu'il a le droit de faire des lois qui ne peuvent être révoquées par aucune autorité terrestre. (Cf. Taparelli, Essai théorique de droit naturel nn 498 à 503).
« Les Etats doivent avoir entre eux des relations de justice et de charité. Leurs rapports sont à régler selon les convenances du vrai bien humain. De ce point de vue, les échanges matériels et les bienfaisants contacts entre cultures diverses, pour larges qu'ils devraient être, différeraient notablement des déracinements, des mélanges, des brassements de population et de l'uniformité de civilisation que produit la fièvre des affaires. Toutes les institutions qui tendent à aménager dans la justice et la paix les rapports entre nations, doivent être regardées comme un fruit normal et précieux de la sociabilité humaine. Mais c'est seulement "le jour où les Etats et gouvernements se feront un devoir sacré de se régler dans leur vie politique sur les enseignements et les préceptes de jésus christ, qu'ils entretiendront des rapports de mutuelle confiance et résoudront pacifiquement les conflits qui pourraient surgir." (Pie XI, Ubi Arcano, 160) c'est grâce au nouvel Adam, qui est le christ, qu'il peut exister une union vraiment fraternelle des hommes et des peuples entre eux »[12]
En somme, le bien commun universel à rechercher ne doit pas s’assimiler à « un brassage de population », à un « déracinement » ou à « l’uniformité de civilisation ». Afin de protéger la nation de ces dérives, il est souhaitable d’attendre que celle-ci parvienne d’abord à maturité par la mise en pratique d’un ordre social chrétien, d’un Etat guidé par les principes de la doctrine sociale chrétienne.
Trop souvent en effet, on a prétendu que la poursuite du bien commun universel impliquait la destruction du bien commun local, comme si le mépris de ce que nous voyons nous aidait à aimer ce que nous ne voyons pas. Cette façon de considérer les choses est opposée à la vision chrétienne. Elle émane en partie du positivisme, idéologie selon laquelle la société existe avant l'individu. Pour les positivistes, si l'on veut changer les choses, il suffit de changer les institutions et les mentalités suivront. On peut ici penser au fonctionnement de l'Union Européenne et à sa tendance à prendre des décisions sans trop d'égards pour le bien des populations, par exemple. C’est une façon mécanique et artificielle de créer des institutions.
Pour les défenseurs de la doctrine sociale de l'Eglise, en revanche, la personne humaine existe avant la société. Il ne s'agit donc pas de changer les institutions, mais de changer d'abord les mentalités. René de la Tour du Pin, qui s'oppose sur cette question à Charles Maurras, proposera par exemple de donner l'envie et l'opportunité à une famille de métier, par des avantages quelconques, de se solidariser. Une fois que cette solidarité est concrètement née, la Tour du Pin explique que l'Etat doit la protéger en adaptant la législation. Une institution s’est ainsi créée et elle est vivante, il s’agit d’un élément organique de la société.
Voilà pourquoi il est illusoire d'opposer l’ordre mondial à l’ordre national. Ce qui s'oppose, en réalité, c'est l'ordre artificiel qui vient d'en haut et l'ordre naturel qui vient d'en bas. Ici on perçoit des relents fétides, émanations caractéristiques de la libre pensée révolutionnaire dont nous avons parlé la semaine dernière dans cet article. C’est l’idée qui doit gouverner, peu importe qu’elle soit en rapport avec la réalité ou pas. Voire même il vaut mieux qu’elle ne soit pas en rapport avec la réalité, car celle-ci a la fâcheuse tendance d'opprimer la liberté en la contraignant à la raison. Bref.
Un exemple : la question de l’immigration
Concrètement, parler de souveraineté signifie admettre un ordre de grandeur, admettre la nécessité de l’autorité. Léon XIII nous parle de cela dans son encyclique diuturnum illud sur la souveraineté politique:
« À toute association, à tout groupe d'hommes, il faut des chefs, c'est une nécessité impérieuse, à peine, pour chaque société, de se dissoudre et de manquer le but en vue duquel elle a été formée. Mais, à défaut d'une destruction totale de l'autorité politique dans les Etats, destruction qui eût été impossible, on s'est appliqué du moins par tous les moyens à en énerver la vigueur, à en amoindrir la majesté. » [13]
Cette autorité nationale n’est plus seulement énervée, amoindrie. Aujourd’hui, elle est directement en péril. Il suffit de relire un petit passage de la tirade de Chaplin, citée plus haut pour comprendre cela : "Battons-nous pour libérer le monde, pour abolir les frontières nationales - pour abolir la cupidité, la haine et l’intolérance."
Les frontières nationales sont ainsi directement associées à la cupidité, la haine et l’intolérance. Il suffit de voir les scrupules que font naître chez les chrétiens la question de l’immigration. Dans ce genre de débat, le simple mot de souveraineté fait naître la question angoissée : "de quel droit refuser la venue des plus pauvres ?"
L’Eglise explique d’ailleurs que c’est « un droit inhérent à la personne humaine que la faculté de se rendre en tel pays où on espère trouver des conditions de vie plus convenables pour soi et sa famille. Il incombe donc aux gouvernements d'accueillir les immigrants et, dans la mesure compatible avec le bien réel de leur peuple, d'encourager ceux qui désirent s'intégrer à la communauté nationale. »[14]
Il s'agit de considérer non seulement les motifs de l’immigration, qui doivent être "objectivement valables"[15], mais aussi la situation du pays qui accueille. Sachant qu’il faut éviter le "brassage de population" tendant à "l’uniformité de la civilisation". Autrement dit, l’immigration doit être appréhendée avec justice, en considération du bien du peuple qui accueille, sans quoi on met la charrue avant les bœufs :
« Les autorités politiques peuvent en vue du bien commun dont ils ont la charge subordonner l’exercice du droit d’immigration à diverses conditions juridiques, notamment au respect des devoirs des migrants à l’égard du pays d’adoption. L’immigré est tenu de respecter avec reconnaissance le patrimoine matériel et spirituel de son pays d’accueil, d’obéir à ses lois et de contribuer à ses charges. »[16]
En somme, la France a une vocation, et elle n’est pas de se détruire. Depuis plusieurs générations, elle n’a pas accueilli convenablement les migrants. Elle ne s’est souciée ni de leur assimilation ni du bon respect des devoirs civiques des nouveaux arrivants. En fait, elle ressemble à ces parents qui se défaussent de leur autorité pour mieux aimer leurs enfants, sans voir qu’ainsi ils s'en font mépriser. Sauf qu’ici, les enfants en question appartiennent aux voisins.
Conclusion
En résumé la notion de souveraineté, lorsqu’elle désigne une autorité politique forte capable de protéger le bien commun des citoyens du désordre et des ingérences extérieures, est bonne et nécessaire. L’autorité est indispensable à la justice, sans laquelle la paix est impossible. C’est l’autorité qui permet de modérer les intérêts individuels et de choisir pour guide la raison.
A l’heure de la mondialisation, tandis que nous ne pouvons décemment pas ignorer l’ordre mondial et les défis internationaux, nous devons plus que jamais œuvrer pour une souveraineté politique fondée sur des valeurs chrétiennes, sans quoi notre horizon se limitera à un repli sur soi-même apeuré, autarcique, et condamné à la décrépitude.
Cet ordre social chrétien n’est pas à confondre avec une démocratie chamallow, brassant les bonnes intentions sans égard pour les conséquences concrètes de nos décisions politiques. Par exemple, l’attitude de l’Etat français vis-à-vis de l’immigration ces dernières décennies a été d’une inconséquence flagrante, illustration typique de l’idéologie libertaire que nous avons dénoncé la semaine dernière dans cet article. Notre foi ne nous a jamais appris que la charité se contente de bonnes intentions. Elle ne se paye pas de mots mais se nourrit de la raison, et elle en a besoin pour grandir en fécondité.
En tant que chrétiens, nous ne pouvons cependant pas définir notre ambition politique par la négation ou le rejet de l'autre, mais par le choix positif d'un idéal à suivre. L'objectif n'est pas de rejeter des migrants ou de haïr l’étranger, l'objectif est de restaurer la France, d'œuvrer pour qu’elle retrouve sa fécondité. Cela implique nécessairement le retour d’un certain ordre de priorité, et la priorité absolue d'un Etat ne peut pas être la dilapidation de ses richesses au péril de sa culture et de son identité. Il faut retrouver la mesure grâce à une autorité nationale forte, sans laquelle on ne peut assimiler convenablement les populations qui souhaitent devenir françaises.
[1] Article Quelle parole d’Eglise en politique ? paru sur le site Eglise catholique en France le 21 août 2014
[2] D. Lallement, Principes catholiques d'action civique, DDB, 1935, p.56 (référence à Léon XIII, encyclique immortale dei)
[3] Pie X, inter catholicos, II, 150
[4] L. Lefur, Etat Fédéral et Confédération d'Etats, éditions Marchal et Billard, 1896, pp. 442-443
[5] J. Maritain, L’homme et l’Etat, PUF, 1965, p. 118
[6] Maritain, Op. cit, p.123
[7] Maritain ne méconnait toutefois pas l’origine divine de l’autorité. Ceci étant, en ajoutant que cette autorité dérive systématiquement et de façon permanente du peuple, il met beaucoup de confusion dans des questions déjà très délicates. A en croire son fervent disciple Jean Daujat, Maritain aurait été à ce sujet un peu trop influencé par son admiration pour la démocratie à l’américaine…
[8] D. Lallement, op. cit, pp 113-114
[9] Jean XXIII, encyclique Pacem in terris, nn 130-131
[10] Jean XXIII, op. cit, nn 133-135
[11] Note du Conseil Pontifical "Justice et Paix", 24 octobre 2011
[12] D. Lallement, op. cit, pp 56-57.
[13] Léon XIII, Lettre encyclique Diuturnum illud, 29 juin 1881, AAS XIV (1881-1882)
[14] Jean XXIII, op.cit, nn 105-106
[15] D. Lallement, op. cit, p. 25 (Cf. Pie XII, message Radio de Noël, 1952, A. A. S., XLV, 1953, p. 33-46.)
[16] Catéchisme de l’Eglise catholique, 2241.
08/11/2021
Aujourd’hui, je vous propose de prendre à bras le corps une question qui me turlupine depuis un certain temps : que faut-il pour que notre société soit plus juste ? L’idée c’est pas tellement de rêver à une utopie, mais d’identifier concrètement ce qui cloche pour trouver le bon point de levier.
S’il y a un élément de consensus qui rassemble tous les auteurs, c’est qu’effectivement quelque chose cloche dans notre société actuelle. Et il me semble que selon l’horizon de pensée que se fixe chacun, le problème identifié varie. C’est une question d’échelle. Ainsi Luc Ferry, dans son livre Réflexions sur l’école – renouer avec le bon sens (paru en septembre 2021), déploie un discours assez intéressant sur les causes qui expliqueraient le dysfonctionnement du système scolaire.
Seulement à la lecture de ce livre, on s’aperçoit que l’horizon de Luc Ferry, c’est la République. Hors d’elle point de salut. Ce qui est très gênant ici c’est qu’il n’y a aucun recul critique faute d’élément connu de comparaison : pour l’auteur l’histoire française commence à la Révolution, avant ça c’était la préhistoire, point barre. Le gros souci c’est que la troisième république est née et s’est développée dans un climat très particulier, qui ne peut se comprendre sans la Révolution, qui elle-même ne peut se comprendre sans l’Ancien régime, qui ne peut se comprendre sans le moyen-âge, etc… En ignorant la chronologie historique (pédagogie que l’auteur réclame pourtant à l’école), Luc Ferry manque de pondération. Il prête toutes les vertus possibles à la troisième République, et à l’opposé va jusqu’à confondre la monarchie avec la dictature.
Voilà précisément ce qui m’intéresse : l’erreur de jugement faute de connaissance. D’où la nécessité d’une culture générale complète. J’ai l’impression qu’en tant que chrétiens, nous avons l’avantage assez particulier de ne pas pouvoir être entièrement d’accord avec toutes les lois promulguées par notre gouvernement. Par principe, nous devons prendre du recul parce que notre référence morale n’est pas de ce monde. C’est un excellent entraînement critique qui, s’il est mené à bien, permet de discerner l’équilibre subtil entre deux excès.
Prenons un autre exemple. Depuis deux siècles l’économie et la politique alternent entre deux excès : d’un côté le libéralisme et de l’autre le socialisme. D’un côté on a l’individualisme et de l’autre le collectivisme. Plusieurs auteurs (en particulier Chesterton et Maritain) ont démontré qu’en fait ces deux idéologies apparemment opposées s’excitent mutuellement et ont pour base une vision erronée, pour ne pas dire ubuesque, des relations humaines. Pour le libéral c’est la concurrence qui gouverne, donc la loi du plus fort qui détermine les relations, et pour le socialiste c’est l’égalité statistique, donc le nivellement (par le bas, bien sûr) de toutes les différences.
Olivier Rey, dans son livre Une question de taille, évoque un autre élément très intéressant qui biaise en permanence la réflexion politique et sociale : l’échelle. Vous avez sans doute fait à de multiples reprises l’expérience infernale de réunions de travail qui tournent en rond, parce que le groupe rassemblé est de toute façon trop grand pour atteindre l’unanimité. Il faut trouver la bonne proportion sans quoi l’action est sempiternellement disqualifiée. C’est une question de méthode qui n’est pas assez posée aujourd’hui. Elle permet d’interroger jusqu’à la façon de vivre la démocratie, c’est pour dire. Ici aussi, on alterne entre la microscopie de l’individualisme, où l’échelle d’action est celle de l’individu, et la macroscopie du collectivisme, où la prérogative de l’action est exclusivement celle de l’état.
Donc la culture est nécessaire, sans quoi on ne bénéficie pas du recul de l’histoire, mais la rigueur et la méthode sont tout autant indispensables sans quoi on fait une erreur de mesure. C’est l’adéquation entre la quantité et la qualité, quoi. Jusque-là pas de feux d’artifices.
Nous y arrivons.
Si vous souhaitez un exemple – unique en son genre - de mesure et de pondération dans la réflexion politique, lisez Vers un ordre social chrétien de René de La Tour Du Pin, marquis de La Charce. Les études sociologiques et politiques peuvent avoir quelque chose de oiseux précisément à cause des risques évoqués ci-dessus, et bien voici la démonstration magistrale de ce que la pensée peut avoir de constructif dans un domaine si périlleux.
René de La Tour Du Pin, bien avant Olivier Rey (et Ivan Illich sur lequel s’appuie beaucoup ce dernier), dénonce cette perte d’échelle et cette ignorance de l’histoire qui caractérisent si bien la Révolution et la société post révolutionnaire. Selon lui, l’épisode de la Révolution révèle une pensée malade qui gangrène la société depuis la renaissance (période qu’il appelle l’Ancien Régime) à travers l’humanisme anthropocentrique, qui exalte l’homme jusqu’à l’idolâtrie.
Durant cette période, les nobles ont peu à peu délaissé leurs responsabilités de protection du peuple et d’administration des provinces pour s’installer à la cour du roi, ce qui rend leurs privilèges de plus en plus infondés. La société qui précède la Révolution est déjà une société difforme, en ruine, dont les institutions sont dénaturées par un mauvais usage depuis deux siècles. Voilà pourquoi il est très dangereux de parler de monarchie sans faire la distinction entre la monarchie absolue et la monarchie féodale. Pas bien, monsieur Ferry.
La Tour Du Pin remonte plus loin que l'Ancien Régime: il s’intéresse aux institutions de la société française au temps de la monarchie féodale, et propose d’actualiser toutes ces bonnes idées en commençant par restaurer les échelles intermédiaires entre l’individu et l’Etat. Son but est de parvenir à des instances politiques réellement représentatives, entendu que le suffrage universel direct (tel qu'il est appliqué aujourd'hui) est un leurre, une force reposant uniquement sur l’opinion d’un moment qui n’a rien à voir avec les intérêts réels des citoyens sur le long terme et correspond plutôt au « diviser pour mieux régner ».
Selon La Tour Du Pin, qui reprend d’ailleurs ici une formule de Le Play (un sociologue oublié qu’il faut absolument déterrer), une organisation politique et sociale valable nécessite "la démocratie dans la commune, l’aristocratie dans la province et la monarchie dans l’Etat". Toujours sensible à l’efficacité des instances de décision, il décrit dans son ouvrage la façon dont chacune de ces instances doit être constituée, dans un souci constant de combattre l’esprit individualiste qui s’est immiscé dans la société française.
Mais il faudrait plus que quelques malheureuses lignes pour résumer un tel travail… Nous n’en avons pas fini avec cet illustre méconnu ! Il me semble quand même important de souligner avant de m’arrêter que La Tour Du Pin répond d’une certaine manière à Chesterton. Celui-ci critique avec beaucoup de finesse les déboires de la société moderne, mais peine à proposer des solutions tangibles et, même si l’auteur de Vers un Ordre Social Chrétien n’évoque pas le distributisme (projet économique soutenu par Chesterton), il serait intéressant de voir jusqu’à quel point les préconisations de La Tour Du Pin permettent de résoudre les difficultés évoquées par Chesterton.
La critique est facile, l’art est difficile, comme qui dirait. Et bien voici de l’art, du vrai.
Et si vous pensez encore que les préconisations de La Tour Du Pin ne sont que de belles paroles théoriques, apprenez qu’il a eu l’occasion de les mettre en pratique en tant que maire d’Arrancy au cours de la première guerre mondiale. Vous en trouverez l’exemple dans le fichier ci-joint, qui est extrait d’une thèse de Philippe Salson[1].
[1] Philippe Salson, 1914-1918, les années grises : l’expérience des civils dans l’Aisne occupée, thèse de doctorat en histoire, dir. Frédéric Rouseau, Université Montpellier 3, 2013, p. 449-453
11/08/2021
Bonjour !
Suite au dernier point d’actualité sur l’impact du numérique dans notre quotidien, j’ai reçu bien plus de mails que d’habitude. Beaucoup de personnes ont réagi, la plupart pour dire que ça fait du bien d’en parler, et pour exprimer leur inquiétude vis-à-vis des enfants. Alors j’ai choisi de creuser un peu plus le sujet, et je suis tombé sur le dernier livre de Gérald Bronner.
Gérald n’a pas froid aux yeux. Il a lu le livre de Michel Desmurget dont je vous ai parlé la dernière fois, il a donc entendu parler de la fameuse « fracture cognitive ». Et pour son nouveau livre paru le 6 janvier 2021, il a choisi pour titre rien de moins que l’apocalypse cognitive. Bon, je ne vous cache pas que ça reste un universitaire, un maitre de conférence en sociologie qui a donc bien appris à se montrer condescendant à l’égard de la foi chrétienne. Il y a aussi cette espèce d’idolâtrie opiniâtre à l’égard de la science et de la pensée méthodique qui perturbe la lecture. Mis à part ces biais, son livre dresse un tableau intéressant de la situation actuelle. Ce qui est intéressant en particulier c’est qu’il ne s’arrête pas à la personne comme pouvait le faire Desmurget, mais il observe la société entière. Je vais essayer de vous résumer les points les plus importants de son travail.
D’abord, un constat : Nous avons énormément de temps libre. Bien plus qu’avant.
- Au début du XIXème siècle, on travaillait deux fois plus qu’aujourd’hui en France. C’est grâce à la performance croissante des outils, grâce aux réformes sociales, enfin grâce à tout un tas de trucs quoi.
- Le temps alloué aux tâches ménagères est, lui aussi, réduit grâce à la performance croissante des outils (machine à laver, bricolage, etc…)
- On dort moins qu’avant, ce qui n’est pas positif en soi m’enfin ça augmente le temps d’éveil quand même.
- L’espérance de vie a augmenté (et donc le temps libre passé à la retraite aussi).
L’auteur parait surpris du fait que les personnes n’optimisent pas tout ce temps libre pour développer leurs compétences intellectuelles. Personnellement j’ai l’impression qu’il snobe un peu rapidement les vertus désastreuses de l’oisiveté.
Ce qu’il se passe quand on augmente à ce point le temps libre c’est qu’on cherche à s’occuper. Jusque-là c’est logique, sauf qu’en l’absence de repères définis à tête reposée, l’occupation devient une fin en soi. Or quand l’occupation est prise pour objectif, on finit par se contenter des enjeux les plus insignifiants. Tout ce qui suffit à nous distraire, en somme.
Ici vient le deuxième constat de l’auteur : L’information est plus disponible à l’époque moderne, et sa quantité croît. Elle croît même beaucoup. Pour vous dire, 90% des informations disponibles ont été rédigé dans les deux dernières années. La masse d’information double tous les deux ans depuis 2013. Ce n’est plus de l’abondance, c’est de l’opulence. On l’a vu au dernier point d’actualité, c’est excessif.
Alors bien évidemment la qualité se dilue dans ce raz-de-marée planétaire, mais comme on l’a vu si notre objectif est simplement de passer le temps, inutile de s’évertuer à la fastidieuse tâche de trier ces montagnes d’information. D’autant qu’en parallèle de cette profusion on se rend compte que les personnes qui se chargeaient naguère de filtrer la qualité du flux (journalistes, experts en tous genre, etc…) disparaissent, remplacés par des amateurs moins pointus mais plus sensationnels. La Vérité se perd dans la masse, tout ce qui importe c’est de partager des émotions désormais.
En lien avec cette émulation émotionnelle, l’auteur pointe l’hypersensibilité revendiquée dans les réseaux sociaux, les blogs, et cætera. Aujourd’hui, on tient les gens pour responsables des conséquences de leurs décisions. Jusque-là, pas de soucis. Seulement l’hypersensibilité décuple les indignations, et les accusations modernes portent même sur les conséquences qui dépassent de loin ce que la personne pouvait décemment prévoir à l’origine. Par exemple, on se met à critiquer des figures historiques à l’aide des critères modernes de bien-pensance. Sans faire aucun effort de reconstitution du passé, on se met à juger sans aucun recul.
L’indignation est une façon de se mettre en valeur, de légitimer sa posture sociale. Dans ce contexte, la palme d’or de la légitimité revient dorénavant au statut de victime, qui bénéficie d’une espèce d’immunité au milieu de toute la hargne des échanges qui passent par internet. C’est un statut protégé et désirable, qui tourne parfois à la compétition. Bref, on se mord la queue en aboyant sa mauvaise foi plus fort que les autres pour cacher sa propre culpabilité de n’être pas parfait.
En somme, nous avions vu l’impact que peuvent avoir les nouvelles technologies de communication sur les enfants avec Monsieur Desmurget. Aujourd’hui, Gérald Bronner survole notre situation générale, et nous permet de comprendre que les enjeux de notre condition sont en train de nous filer entre les doigts par manque de recul vis-à-vis des technologies. En réduisant la temporalité à néant par la profusion matérielle et virtuelle, nous avons perdu le sens de la nécessité.
Or nécessité fait loi, autrement dit la nécessité est la pierre sur laquelle butte notre raison, le point d’origine depuis lequel nous sommes obligés de réfléchir sur le monde, sur la vie, sur nous-mêmes. La nécessité force en nous la cohérence. C’est par nécessité qu’une famille est solidaire, par exemple. C’est par nécessité que saint Paul arpente le monde pour évangéliser la Terre. Sans la nécessité, nous sommes réduits à être des dilettantes blasés, dépourvus d’enjeux et sans aucune conviction.
Le truc avec la nécessité c’est qu’elle ne s’invente pas, c’est une limite que nous fixe l’existence. On peut essayer de la copier, mais c’est comme copier le désespoir : les enjeux de notre action ne seront pas aussi vitaux. En revanche, par le discernement on peut réaliser qu’une nécessité en amène une autre. Ainsi, on réalise combien notre salut nous est nécessaire, et donc que notre conversion et notre attachement à Dieu sont nécessaires, et donc que la prière est nécessaire. Vous comprenez donc combien la nécessité nous permet de hiérarchiser les priorités.
La nécessité existe, mais nous pouvons ne pas la voir. C’est toute la force de la spiritualité franciscaine : par la pauvreté on retrouve la nécessité, et on la suit jusqu’à Dieu. Cela ne veut pas dire que l’opulence ne peut pas exister dans notre tête, mais le fait de la refuser dans son aspect matériel permet de déblayer une bonne partie du problème. C’est toute la force aussi d’un examen de conscience régulier : on dépose nos crasses, nos fautes, on reconnait quand nous avons ignoré ou négligé la nécessité de vivre en Dieu.
Il y a un lien très étroit entre la nécessité et l’acte de foi : c’est le très beau passage où Pierre marche sur l’eau. Il faut réussir à comprendre que pour nous la foi est aussi vitale que pour cet apôtre qui marche sur les abysses, les yeux rivés sur son Seigneur. Ce qui est très instructif en l’occurrence, c’est que Pierre ne se lance pas immédiatement sur les flots. Il demande d’abord au Seigneur de l’appeler. C’est une très bonne méthode, de demander au Seigneur de faire surgir en nous la nécessité de la foi.
Le sens de la nécessité nous donne l’autorité d’agir, une autorité incomparablement plus forte que lorsque l’action est simplement suscitée par une envie passagère. Cela peut paraître lourd, un peu fataliste comme vision des choses. C’est quand même dramatique, d’agir par nécessité. Ça fait désespéré. Cela dit, de comprendre la nécessité de Dieu, de comprendre qu’Il est, cela rend bien légères nos autres priorités. En regard de l’importance de Dieu, notre vie devient presque futile. Donc non, le sens de la nécessité ne conduit pas au jansénisme, mais plutôt à l’insouciance, à ce que saint Ignace appelle l’ « indifférence ».
Il s’agit donc de ne pas laisser cet environnement de profusion technique nous voler le sens de la nécessité. Ce sens se nourrit de notre propension à l’adoration, à passer du temps en Dieu.
« Ne prenez pas pour modèle le monde présent, mais transformez-vous en renouvelant votre façon de penser pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, ce qui est capable de lui plaire, ce qui est parfait. » Lettre de Saint Paul aux Romains 12, 2
En résumé, nous sommes dans une mer immense, nivelée de toutes parts. Dans le monde, l’intelligence et la raison ne prévalent plus tellement. C’est dorénavant l’émotion, le ressenti qui fédèrent l’opinion. Il faut du courage pour garder le cap, il n’en a jamais fallu autant pour trouver son chemin. Il s’agit donc de déblayer notre intelligence, afin de nous rendre disponibles à la Vérité. Parce qu’aujourd’hui, choisir de ne pas utiliser un outil (ou même de ne pas l’utiliser en permanence) n’a jamais été aussi engageant. C’est paradoxal : si on ne pose pas un choix ferme, on se retrouve avec un smartphone en main, par exemple.
Choisir en connaissance de cause implique d’entrer dans la résistance. Il ne s’agit pas d’une résistance réfractaire à toute nouveauté, agissant contre une opinion quelconque, mais c’est d’abord une résistance contre notre propre inconscience, la plus grande menace qui soit. Car il faut le dire, nous sommes inconscients des risques que l’utilisation des nouveaux outils numériques implique. Nous ne prenons pas assez de recul vis-à-vis d’eux. Il faut que nous réfléchissions sur la technique, sur comment utiliser les outils que nous avons à disposition pour ne pas nous perdre. Parce que se perdre est trop facile aujourd’hui.
Il est bon de découvrir dans notre aventure un grand frère, Jacques Ellul. Mais j’ai trop parlé, les articles ci dessous vous aideront mieux que moi à le découvrir. Sachez seulement qu’il contrebalance admirablement la vision de Gérald Bronner (qui reste intéressante à plusieurs points de vue quand même). Jacques met de l’humanité là où Gérald se cantonne aux statistiques. Le premier article, Redécouvrir la pensée de Jacques Ellul, pionnier de la décroissance est assez abordable. Le deuxième, La conception de Jacques Ellul, est un peu plus fastidieux mais entre davantage dans les détails.
Lisez, méditez, agissez !
Bonne semaine,
10/08/2021
Bonjour à tous,
Et bonne rentrée masquée à chacun!
J'espère que vous avez passé un bon été, plein de retrouvailles et de gestes sanitaires.
Pendant ces deux derniers mois nous avons réalisé une lecture suivie du texte de Molinié, "du trou noir à la fontaine blanche". C'est un texte assez dense. J'avais préparé un petit résumé pour clôturer ce chapitre, mais obnubilé par les vacances j'ai omis mes devoirs. Coiffé d'un affreux bonnet d'âne, je vous propose donc sans transition un nouveau thème, moins éthéré je vous rassure tout de suite. N'ayez pas peur, comme qui dirait. Allez, hop.
"L'option GKC", part d'un élan, celui de puiser dans l'encre de nos aïeux la sagesse indispensable pour vivre en chrétiens dans le monde actuel. Sans omettre la première sagesse essentielle contenue dans la parole de Dieu, nous nous mettons à l'écoute des anciens qui ont des tas de choses à nous dire. D'ailleurs si vous avez des textes de ce genre, envoyez-les-moi!
J'ai récemment découvert un livre, couronné par l'académie française s'il vous plait, d'Alec Mellor: "histoire de l'anticléricalisme français". C'est un document des plus instructif, qui retrace la relation entre l'Eglise et l'état français. Ça en dit long sur notre pays, et même si la position de l'auteur est légèrement ambiguë on apprend tout plein de choses (un extrait est prévu pour les prochaines semaines). L'auteur conclue sur le nouvel anticléricalisme (il écrit en 1978, alors "nouveau" c'est relatif, hein): l'anticléricalisme marxiste.
Il m'a donc semblé intéressant d'observer la lutte entre le marxisme et l'Eglise dans ces années-là. Je parle au passé mais c'est surtout intéressant parce que c'est pas complètement révolu tout ça.
C'est là que la CFTC entre en scène. Syndicat chrétien créé en 1920, la CFTC est après-guerre et pendant 30 ans le champ de bataille entre marxisme et doctrine sociale chrétienne. Cette guerre nous a donné de vrais pépites, à travers le témoignage de chrétiens engagés dans la société moderne. C'était l'époque de nos parents, aurions-nous autant de courage aujourd'hui?
Alors voici pour commencer quelques passages d'un article de André Mondou, intitulé "Gauche? Droite? Nous refusons de marcher au pas cadencé", cité dans le livre "la CFTC, comment fut maintenu le syndicalisme chrétien" de Jacques Tessier:
"Si la gauche est synonyme d'une volonté de progrès social authentique et durable, alors nous sommes de gauche. Mais si elle se caractérise par un flot de promesses démagogiques et illusoires, ne tenant aucun compte des possibilités économiques de les réaliser, alors nous sommes contre.
"Si la droite incarne le souci de défendre la stabilité monétaire, à défaut de laquelle le sort des humbles ne peut que s'aggraver sans cesse, nous en sommes. Mais si elle est le symbole du conservatisme d'intérêts égoïstes, de la consolidation des injustices, ou, a fortiori, de la volonté de reprendre aux travailleurs les avantages légitimes qu'ils ont conquis, nous n'en sommes plus.
"Si la gauche traduit une aspiration sincère mais réaliste vers la paix, nous sommes de gauche. Si, en revanche, elle se présente comme un pacifisme inconsidéré, négligeant l'existence d'une redoutable dictature qui, ayant déjà annexé par les armes cent millions d'êtres humains, n'a nullement renoncé à son ambition d'impérialisme mondial, nous ne pouvons accepter d'en être.
"Si la droite signifie: volonté de préserver ou de restaurer les valeurs spirituelles et morales qui ont forgé notre civilisation occidentale et constituent le fondement d'une société prospère, nous sommes de droite. Mais si elle veut dire: restauration d'un passé révolu ou culte d'un nationalisme chauvin générateur de conflits armés entre les peuples, alors nous sommes contre.
"Si la gauche concrétise une conception matérialiste et simpliste selon laquelle il suffit d'étatiser l'économie pour que le problème social soit résolu et les aspirations des travailleurs satisfaites, nous n'en sommes pas. Mais si elle désigne ceux qui, au moyen d'un ensemble d'institutions largement décentralisées, "à échelle humaine", veulent instaurer une authentique démocratie économique, seule susceptible de répondre à la fois aux aspirations matérielles et aux aspirations morales des travailleurs, nous sommes de cette gauche-là.
"Si la droite est à la dévotion d'un patronat "de droit divin" et n'a d'autre idéal social qu'un anticommunisme purement négatif tendant à éliminer l'une des forces qui combattent l'injustice, évidemment nous sommes contre. Mais si elle est la volonté de défendre et de consolider les libertés, y compris celle, pour les pères et mères de famille, de faire donner à leurs enfants l'éducation de leur choix, assurément nous sommes de droite.
"Pour la même raison, nous sommes contre la gauche si elle nie les droits de la famille, et si elle conçoit la laïcité de l'État sous une forme aboutissant à faire de l'éducation religieuse un privilège des riches, aggravant ainsi dangereusement les fossés entre classes sociales. Mais nous sommes résolument pour la gauche si elle entend barrer efficacement la route au communisme en édifiant un nouvel ordre social fondé sur la justice et sur la liberté, et conférant aux travailleurs de même qualification un niveau de vie égal, quelles que soient leurs charges de famille.
"Nous sommes contre la droite si ses plaidoyers en faveur de la "libre entreprise" dissimulent une volonté de maintenir le monopole du pouvoir et de la puissance économique aux mains d'une caste privilégiée. Mais nous sommes pour la droite dans la mesure où elle admet la nécessité, en excluant un dirigisme tatillon, inutile et paralysant, de soumettre l'activité des entreprises à une orientation économique générale des pouvoirs publics, tendant à rendre plus équitable la répartition des richesses entre les diverses catégories sociales.
"Nous récusons toute classification a priori, car elle n'aurait pour but que de favoriser des visées de certains hommes ou de certains clans politiques. Dans le domaine économique et social, comme en beaucoup d'autres, la vérité se situe dans un juste milieu: toute la vérité n'est pas d'un seul côté tandis que l'autre serait intégralement dans l'erreur, ce serait trop simple! Un minimum d'objectivité - qualité rarissime, hélas! Chez les Français - oblige à reconnaitre qu'il y a du vrai et du faux de part et d'autre. Dans la mesure où notre syndicalisme chrétien ambitionne de servir la véritable justice et la véritable liberté, il est donc et doit demeurer inclassable d'après les critères exclusivement politiques.
"Nous ne saurions accepter, comme on voudrait nous le suggérer parfois, de prendre les vessies pour des lanternes... Nous refusons de marcher au pas cadencé. Tant pis si cela dérange les plans de certains stratèges politiques ou fait grogner certains adjudants!"
Article paru dans le deuxième bulletin des équipes syndicales chrétiennes, en 1956 environ. Le rapport Khrouchtchev, qui détaille les atrocités commises par Staline, est gardé secret jusqu'en 1980 et le communisme est encore synonyme d'espoir pour beaucoup de personnes...
09/08/2021
L’article suivant est un extrait du discours d’introduction donné par Dale Ahlquist, président de l’Américan Chesterton Society, au Collège des Arts Libéraux Thomas More (Thomas More College of Liberal Arts), le samedi 20 mai 2017. Il vient du blog les amis de Chesterton .
"L’Incarnation est le centre de la réalité. C’est cette vérité qui est à la source de toutes les autres vérités. Et il ne faut pas avoir peur de dire cette vérité. Elle mérite qu’on meurt pour elle. Mais plus important encore, elle mérite que l’on vive pour elle.
Dans son livre L’Homme éternel (The Everlasting Man), G.K. Chesterton utilise une grille de lecture bien différente de celles utilisées traditionnellement dans l’approche comparée entre religions et étapes de développement des civilisations. Il définit quant à lui quatre catégories qui traversent le temps, qui sont parfois présentes simultanément dans une époque donnée, parfois même aussi au sein de chaque individu. Il nomme ces catégories : “Dieu”, “les dieux”, “les démons” et “les philosophes”. Pour Chesterton, “Dieu” est cette force ultime sous-tendant tout l’univers. Mais pas seulement. C’est cette force, cette personnalité, qui donne sens, car rien ne peut avoir de sens sans personne pour le donner. Quand Dieu est oublié, ce qui arrive si souvent, les “dieux” paraissent. Avec ces “dieux” viennent les mythologies, toutes ces tentatives fantaisistes de donner un sens, de raconter l’histoire de l’humanité, l’histoire de l’homme à sa façon, avec ses héros et ses espoirs, ses aventures, ses amours, ses batailles, sa vie et sa mort et son désir d’éternité. Ensuite, il y a les démons. Ils représentent le plaisir immédiat, le déclin de la vertu et la fascination pour le mal. Ce mal que font les hommes quand ils se lassent de faire le bien. Quand ils agissent non pas parce qu’ils pensent, à tort, que ce qu’ils font est bon mais parce qu’ils savent qu’ils font le mal. Enfin, il y a les philosophes, qui essaient de soumettre la réalité à l’aide du don sublime de la raison. Ces quatre catégories que définit Chesterton pourraient suffirent. Mais en réalité elles ne suffisent pas.
En effet, Chesterton explique que la venue du Christ a bouleversé l’histoire de façon radicale. Le Christ vint dans un monde peuplé de nombreuses divinités. Mais le Christ était un personnage bien différent de tous les autres personnages de la mythologie. Seule l’Evangile « répond à cette quête mythologique romanesque, en racontant l’histoire d’une recherche philosophique de la vérité tout en étant une histoire vraie. » Quand le Christ fonda son Eglise, il unit, pour la première fois dans l’histoire, la théologie et la philosophie. Il vint également dans un monde rempli de démons. Il les expulsa, et même, en une notable occasion, il les expulsa dans un troupeau de nombreux porcs.
Le paganisme se termina avec le christianisme. Mais alors que l’ancienne civilisation païenne s’écroulait, avant que ne soit établie une nouvelle civilisation chrétienne, le monde a traversé une période où il n’y eut presque plus de civilisation. Ce temps qu’on appelle les Âges Sombres. C’est le temps où les tribus barbares se répandaient sur les continents, ce temps où les hommes, soumis à leurs seuls appétits, ne bâtirent rien de nouveau mais détruisirent ce qui était ancien.
Mais les barbares ont été vaincus. Ils l’ont été par des figures légendaires comme le Roi Arthur. Ils l’ont été par des figures historiques comme le Roi Alfred le Grand. Et quand la civilisation chrétienne a jailli des ruines des Âges Sombres, elle a bâti de grandes cités. Elle a construit des universités, des hôpitaux, des cathédrales. Elle a donné au monde un art, une musique et une littérature magnifiques.
Pourtant, depuis quelques siècles, nous constatons le déclin de cette civilisation chrétienne. Et déjà, il y a une centaine d’années, G.K. Chesterton prédisait l’arrivée de Nouveaux Âges Sombres.
Dans son poème épique La Ballade du Cheval Blanc, Chesterton donne la parole au Roi Alfred le Grand, qui prophétise sur le retour des barbares. Mais il s’agit de barbares d’un nouveau genre, qui détruiront notre civilisation, non pas par la force brutale mais par le vandalisme intellectuel, un vandalisme qui « ordonne toutes choses avec des mots morts » :
By this sign you shall know them,
That they ruin and make dark…
By all men bound to Nothing,
Being slaves without a lord,
By one blind idiot world obeyed,
Too blind to be abhorred;
By terror and the cruel tales
Of course in bone and kin,
By weird and weakness winning,
Accursed from the beginning,
By detail of the sinning,
And denial of the sin.
Nous sommes, en effet, arrivés au point où nous connaissons en détail et avec précision comment commettre le mal, tout en niant complètement le mal. Nous attribuons des noms doux ou cliniques à une multiplicité d’actes pervers, dont nous nions qu’ils soient des péchés. Les péchés de luxure que nous savons décrire avec force détails et publicité, sont les moins considérés comme des péchés. Nos péchés d’avarice, de gourmandise, d’envie, de paresse et particulièrement d’orgueil, eux, sont tout autant niés puisque justifiés par cette culture commerciale grossière que nous avons érigée, fondée sur la convoitise, l’auto-complaisance et la satisfaction immédiate de nos désirs. De nouveaux temples ont été construits, habités par de nouvelles prostituées sacrées. Nous avons bâti de nouveaux colisées où se combattent les nouveaux gladiateurs. Nous avons créé de nouvelles mythologies avec les héros de bandes dessinées et toute une foule de personnages de science fiction qui évoluent dans le ciel d’une nuit étrange. Les “dieux” sont revenus. Et nos imaginations s’égarent dans des réalités alternatives.
Avec la perte de la foi vient celle de la raison. La philosophie s’est de nouveau séparée de la théologie. Chaque philosophie moderne est devenu folle, enfermée dans la prison propre et lumineuse d’une seule idée : que toutes les actions humaines peuvent être attribuées à la biologie, l’économie ou l’environnement, ou à tout autre déterminisme à la mode qui nous dépouille de notre dignité et de notre libre arbitre.
Les démons aussi ont été déchainés, en même temps que les actions des hommes étaient de plus en plus sombres et perturbatrices. Et que ce soit sombre et perturbant ne dérange personne, quelqu’un étant toujours prêt à en faire un film. Comme le dit Chesterton : dans la nouvelle version de l’épisode du possédé gérasénien, nous avons abandonné le Rédempteur et gardé uniquement les démons et les porcs.
Peut-être avez-vous entendu parler de « l’Option Benoît ». Dans ce livre, Rod Dreher donne une brillante analyse des Nouveaux Âges Sombres. Il montre de façon fascinante comment s’engager dans la formation de communautés chrétiennes. Je suis d’accord avec lui sur la plupart de ses développements. Pourtant, il me semble que sa stratégie s’appuie trop sur une “mentalité d’assiégé”, plutôt que sur une volonté d’engagement. Or nous ne pouvons pas rester en dehors du monde. Nous ne pouvons pas fuir le monde. Nous sommes là pour transformer le monde. C’est notre devoir.
Et, avec tout le respect dû à « l’Option Benoît », je voudrais proposer « l’Option Chesterton ». Ce n’est pas complètement différent. C’est tout simplement différent.
Qu’est-ce que « l’Option Chesterton» ? Cela commence en étant fidèle à la Foi. Saint Benoît ne s’était pas proposé de sauver la culture ou la civilisation qu’il voyait disparaitre. Avant toute autre chose, il cherchait Dieu. L’Incarnation est le centre de la réalité. C’est cette vérité qui est à la source de toutes les autres vérités. Et il ne faut pas avoir peur de dire cette vérité. Elle mérite qu’on meurt pour elle. Mais plus important encore, elle mérite que l’on vive pour elle.
En partant de là, la première chose à faire est de commencer à reprendre le contrôle de nos propres vies. Et non d’attendre d’un gouvernement qu’il trouve des solutions à nos problèmes. Ou qu’une nouvelle découverte, un nouveau traitement, un nouvel outil technologique les trouvent. Chesterton dit que le signe de la décadence, c’est ce moment où nous payons d’autres personnes pour se battre à notre place, d’autres pour danser à notre place, ou d’autres pour nous gouverner. Faire les choses pour nous-mêmes serait déjà révolutionnaire. Chesterton dit aussi que c’est dégradant de posséder un esclave. Mais que c’est encore bien moins dégradant que de devenir un esclave soi-même. Il nous faut nous libérer de tout ce qui nous asservit, qu’il s’agisse d’objets électroniques, de produits chimiques ou de divertissement. Libre signifie être aussi bien libre d’utiliser quelque chose que de ne pas l’utiliser.
Et que pouvons-nous faire d’autre pour changer le monde de fond en comble ?
Travaillez pour devenir son propre employeur plutôt que l’employé de quelqu’un d’autre. Chaque fois que cela est possible, achetez local. Créez votre propre école en collaboration avec des parents qui pensent comme vous, qui comprennent qu’il n’y a rien de plus important que l’âme de nos enfants. Devenez membres d’une coopérative de partage des frais de santé plutôt que de donner votre argent à une société d’assurance gérée depuis un gratte-ciel de verre. Rejoignez une coopérative de crédit local plutôt que d’aller à la banque. Donnez de votre argent aux pauvres et accordez leur la dignité de le dépenser eux-mêmes plutôt que de le dépenser pour eux.
Créez vos propres divertissements plutôt que de payer pour les productions minables de l’industrie du divertissement. Créez votre propre art. Ecrivez des poèmes, des poèmes qui riment. Lisez des livres, lisez de vieux livres. Lisez Chesterton.
Cultivez votre jardin. Et si vous ne pouvez pas faire pousser des légumes ou des fleurs, faites grandir des enfants.
Chaque jour, partagez un repas en famille pendant lequel on s’attarde autour de la table. Chaque jour, consacrez un temps à la prière en famille. Chaque jour, réservez-vous un temps de silence personnel. Souvenez-vous du jour du Sabbat et sanctifiez-le. Sanctifiez-vous. Cassez les conventions, gardez les commandements.
Regardez chaque chose comme si vous la voyiez pour la première fois. Soyez toujours pleins de gratitude. Pensez toujours à Dieu. Et si vous êtes toujours pleins de gratitude, vous voudrez toujours penser à Dieu. Et vous serez heureux.
Chesterton dit que le but de l’Homme est le bonheur de l’Homme… Rien ne nous oblige à être plus riche, plus affairé, plus efficace, plus productif, plus innovant ou d’une quelconque façon plus matérialiste ou plus prospère, si tout cela ne nous rend pas plus heureux.
Et n’oubliez pas : Lisez Chesterton."