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économie & Justice Sociale

Quelque chose cloche.

 

Il y a comme un subtile paradoxe dans notre réalité, quelque chose qui nous pousse malgré nous à croire que ce qui nous entoure n'est pas tout à fait ce qu'il semble être. En même temps, pourquoi nous plaindre? Notre pays, cette partie du monde dans laquelle nous vivons n'a jamais baigné dans une telle opulence! Nous voilà donc à balancer entre abondance et frustration.

 

Figurez-vous que cette pantomime inconfortable a déjà poussé une poignée d'hommes courageux à chercher des réponses, à soulever le voile de la matrice... Lisez, les amis! Allez donc serrer la main de La Tour du Pin, de Le Play, de Polanyi. Dieu sait qu'ils le méritent.

économie & justice sociale

La joie des humbles

08/06/2025

Bonjour!

 

Je sais, j'en suis déconfit, j'aimerais vous dire que je ne recommencerai plus à fuguer à l'avenir, mais... A vrai dire, ça risque plutôt d'être l'inverse. J'ai pris la décision de privilégier la qualité à la quantité, et ma foi si je n'ai rien à dire il vaut peut-être mieux que j'apprenne à me taire. De temps en temps du moins. Je suis donc bien désolé mais mon rythme de production d'article risque d'être chaotique. D'autant que quelques projets proches de l'option GKC mobilisent ailleurs mes petits neurones! D'ailleurs, si vous le souhaitez vous pouvez retrouver mes interventions radios sur l'émission AP 21 de Radio Maria ici. On y parle essentiellement d'éducation, en croisant avec la caractérologie et internet.

 

Ceci étant, une discussion intéressante, associée à une lecture originale et quelques articles glanés par ci par là m'ont remis sur les rails. Je ne vous dévoile pas tout de suite le sujet, mais je vous partage l'article d'accroche, intitulé "il faut renommer le distributisme". Rédigé par Dale Ahlquist, l'auteur qui m'a poussé (à son insu bien sûr) à créer ce blog, c'est d'une certaine façon l'occasion de relire le travail mené jusqu'ici. Vous allez voir que nos héros - La tour du pin, Le Play, et même un peu Tocqueville - sont entre chaque ligne! Je me suis permis de traduire l'article original, si vous voulez du british c'est ici.

 

N'hésitez pas à me faire part de vos réactions, et des liens que cet article suscite dans votre esprit.

 

Bonne lecture, et bonne semaine les amis!

 

"Il faut renommer le Distributisme"

 

« Ceux qui s'éloignent trop des choses fondamentales, du labourage, de la moisson et de l'éducation des enfants, perdent quelque chose que ni le progrès ni la civilisation ne pourront jamais restaurer. » — G. K. Chesterton

 

« En 1910, G. K. Chesterton écrivit un livre intitulé « What’s wrong with the world ». On y trouve l'une de ses phrases les plus célèbres : « L'idéal chrétien n'a pas été mis à l’épreuve et jugé insuffisant. Il a été jugé difficile et mis de côté. »

 

Mais que disait-il à propos de ce qui ne va pas dans le monde ? Quatre choses : l'État, les grandes entreprises, le féminisme et l'éducation publique. Les deux premières, qu'il surnomma Hudge et Gudge[1], étaient de mèche et ont largement influencé les deux autres. Les féministes, tout en s'imaginant accéder à la liberté et à l'indépendance, avaient simplement abandonné leurs positions de pouvoir et d'influence au sein de l'unité la plus fondamentale de la société – la famille – pour devenir des esclaves salariées dans les usines et les bureaux. Comme le disait Chesterton avec humour : « Dix mille femmes ont défilé dans les rues en criant “On ne nous dictera rien !” et sont devenues sténographes. » Gudge était ravi de leur accorder leur « libération » du foyer et de les utiliser comme main-d’œuvre bon marché.

 

Pendant ce temps, la mère quittant le foyer et le père - lui aussi esclave salarié - l’ayant déjà quitté, la seule institution suffisamment puissante pour combler le vide parental était l’État, sous la forme de l’éducation publique. Chesterton affirme avec audace que jamais auparavant, dans toute l’histoire de l’humanité, l’État n’a eu autant de pouvoir sur le citoyen que lorsqu’il a pris le contrôle de l’éducation. Il affirme que l’État avait moins de pouvoir sur un homme lorsqu’il pouvait l’envoyer au bûcher qu’il n’en a aujourd’hui lorsqu’il l’envoie à l’école publique. Au cours du siècle qui a suivi la rédaction de ce livre par Chesterton, l’État a creusé un fossé encore plus profond entre parents et enfants, laissant aux parents peu de poids sur l’enseignement que les écoles publiques donneront à leurs enfants.

 

Hudge et Gudge sont gigantesques et puissants, le féminisme est omniprésent et l'éducation publique est un animal sournois. Les quatre maux du monde ont un point commun : ils minent la famille. Et si la famille s'effondre, la société tout entière s'effondre.

 

Tandis qu'il flirtait avec le socialisme dans sa jeunesse (comme tant d'autres, consternés par l'inégalité des richesses et la grossièreté d'une culture marchande), Chesterton a vite compris que le capitalisme et le socialisme étaient remarquablement similaires. Tous deux impliquent que la majorité des gens travaillent comme salariés et ne possèdent ni terres ni moyens de subsistance. Il y a peu de différence entre un employé assis à un bureau dans un grand immeuble d'entreprise et un fonctionnaire assis à un bureau dans un grand bâtiment gouvernemental. Il y a peu de différence entre une usine appartenant à Hudge et une usine appartenant à Gudge. Chesterton dit : « Posséder un esclave est bon marché. Être esclave est encore moins cher. »

 

Inspirés par les écrits du pape Léon XIII, qui, dans son encyclique Rerum novarum de 1891, attaquait à la fois le capitalisme et le socialisme, Chesterton et son collègue haut en couleur Hilaire Belloc (1870-1953) fondèrent un mouvement qu'ils finirent par ​​baptiser  – malheureusement – « distributisme ». Ce mouvement reposait sur l'idée du pape Léon XIII selon laquelle davantage de travailleurs devraient devenir propriétaires. Il favorisait les petites entreprises et les petits métiers familiaux, ainsi qu'une société davantage axée sur l'agriculture et moins sur l'industrie. Comme le dit Chesterton : « Un pays agricole qui mange sa propre nourriture vaut mieux qu'un pays industriel qui, à son apogée, ne peut avaler que sa propre fumée.»

 

Plus important encore, les distributistes s'opposent à une économie basée sur le salaire. « Le contraire de l'emploi », affirme Chesterton, « n'est pas le chômage. C'est l'indépendance. » L'idée que les gens fassent les choses pour eux-mêmes est le contraire de la dépendance. Même dans le cas d'entreprises plus grandes et plus complexes, nécessitant de nombreux travailleurs, les distributistes ont plaidé en faveur de l'actionnariat salarié, où les travailleurs seraient des parties prenantes et non de simples esclaves salariés jetables.

 

Si le mouvement distributiste a gagné un public bien plus large que la plupart des historiens ne l'ont reconnu, et connaît même un certain renouveau ces derniers temps, il a souffert d'être rejeté. Les conservateurs (et les capitalistes) accusent le distributisme d'être trop socialiste, ennemi du libre-échange. Les liberals (et les socialistes) l'accusent d'être trop capitaliste, ennemi de la réglementation et de l'intérêt public. Mais le plus souvent, il est rejeté sans véritable débat – non seulement par les économistes et les universitaires reconnus, mais aussi par la plupart des autres – simplement à cause de son nom malencontreux : distributisme. Personne ne sait ce que cela signifie, et on pense généralement qu'il signifie autre chose. On l'associe naturellement à la redistribution, qui consiste à prendre l'argent d'une partie aisée de la population pour le redistribuer à une partie moins aisée. Un peu comme Robin des Bois, ou encore à la fiscalité. Pourtant, si les premiers distributistes reconnaissaient qu'une redistribution des terres, des richesses et du pouvoir serait évidemment nécessaire pour parvenir à leurs fins, la redistribution n'a jamais été leur objectif final ni ce qui a rendu leur vision convaincante pour tant de personnes.

 

C'est pour cette raison que la Société Gilbert Keith Chesterton a récemment rebaptisé le distributisme. Je tiens à préciser que nous n'avons aucun contrôle particulier sur le mot « distributisme ». Chacun peut continuer à utiliser l'ancien mot s'il le souhaite. Mais nous avons introduit un nouveau mot, car l'ancien était… bref, il ne valait rien !

 

Le nouveau mot que nous avons inventé est « localisme ».

 

L’avantage du terme « localisme » est qu’il a déjà un sens reconnaissable : le soutien à la production et à la consommation locales ; le contrôle local du gouvernement ; la promotion de l’histoire, de la culture et de l’identité locales ; et la protection des libertés locales. Il s’agit d’une approche directe et décentralisatrice, que ce soit au niveau gouvernemental ou commercial. Il s’oppose au mondialisme.

 

Nombreux sont ceux qui souhaitent prendre leur vie en main, mais ils sont de plus en plus frustrés par le sentiment que tout leur échappe et qu’ils ne savent même pas qui contrôle. Ils sont las des complexités et des complications engendrées par la bureaucratie et la réglementation, où personne n’a de comptes à rendre.

 

Le localisme signifie avoir le contrôle sur ce qui vous concerne le plus directement. On peut aussi parler de « subsidiarité » (mais c’est un autre mot qui doit toujours être expliqué). Il s’agit de demander des comptes à ceux qui ont un pouvoir sur votre foyer, l’éducation de vos enfants, votre marché. Comme le dit Chesterton, il faut pouvoir garder ses politiciens suffisamment près de soi pour leur botter les fesses. Cela signifie garder son argent dans sa communauté, acheter à son voisin et non à une entreprise isolée (ou à une rivière d'Amérique du Sud). Cela signifie posséder sa propre part de communauté. Cela signifie renouer avec la terre et avec ce que l'on mange. Cela ne signifie pas que tout le monde doive être agriculteur, mais cela signifie que chacun devrait être en contact avec un agriculteur. Cela signifie que davantage de personnes s'occupent davantage de choses par elles-mêmes, ce qui les rend moins passives, moins dépendantes, moins démunies, moins désespérées.

 

Et il n'y a rien de plus local que la famille. Il n'y a rien de plus local que le foyer. Par localisme, nous entendons une économie et un système politique fondés sur la famille.

 

Bien que cette idée trouve un écho auprès des gens lorsqu'ils en prennent connaissance, le localisme se heurte actuellement à deux obstacles majeurs. Premièrement, les gens ne sont pas toujours autorisés à faire les choses par eux-mêmes. Deuxièmement, ils n'y sont pas habitués.

 

Mais cela peut changer. Notre société peut être transformée de la base au sommet, grâce à un renouveau populaire. Cela commence par l'apprentissage d'une autre option et par l'apprentissage de petites actions pour changer le monde qui nous entoure, le monde à notre portée : où dépenser notre argent, ce que nous soutenons et comment nous choisissons de gagner notre vie. Comme le dit Chesterton :

 

« L'objectif principal de l’art véritable, du romantisme véritable – et, surtout, de la religion véritable – est d'empêcher les gens de perdre l'humilité et la gratitude qui nous rendent reconnaissants pour la lumière du jour et le pain quotidien ; de les empêcher de considérer la vie de tous les jours comme ennuyeuse ou la vie de famille comme étriquée ; de leur apprendre à ressentir dans la lumière du soleil le chant d'Apollon et dans le pain l'épopée de la charrue. Ce dont nous avons le plus besoin aujourd'hui, c'est d'une imagination intérieure intense, tournée vers ce que nous possédons déjà, qui fasse vivre ces petites choses. »

 

Article de Dale Ahlquist paru dans Plough le 21 novembre 2022 (accès à l’article original ici)

 

[1] Huge et Gudge sont des personnages de Chesterton représentant respectivement le « big government » et le « big business ». Hudge est un socialiste, idéaliste, progressif et peut-être aussi végétarien ; Gudge est un plutocrate, conservateur, individualiste… et peut-être aussi bailleur tyrannique. (NDLR)

Karl Polanyi, l'abstraction libérale (2 sur 2)

20/10/2024

Aujourd’hui, je vous propose de poursuivre un bout de chemin avec Polanyi, pour avancer dans notre compréhension de l’histoire du libéralisme depuis la Révolution industrielle jusqu’à aujourd’hui. Je dis « avancer » parce que l’on va aller à l’essentiel, il y a tellement de choses à dire qu’on pourrait y passer du temps. Beaucoup de temps. Et ce ne serait pas du temps perdu. A l’instar de Frédéric Le Play, je me permettrai donc à l’avenir de ressortir Polanyi du placard à l’occasion ; d’autant que j’ai en réserve de cet auteur un second livre, au moins aussi intéressant que La Grande Transformation : il s’agit de La subsistance de l’homme, La place de l'économie dans l'histoire et la société. Ne me lancez pas sur le sujet, les éloges vont me faire digresser.

 

Reprenons le fil. La dernière fois, nous avons jugé les allégations des théoriciens du libéralisme à l’aune de l’histoire concrète des sociétés. Selon les premiers, le libéralisme est l’aboutissement logique de la société humaine parvenue à son plus haut degré de civilisation. Nous entendons par libéralisme la croyance en un marché libre autorégulateur, et le rejet de toute ingérence extérieure qui viendrait contrarier l’équilibre automatique de l’économie. Pour les libéraux, si l’humanité parvenait à se retenir d’intervenir d’une façon ou d’une autre dans l’économie (en supprimant toute taxe aux frontières nationales par exemple), peu à peu tout le monde y trouverait son compte et on parviendrait à une économie mondiale stable et optimisée, basée sur une division du travail à l’échelle internationale. D’ailleurs, les supporters du libéralisme brandissent un argument imparable : la richesse matérielle et les innovations prodigieuses offertes au genre humain, dont l’origine coïncide avec la Révolution industrielle, acte de naissance du libéralisme. Merci qui ?

 

De l’autre côté, l’histoire nous apprend qu’en réalité le concept de marché libre autorégulateur est une invention pur jus, née au moment de la Révolution industrielle, et qui n’a son pareil dans aucune société connue. Au contraire, les sociétés jusqu’à l’ère moderne prenaient particulièrement soin de brider l’économie de telle sorte que celle-ci reste un moyen, et qu’elle ne passe pas au rang de fin. Car il y a une condition inconcevable aux yeux des anciens pour que l’économie devienne une fin en soi, c’est que la terre et les hommes lui soient soumis.

Je ne sais pas si vous avez remarqué la coïncidence troublante entre l’analyse de Polanyi et celle de La Tour du Pin à ce sujet : tous deux déplorent le moment où l’argent est devenu une source d’intérêt en soi, réduisant la terre à un loyer et le travail de l’homme à un salaire. Car dès lors que les moyens de production ont été conçus à une échelle titanesque, le commerce a étendu ses bras tentaculaires sur l’ensemble de la société, poussant la question sociale à la marge. Le progrès est la préoccupation dominante, et il n’attend pas.

 

Polanyi note : « On croyait à la spontanéité. On y croyait jusqu’à la sensiblerie et, pour juger du changement, on cessait de s’en rapporter au bon sens ; avec un empressement mystique, on se résignait aux conséquences de l’amélioration économique, si graves qu’elles pussent être. […] Qu’il faille ralentir, si possible, un processus de changement non dirigé dont on estime l’allure trop rapide, de manière à sauvegarder le bien-être de la collectivité, voilà qui ne devrait nécessiter aucune explication détaillée. Ce genre de vérités courantes en politique traditionnelle, et qui ne faisait souvent que refléter les enseignements d’une philosophie sociale héritée des anciens, furent effacées au XIXe siècle de la pensée des gens instruits par l’effet corrosif d’un utilitarisme grossier, allié à une confiance sans discernement dans les prétendues vertus d’autocicatrisation de la croissance aveugle. » [1]

 

Nous nous étions arrêtés à cet endroit précis. Une fois que la monnaie, la terre et le travail ont rejoint le mécanisme du marché, « la société était devenue sur toute la ligne un appendice du système économique. »[2] Cela vaut le coup de relire un commentaire de René de la Tour du Pin à ce propos :

 

« De tous les régimes du travail en cours dans l'humanité, y compris le régime servile, nul ne donne moins de garantie à l'accomplissement des fins providentielles que celui dit "de la liberté du travail", qui est propre à la société moderne. La concurrence illimitée, qui en est le ressort, subordonne en effet les relations économiques à la loi dite de l'offre et de la demande, loi qui fonctionne précisément à l'inverse de la loi naturelle et divine du travail, puisque par son jeu la rémunération du travail salarié est d'autant plus faible que le besoin de la classe ouvrière est plus intense. Elle est donc absolument barbare. C'est pourtant là ce que n'ont pas encore montré les chaires dites de la Science! (note de l'auteur: on s'y indigne, au contraire, de la prétention d'un ouvrier, père de six enfants, à un gain au-dessus de la moyenne, et on trouve tout simple qu'il soit obligé par le besoin d'accepter le salaire que refuserait un célibataire). »

 

« Le régime de la liberté du travail n'est d'ailleurs pas plus profitable au patron qu'à l'ouvrier, parce qu'il entraine pour l'un comme pour l'autre la même insécurité par suite de la même tyrannie. Il n'est pas davantage profitable à la société, où il engendre les haines de classe et prépare les bouleversements en mettant les intérêts en antagonisme au lieu de les harmoniser. »[3]

 

Pour notre part, nous avons tendance à oublier la violence sociale monstrueuse qu’a provoquée la Révolution industrielle. J’avoue pour ma part que ce n’est qu’à la lecture de L’ordre social chrétien que j’ai réalisé le degré de barbarie de cette époque. Il y a deux explications à cet oubli : la première c’est que sur le continent nous avons été en deuxième ligne du bouleversement ; l’épicentre de la Révolution industrielle a été réellement la Grande-Bretagne – au point que certains auteurs estiment qu’on ne peut pas parler de « Révolution industrielle » pour nous, mais plutôt d’« industrialisation ». La deuxième explication est moins glorieuse, on la verra plus loin.

 

Toujours est-il qu’aujourd’hui, nous avons tendance à comprendre les méfaits de la Révolution industrielle comme des conséquences inévitables d’un changement inéluctable – et nécessaire à l’éclosion de la société moderne. La Révolution industrielle, en gros on a un peu mangé mais ça valait le coup.

 

Revenons à nos moutons. Je ne sais pas si vous avez remarqué un petit morceau de citation de Polanyi dans le dernier article… Le voici : « Au vrai, la société aurait été anéantie, n’eussent étés les contre-mouvements protecteurs qui amortirent l’action de ce mécanisme autodestructeur. »[4] En effet, dès le départ, au moment précis où la liberté du travail s’est mise en place, des juges se sont réunis dans un petit hameau appelé Speenhamland et ont décidé de limiter la casse en établissant une sorte de salaire minimum, pour que les travailleurs aient au moins de quoi s’acheter du pain. Selon cette loi, passé un certain seuil le salaire était pris en charge par le contribuable.

 

Belle initiative, qui s’appelait assez explicitement le « droit de vivre ». Elle s’est répandue dans toute l’Angleterre, et a enrayé la création d’un marché du travail de 1775 à 1834. On dit chapeau. Sauf que… Ben en fait, ça a aggravé les choses : « A la longue le résultat fut affreux. S’il fallut un certain temps pour que l’homme du commun perdit tout amour-propre au point de préférer à un salaire le secours aux indigents, son salaire, subventionné sur les fonds publics, était voué à tomber si bas qu’il devait en être réduit à vivre on the rates, aux frais du contribuable. […] sans l’effet prolongé du système des allocations, on ne saurait expliquer la dégradation humaine et sociale des débuts du capitalisme. »[5]

 

On voit donc apparaître dès le départ cette espèce de vaine dialectique entre le libéralisme et le socialisme, entre le laissez-faire des uns et l’interventionnisme des autres : l’économie libérale, une fois lancée, ne supporte plus d’ingérence paternaliste du type qu’a suscitée la loi de Speenhamland. L’humanité a ainsi été témoin de ce paradoxe inimaginable, que la société était incapable d’aider les siens face à l’économie naissante. Selon l’auteur, ce paradoxe incroyable fit naître le positivisme chez les plus optimistes (pour qui ce mal individuel est nécessaire pour le bien de la collectivité qui sortira plus forte), et l’utilitarisme chez les plus pessimistes (où, puisque rien n’est juste, plus rien n’a de valeur en soi et tout ne vaut qu’en rapport avec l’intérêt).

 

L’aventure du libéralisme commence donc avec un bon traumatisme social, et une incompréhension persistante : la richesse explose, mais la pauvreté aussi : « Pendant les cent vingt ans qui séparent Bellers (1696) d’Owen (1818), la population a peut-être triplé, mais les impôts locaux ont augmenté vingt fois. »[6]

 

Comment comprendre cette nouvelle association de richesse et de misère ? Polanyi avance une hypothèse, qui vaut le détour. Selon lui, le niveau de vie des personnes dépend moins de leur pouvoir d’achat, que de leurs repères sociaux, de leurs cultures : « Puisque la société qui se formait n’était autre chose que le système de marché, la société des hommes courait désormais le danger d’être déplacée sur des fondations profondément étrangères au monde moral auquel le corps politique avait jusque-là appartenu. »[7] « […] Les classes commerçantes ne possédaient pas d’organe pour percevoir les dangers impliqués par l’exploitation de la force physique des travailleurs, la destruction de la vie familiale, la dévastation des milieux, le déboisement, la pollution des rivières, la déqualification, la rupture des traditions populaires et la dégradation générale de l’existence, y compris le logement et les arts, aussi bien que les innombrables formes de vie privée et publique qui n’influent pas sur le profit. »[8] « […] si les ouvriers étaient physiquement déshumanisés, les classes possédantes étaient mortellement dégradées. L’unité traditionnelle d’une société chrétienne faisait place chez les gens cossus (la bourgeoisie) au refus de reconnaître leur responsabilité dans la situation où se trouvaient leurs semblables. »[9] 

 

Ce qui se passe finalement, c’est qu’avec l’émergence du marché du travail s’effondrent l’ensemble des repères culturels des classes sociales. Et cet effondrement est bien moins sonore : « En réalité, bien sûr, une calamité sociale est avant tout un phénomène culturel et non plus un phénomène économique que l’on peut mesurer par des chiffres de revenu ou des statistiques démographiques. […] Ce n’est pas l’exploitation économique, comme on le suppose souvent, mais la désintégration de l’environnement culturel de la victime qui est alors la cause de la dégradation. […] l’infériorité économique fera céder le plus faible, mais la cause immédiate de sa perte n’est pas pour autant économique ; elle se trouve dans la blessure mortelle infligée aux institutions dans lesquelles son existence sociale s’incarne. Le résultat en est qu’il ne se respecte plus lui-même, et qu’il perd ses critères moraux, qu’il s’agisse d’un peuple ou d’une classe. »[10]

 

Il y a quelque chose de particulier ici, je pense qu’il faut nous attarder un peu sur ce point. Lorsque nous regrettons l’oblitération de la coutume et de la tradition dans la société moderne, il y a dans nos regrets à n’en pas douter une certaine mélancolie, un romantisme du passé révolu qu’on pleure en tant que passé révolu. Mais il y a aussi, et je pense que c’est de loin le plus important, le regret de ce qu’est fondamentalement une tradition ou une coutume, qu’attaque directement l’économie libérale.

 

Ne nous méprenons pas, il ne s’agit pas en l’occurrence d’un simple séisme lié à une évolution culturelle quelconque, un passage douloureux mais obligé vers une culture supérieure. C’est au contraire l’effet d’une antinomie intrinsèque entre le système libéral qui se met en place et la nature de l’homme, animal social. Il ne s’agit pas d’une nouvelle culture, mais d’une tentative d’assassinat de la culture. Quand on y regarde de près, on s’aperçoit qu’il existe un lien très étroit entre l’émergence du libéralisme, la centralisation de l’Etat et l’urbanisation de la population : l’homme s’éloigne de la terre. D’abord physiquement, puis culturellement. Eugenio Corti décrit avec beaucoup d’acuité cette rupture sociale dans son livre le cheval rouge (dont nous avons parlé ici). Littéralement, la culture c’est le fait d’habiter, de plonger ses racines, c’est l’union non pas de l’homme et de la terre, mais d’un homme, d’un peuple et d’une terre bien précise.

 

La culture émerge donc d’une contrainte, celle d’habiter un lieu bien précis que l’on n’a pas forcément choisi. Il existe, de façon assez analogue aux privilèges dans la société médiévale dont on a parlé dans cet article, une profonde fécondité sociale dans le fait de consentir à certaines limites. La culture est certes l’adaptation d’un peuple aux spécificités d’un territoire donné, mais c’est aussi un prolongement créatif qui n’a rien de la résignation stérile : les contraintes du territoire poussent l’homme à découvrir en lui-même et par l’exemple de ses aînés des ressources inconnues. Et puisqu’il ne s’agit jamais d’une rencontre anonyme mais bien personnelle, située, la force de l’homme s’exprime de façon intégrale. L’utilité n’est alors qu’une partie du mobile de l’œuvre, qui avant tout doit avoir du sens et une qualité bien précise. Aujourd’hui, les tentatives pour bâtir une culture dans notre société occidentale s’effacent souvent au bout d’une génération tant il est vrai que le libéralisme nous a affranchit de toute contrainte spatio-temporelle. Sans le paradoxe persistant de la différence des sexes et des générations, nous aurions totalement oublié la fécondité inhérente aux frontières naturelles dans notre quête d’une liberté sans bornes.

 

Eloi Leclerc a une façon très belle d’évoquer la vocation essentielle de l’homme : « un « tu » dans l’intimité d’un « nous » ». C’est la vie divine, la relation trinitaire qui nous attend déjà ici-bas. Dire à mon prochain combien je le connais en tant que personne, m’adresser à lui dans le respect le plus haut de ce qui nous sépare c’est entrer dans le mystère le plus profond de la communion des personnes, au cœur de ce qui fait notre identité personnelle et commune. C’est le chef d’œuvre du mariage : des époux qui non pas malgré mais en vertu de la connaissance profonde de leurs différences s’unissent dans la confiance parce qu’ils savent que l’alliance de leurs différences les ouvre à la Vie en plénitude. C’est pourquoi le mariage n’a de sens qu’à travers son indissolubilité et la vie commune des époux, conditions qu’on pourrait qualifier de contraignantes mais dont le sens profond est de nous ramener à notre appel le plus naturel.

 

La dévastation morale que décrit Polanyi chez les peuples qui ont été de gré ou de force intégrés au système libéral nous donne à voir combien le fonds du problème n’est pas tant l’exploitation des hommes que leur déracinement et la perte de leurs repères culturels. A l’opposé de cette destruction produite par la société moderne, Frédéric La Play loue la mission des pères de la compagnie de Jésus au Mexique et au Paraguay auprès des populations et considère que leur œuvre de gouvernement est « une de celles qui honorent le plus l'humanité »[11] car elle s’appuie sur « l’intolérance du mal » et « l’amour des populations ». Le système libéral, dont les tenants sont focalisés sur le fonctionnement global du marché, ignore les personnes, et ne peut que briser les cultures.

 

Alors, comment tout cela a-t-il finit ? Quand Polanyi parle de la grande transformation, il parle ni plus ni moins que de la fin du libéralisme. Que s’est-il passé ?

 

Pour bien comprendre cela, il faut rembobiner un peu l’histoire économique du XIXe siècle. Si on prend la Révolution française sous cet angle, il s’agit en fait d’un énorme hold up sur la propriété des classes aisées, associé à un brassage formidable de capitaux. Assez étrangement, on observe quelques années plus tard l’émergence de la première banque internationale, un réseau de famille juive dispersé dans les capitales de l’Europe et qui n’a d’autre loyauté que son intérêt propre. La première famille identifiée par Polanyi se nomme les Rothschild, et a ceci de particulier qu’elle privilégie en tout la paix, bien meilleure pour les affaires que la guerre qui bloque le commerce. Il y a donc un réseau d’influence qui pousse les pays à faire passer le commerce avant le reste. Polanyi note deux leviers propres à la haute finance, dont elle usa plus particulièrement à partir des années 1870 : « L’étalon-or et le constitutionnalisme furent les instruments qui firent entendre la voix de la city de Londres dans de nombreux petits pays qui avaient adoptés ces symboles de l’adhésion au commerce international. » [12]

 

Polanyi note en effet que l’orientation politique d’un régime constitutionnel dépend tout particulièrement du budget voté[13]. L’étalon-or, pour sa part, constitue la monnaie d’échange par excellence entre les pays, dont la fiabilité dépend de sa valeur « objective ». On a donc à la fin du XIXe une jolie ribambelle de pays ligotés ensemble, tous unis en cœur. Polanyi note : « Dès 1875, les prix mondiaux des matières premières étaient la réalité centrale dans la vie de millions de paysans de l’Europe continentale ; les hommes d’affaire du monde entier enregistraient quotidiennement les répercussions du marché londonien de l’argent ; et les gouvernements discutaient leurs plans d’avenir en fonction de la situation des marchés mondiaux de capitaux. »[14] Sur le papier ça aurait dû tenir.

 

 Sauf que concrètement, les caractéristiques économiques de chaque pays étaient disparates. Très disparates : « La théorie ricardienne du marché et de la monnaie se faisait gloire de ne pas reconnaître la différence de statut existant entre les divers pays, selon leurs différentes capacités de production de richesse, possibilités d’exportation, expérience dans le domaine du commerce, du transport et de la banque. Pour la théorie libérale, la Grande-Bretagne était simplement un atome parmi d’autres dans l’univers du commerce et se plaçait exactement sur le même pied que le Danemark et le Guatemala. En réalité, le monde ne comportait qu’un nombre limité de pays, répartis en pays prêteurs et pays emprunteurs, pays exportateurs et pays quasi autarciques, pays ayant des exportations variées et pays qui dépendaient, pour leurs importations et leurs emprunts à l’étranger, de la vente d’une marchandise unique comme le blé ou le café. »[15] Cette disparité entre pays et l’absence de division internationale du travail implique que les pays défavorisés par l’économie ne remboursaient leurs dettes souvent que sous la menace du canon, ou encore que quand les pays développés avaient besoin d’une ressource que les indigènes refusaient d’exporter, ils l’obtenaient par la force. « Il devenait d’autant plus patent que les instruments politiques devaient être employés pour maintenir en équilibre l’économie mondiale. »[16]

 

Dans ce contexte, l’étalon-or devient un boulet extrêmement dangereux qui fait passer les relations commerciales extérieures avant l’équilibre intérieur du pays, et lorsqu’après la première guerre mondiale les pays s’efforcèrent de rétablir leur monnaie ils sombrèrent les uns après les autres. Entre les socialistes au gouvernement qui voulaient intervenir brutalement dans l’économie sans chercher à comprendre les rouages en mouvement et les capitalistes qui resserraient leur pouvoir économique au maximum, Polanyi décrit le fascisme comme une issue libératrice aux yeux du peuple : celle de la facilité.

 

Ainsi périt le libéralisme : les nazis, en sentant la fin venir, profitèrent au maximum de l’effondrement du système économique international et gagnèrent une avance économique énorme sur les tenants du libéralisme coût que coûte.

 

Malgré tout, nous avons du mal à imaginer aujourd’hui que le libéralisme n’existe plus. La haute-finance semble avoir repris du poil de la bête, et l’interdépendance économique mondiale a été cruellement mise en valeur lors du confinement. Ceci étant, le libéralisme ne sera plus jamais aussi radical qu’il a pu l’être à ses débuts, pour peu que nous nous souvenions de son vrai visage. Et justement, l’auteur remarque avec amertume que les libéraux se sont soudain mis à nier les méfaits du libéralisme naissant : « Les critiques du libéralisme économique ont été déconcertés. Pendant soixante-dix ans, aussi bien les savants que les commissions royales avaient dénoncé les horreurs de la Révolution industrielle. […] On prenait pour un fait établi que les masses avaient été forcées à travailler dur et affamées par des hommes qui exploitaient sans pitié leur faiblesse. […] Ce dont on les accusait, c’était de l’exploitation, une exploitation sans bornes de leurs concitoyens, cause initiale de tant de misères et d’humiliation. Maintenant, on nie apparemment tout cela. Des historiens de l’économie proclament que l’ombre noire qui obscurcissait les premières décennies du système des fabriques a été dissipée. Car, comment peut-il y avoir eu une catastrophe sociale là où on trouve indubitablement une amélioration économique ? »[17]

 

Pour finir, je vous propose d’écouter maintenant Pie XI qui s’adresse directement à nous à travers les âges :

 

« Aussi Nous Nous adressons tout particulièrement à vous, patrons et industriels chrétiens, dont la tâche est souvent si difficile parce que vous portez le lourd héritage des fautes d'un régime économique injuste, qui a exercé ses ravages durant plusieurs générations ; songez à vos responsabilités. Il est malheureusement trop vrai que les pratiques admises en certains milieux catholiques ont contribué à ébranler la confiance des travailleurs dans la religion de Jésus-Christ. On ne voulait pas comprendre que la charité chrétienne exige la reconnaissance de certains droits qui appartiennent à l'ouvrier et que l'Eglise lui a explicitement reconnus. Que faut-il penser des manœuvres de quelques patrons catholiques qui, en certains endroits, ont réussi à empêcher la lecture de Notre Encyclique Quadragesimo anno, dans leurs églises patronales ? Que dire de ces industriels catholiques qui n'ont cessé jusqu'à présent de se montrer hostiles à un mouvement ouvrier que Nous avons Nous-même recommandé ? N'est-il pas déplorable qu'on ait parfois abusé du droit de propriété, reconnu par l'Eglise, pour frustrer l'ouvrier du juste salaire et des droits sociaux qui lui reviennent ? »[18]

 

« En même temps Dieu destina l'homme à vivre en société comme sa nature le demande. Dans le plan du Créateur, la société est un moyen naturel, dont l'homme peut et doit se servir pour atteindre sa fin, car la société est faite pour l'homme et non l'homme pour la société. Ce qui ne veut point dire, comme le comprend le libéralisme individualiste, que la société est subordonnée à l'utilité égoïste de l'individu, mais que, par le moyen de l'union organique avec la société, la collaboration mutuelle rend possible à tous de réaliser la vraie félicité sur terre: cela veut dire encore que c'est dans la société que se développent toutes les aptitudes individuelles et sociales données à l'homme par la nature, aptitudes qui, dépassant l'intérêt immédiat du moment, reflètent dans la société la perfection de Dieu, ce qui est impossible, si l'homme reste isolé. »[19]

 

Lisez, méditez, agissez, et à bientôt les amis !

 

[1] Karl Polanyi, La Grande Transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps, Collection Tel (n° 362), Gallimard, 2009 (édition originale 1944), p.75

[2] Karl Polanyi, Ibid. p.126

[3] René de la Tour du Pin, Vers un ordre social chrétien, éditions du trident, 1987, pp. 166 167

[4] Karl Polanyi, Ibid. p.127

[5] Karl Polanyi, Ibid. p.131

[6] Karl Polanyi, Ibid. p.169 Rappelez-vous, la loi de Speenhamland n’a été abolie qu’en 1834, donc les impôts représentent encore l’assistance aux pauvres

[7] Karl Polanyi, Ibid. p.176

[8] Karl Polanyi, Ibid. p.197 (On notera d’ailleurs que dans sa lucidité exceptionnelle, Polanyi associe la destruction de l’équilibre de la société à la destruction de l’ordre social chrétien.)

[9] Karl Polanyi, Ibid. p.159

[10] Karl Polanyi, Ibid. pp.226-227

[11] F. Le Play, La réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens, cinquième édition, Alfred Mame et Fils, 1874, Tome 3, p.296

[12] Karl Polanyi, Ibid. p.34

[13] Karl Polanyi, Ibid. p.34

[14] Karl Polanyi, Ibid. p.39

[15] Karl Polanyi, Ibid. pp.287-288

[16] Karl Polanyi, Ibid. p.289

[17] Karl Polanyi, Ibid. p.226

[18] Pie XI, Lettre Encyclique Divini Redemptoris du 19 mars 1937, §50

[19] Pie XI, Lettre Encyclique Divini Redemptoris du 19 mars 1937

Karl Polanyi, l'abstraction libérale (1 sur 2)

22/09/2024

Bonjour !

 

Aujourd’hui, je vous propose de poursuivre le thème de l’homo oeconomicus. Nous l’avons laissé sur le billard la dernière fois alors que nous commencions à peine à évoquer Polanyi, l’Ariane qui va nous aider à sortir du labyrinthe tortueux de l’économie moderne. Commençons par une citation de Blanc de Saint-Bonnet, que m’a aimablement partagée un lecteur :

 

« Quand les hommes perdent de vue les nécessités morales, Dieu fait sortir des nécessités d’un autre ordre. Si la Foi n’est plus reçue par l’oreille, elle nous sera enseignée par la faim… […] Le christianisme constituera la société moderne, ou la verra voler en éclats ! […] Les faits économiques, avant peu, mettront les vérités à nu. Vos lois auront tout reconnu, tout consacré et tout administré, les moyens humains seront tous employés : jamais armée plus nombreuse, jamais législation plus complète, jamais administration plus puissante, jamais hommes d’Etat plus savants : arrivés au bout des causes secondes, vous viendrez vous briser contre la cause première ! Ce ne sera plus la doctrine élevée qui parlera, ce ne sera plus la conscience inécoutée qui criera... Les faits parleront leur grande voix.  La religion descendra de la parole; elle entrera dans le pain que nous mangeons, dans le sang dont nous vivons. La lumière sera le feu ! Les hommes se verront entre la vérité et la mort... Auront-ils l'esprit de choisir ? » [1]

 

Cette citation me paraît particulièrement adaptée à notre sujet car son auteur évoque l’ordre des causes. Nous avons déjà eu l’occasion de parler de l’ordre du savoir, du fait que tous les domaines de connaissance ne sont pas sur le même plan : en – très – gros[2], à la base il y a le plan physique qui s’appuie sur l’expérience directe du réel et examine chaque objet dans sa singularité ; sur un degré un peu plus élevé il y a le plan mathématique, qui s’appuie sur notre intelligence logique et cherche à établir des lois générales toutes choses égales par ailleurs (donc qui n’intègre pas immédiatement le réel et qui n’atteint les objets que de façon quantitative) ; puis enfin il y a le plan métaphysique, qui fait feu de tout bois en se posant la question existentielle du sens, et dont le rôle est de comprendre la place de chaque degré du savoir dans l’absolu, autrement dit dans l’intention de Dieu. Sans la métaphysique, pas d’objectivité car on se prive de toute chance de revenir à l’origine des choses, à leur finalité. On se prive, en fait, de saisir l’intention qui anime tout le créé.

 

Et c’est une de ces erreurs typiques qui nous intéresse ici : « au commencement était le marché ». Voilà la pierre de fondation des libéraux, voilà le cadre de référence à partir duquel les économistes cherchent à résoudre la fameuse « question économique ». Tant d’incompréhensions sont nées, tant de bonnes volontés se sont brisées en cherchant à redonner à l’homme sa place dans l’économie et dans la société, simplement parce que le paradigme initial est passé inaperçu, simplement parce qu’il n’a pas été remis en question ! Les paradoxes se cumulent, quand on rafistole d’un côté ça lâche de l’autre, mais jamais nous n’avons pensé que notre horizon théorique n’était qu’un décor de théâtre.

 

Avec Polanyi, je vous propose maintenant de soulever le rideau. Plongeons ensemble dans cette histoire méconnue de la genèse du libéralisme, du fameux marché autorégulé.

 

Reprenons l’histoire économique selon Adam Smith : pour satisfaire leurs besoins primaires, les premiers hommes ont besoin de nourriture, de vêtements, d’un abri. Ils vont donc troquer les produits de leur spécialité, comme par exemple la chasse ou la pêche, contre les produits dont ils ont besoin avec d’autres hommes. Et puisque la tendance naturelle de l’homme est de marchander pour son plus grand profit personnel, cela pousse chacun à se spécialiser dans un domaine précis pour proposer le meilleur des produits plutôt que de se généraliser en proposant des produits de moindre qualité, par conséquent moins compétitifs. C’est donc cette tendance naturelle au troc et au marchandage qui justifie la division du travail et les marchés locaux où ce troc peut avoir lieu. De là vient la nécessité du commerce, puis du commerce extérieur et enfin de l’économie en général. C’est propre, c’est net.

 

Mais.

 

Polanyi explique : « Compte tenu de nos connaissances actuelles, il nous faut presque renverser l’ordre du raisonnement : le vrai point de départ est le commerce au long cours, résultat de la localisation géographique des biens, et de la « division du travail » née de cette localisation. Le commerce au long cours engendre souvent des marchés, institutions qui impliquent des trocs, et, si l’on utilise la monnaie, des achats et des ventes […] ce qui peut ainsi offrir à certains individus, mais cela n’a rien de nécessaire, une occasion de céder à leur prétendue propension à troquer et à marchander. »[3] « [l’histoire et l’ethnographie] n’ont connaissance d’aucune économie antérieure à la nôtre qui soit, même approximativement, dirigée et réglée par les marchés. »[4]

 

L’auteur donne à ce sujet une précision capitale : « La présence ou l’absence de marchés ou de monnaie n’affecte pas nécessairement le système économique d’une société primitive. […] En fait, l’histoire économique orthodoxe se fondait sur une conception immensément exagérée de l’importance des marchés en tant que tels. […] Eu égard à l’organisation interne d’une économie, leur présence ou leur absence ne saurait faire de différence. Les raisons en sont simples. Les marchés sont des institutions qui fonctionnent principalement à l’extérieur, et non pas à l’intérieur, d’une économie. Ce sont des lieux de rencontre du commerce au long cours. Les marchés locaux proprement dits sont de peu de conséquence. En outre, ni les marchés au long cours ni les marchés locaux ne sont vraiment concurrentiels, d’où, dans les deux cas, la faiblesse de la pression qui s’exerce en faveur de la création d’un commerce territorial, de ce que l’on appelle un marché intérieur ou national. »[5]

 

On se retrouve donc non pas avec un seul type, mais avec trois types de marché différents : le marché extérieur (fruit du commerce au long cours), le marché local et le marché intérieur (ou national). Comprendre ce qui distingue ces trois types de marché est capital : « Le commerce extérieur et le commerce local sont tous deux fonction de la distance géographique, le premier réservé aux seuls biens qui peuvent la supporter, le second à ceux qui ne le peuvent pas. […] Ce genre de commerce n’a pas besoin de comporter de la concurrence, et si cette dernière avait tendance à le désorganiser, il n’y a rien de contradictoire à l’éliminer. Au contraire du commerce extérieur comme du commerce local, le commerce intérieur est, pour sa part, essentiellement concurrentiel : les échanges complémentaires mis à part, il comporte un beaucoup plus grand nombre d’échanges dans lesquels des biens semblables et d’origine diverse sont offerts en concurrence les uns avec les autres. En conséquence, ce n’est qu’avec l’apparition du commerce national ou international que la concurrence tend à être reconnue comme un principe général du commerce. »[6]

 

Avant l’apparition du marché intérieur - ou marché national, on peut dire les deux – il n’existait donc que deux marchés : le marché local et le marché extérieur. Notons bien que « Ni le commerce au long cours ni le commerce local [n’ont] engendré le commerce intérieur des temps modernes. »[7]. « En fait, le commerce intérieur a été créé en Europe occidentale par l’intervention de l’Etat. Jusqu’à l’époque de la Révolution commerciale, ce qui peut nous paraitre commerce national n’était pas national, mais municipal. »[8] C’est pour cette raison que l’on parlait alors du commerce d’Anvers, de Hambourg, de Venise, de Lyon ou de Londres par exemple.

 

Mais attention : à l’époque féodale, la municipalité est tout sauf passive vis-à-vis des commerces qui ont lieu en son sein, et les marchés locaux s’organisent selon une règlementation très stricte pour contrôler le commerce et empêcher l’augmentation des prix - notamment en rendant obligatoire la publicité des transactions et en interdisant les intermédiaires. Concernant les marchés au long cours ou extérieurs, puisqu’on ne maîtrise pas les méthodes du marchand qui par définition fait venir sa marchandise de très loin, on fait tout pour le séparer du marché local, en l’interdisant formellement de vendre au détail. De fait, le mélange de ces deux commerces aurait directement ébranlé les institutions municipales, d’où ces règlementations que l’on qualifierait aujourd’hui volontiers de « protectionnistes ».

 

Et c’est extrêmement instructif de constater la diversité des réglementations des marchés d’une ville à une autre, avec toujours l’objectif de limiter la concurrence et les monopoles pour stabiliser le commerce. La taille de ces économies municipales nous en dit long sur le degré de contrainte et de précision nécessaires pour atteindre cet objectif. D’ailleurs, dans une question de taille, Olivier Rey explique en remettant au goût du jour la pensée d’Ivan Illich qu’une question sociale ne se traite absolument pas de la même façon selon l’échelle, et que souvent l’échelle du problème passe complètement aux oubliettes pour les décideurs. Ce qui marche à l’échelon local devrait fonctionner proportionnellement à l’échelon global, c’est un raisonnement mathématiquement juste mais humainement dérisoire.

 

Or, je vous le donne en mille, un beau matin on s’est dit : « tiens, ces marchés municipaux, là… Ils pourraient pas profiter un peu plus à l’Etat ? » Et bim, on a mis les deux pieds dans le pétrin : au XVe et au XVIe siècle, on a imposé un marché national, ou marché intérieur. « De fait, le système mercantile était une réponse à de nombreux défis. Du point de vue politique, l’Etat centralisé était une création nouvelle, née de cette Révolution commerciale qui avait déplacé de la Méditerranée aux rivages de l’Atlantique le centre de gravité du monde occidental, forçant ainsi les peuples arriérés des grands pays agricoles à s’organiser pour le commerce […]. En politique étrangère, la nécessité du moment voulait la création d’une puissance souveraine ; la politique mercantiliste supposait par conséquent que les ressources du territoire national tout entier fussent mises au service des objectifs de puissance que l’on visait à l’extérieur. En politique intérieure, l’unification des pays morcelés par le particularisme féodal et municipal était le sous-produit nécessaire d’une pareille entreprise. […] Enfin, l’extension du système municipal traditionnel au territoire plus vaste de l’Etat fournit les techniques administratives sur lesquelles reposait la politique économique du gouvernement central. »[9]

 

C’est donc l’Etat qui a pris la main sur les marchés, ce qui l’a conduit à s’attaquer aux coutumes locales, manœuvre risquée : « Chaque fois que l’Etat prenait des mesures pour débarrasser le marché des restrictions particularistes, des octrois et des interdictions, il mettait en péril le système organisé de production et de distribution, désormais menacé par la concurrence non réglementée et par l’irruption du marchand interlope qui « raflait » […] le marché sans offrir toutefois aucune garantie de permanence. C’est pourquoi, bien que les nouveaux marchés nationaux fussent, inévitablement, concurrentiels jusqu’à un certain point, ce fut l’élément traditionnel de la réglementation qui prévalut, et non pas l’élément neuf de la concurrence. »[10]

 

Il n’est pas sans intérêt de se pencher ici sur les conséquences économiques que peut avoir l’irruption temporaire inopinée d’un vendeur sur le marché : « […] toute intrusion d’acheteurs ou de vendeurs temporaires sur le marché est vouée à en détruire l’équilibre et à contrarier les acheteurs ou vendeurs habituels, avec ce résultat que le marché cesse de fonctionner. Les anciens fournisseurs n’offrent plus leurs marchandises, car ils ne peuvent être certains que celles-ci leur rapporteront un juste prix, et le marché, laissé sans approvisionnements suffisants, devient la proie du monopoliste. »[11]

 

L’instauration du marché intérieur correspond donc à la création d’une boîte de Pandore, dont la garde échut à l’Etat. Polanyi note que « le remède administré fut la réglementation totale de la vie économique, mais, cette fois, à l’échelle nationale et non plus municipale »[12] avec une petite différence toutefois : « […] Corporations, villes et provinces invoquaient la coutume et l’usage, tandis que la nouvelle autorité étatique préférait les lois et les décrets. Mais tous étaient également hostiles à l’idée de commercialiser le travail et la terre – hostiles, donc, à la condition nécessaire de l’économie de marché. »[13]

 

En effet, l’auteur explique que dans une économie de marché tous les éléments de l’industrie s’organisent comme des marchandises, selon la loi de l’offre et de la demande – y compris le travail, la terre et l’argent. Or « aucun de ces trois éléments – travail, terre, monnaie – n’est produit pour la vente ; lorsqu’on les décrit comme des marchandises, c’est carrément fictif. […] Permettre au mécanisme du marché de diriger seul le sort des êtres humains et de leur milieu naturel, et même, en fait, du montant et de l’utilisation du pouvoir d’achat, cela aurait pour résultat de détruire la société. »[14]

 

Seulement voilà : avec l’arrivée de machines et d’installations complexes, le marchand se voit contraint de faire de la production industrielle l’élément principal du commerce, et pour limiter les risques de l’investissement à long terme que représentait cette production il est devenu impératif de prendre certaines mesures…

 

« […] plus la production industrielle se compliquait, plus nombreux étaient les éléments de l’industrie dont il fallait garantir la fourniture. […] L’extension du mécanisme du marché aux éléments de l’industrie – travail, terre et monnaie – fut la conséquence inévitable de l’introduction du système de la fabrique dans une société commerciale. Il fallait que ces éléments soient mis en vente. […] La société était devenue sur toute la ligne un appendice du système économique. »[15]

 

Nous y voilà : nous sommes très exactement à l’endroit où la société a basculé. Dès lors, tout est allé très vite. « Une foi aveugle dans le progrès spontané s’était emparée des esprits, et les plus éclairés parmi eux hâtèrent avec le fanatisme des sectaires un changement social sans limites et sans règles. Les effets que celui-ci eut sur la vie des gens dépassèrent en horreur toute description. Au vrai, la société aurait été anéantie, n’eussent étés les contre-mouvements protecteurs qui amortirent l’action de ce mécanisme autodestructeur. »[16]

 

A partir de ce moment, l’intégration forcée du libéralisme dans la société renverse l’ordre des choses, dans un travail de sape des fondements naturels[17] de la société : « On prit comme guides pratiques les principes moraux de l’harmonie et du conflit, et on les incorpora de force, en leur faisant une extrême violence, à un modèle qui les contredisait presque totalement. L’harmonie, disait-on, était inhérente à l’économie, les intérêts de l’individu et ceux de la communauté étant en définitive identiques – mais cette harmonieuse autorégulation exigeait que l’individu respectât la loi économique, même si celle-ci venait à le détruire. »[18]

 

Bon alors j’ai conscience que ça fait tout de même pas mal d’informations à digérer. Ce n’est pas rien de prendre le contrepied d’une idéologie comme le libéralisme et d’en remonter petit à petit aux fondements. Si l’on se risquait à résumer, on pourrait dire que l’économie était un moyen permettant à la société féodale de vivre et de se développer, dans le but connu et recherché d’assurer aux hommes des conditions de vie dignes. Polanyi explique qu’aux XVe et XVIe siècle est apparu un élan de centralisation, qui a conduit l’Etat à établir un marché national. C’est d’ailleurs assez troublant de constater qu’à cette époque correspond en France selon Frédéric Le Play l’importation des fastueux vices d’Italie par les cours de Charles VII, Louis XII et François 1er lors des guerres d’Italie, et la fâcheuse manie de préférer la ville à la campagne[19]. Toujours est-il que l’émergence d’un marché national a corsé un peu le problème de la régulation de la concurrence et des monopoles, étant donné qu’on est passé d’une réglementation portée localement par la coutume et la tradition à une loi formelle n’admettant pas d’exceptions, avec en parallèle l’augmentation des produits similaires sur un même marché, ce qui excite bien entendu la concurrence.

 

Mais à ce moment-là il existait encore une frontière indépassable qui maintenait l’économie au niveau de moyen, et non encore de fin : « Ce mercantilisme – quelque énergiquement qu’il revendiquât la commercialisation comme politique nationale - conçut les marchés de façon exactement contraire à l’économie de marché : c’est ce que montre plus que tout la grande extension que connut par ses soins l’intervention de l’Etat dans l’industrie. »[20] On jouait avec le feu, mais nous avions encore conscience des limites à ne pas franchir.

 

Ce n’est qu’à l’apparition d’un jouet, un jouet énorme qui donna le frisson aux commerçants de la fin du XVIIIe, que la situation bascula. Pour acheter et utiliser leurs machines, les commerçants durent repenser l’économie autour de leur nouvel outil, et lui consacrer tous les moyens possibles pour le faire fonctionner. Le travail de l’homme est réduit à un salaire, la terre à un loyer, la monnaie à un intérêt : tout désormais a un prix, tout doit s’intégrer à ce système titanesque de la machine jusqu’à ce que, un jour, l’équilibre soit atteint. Quoi qu’il en coûte. Et maintenant, ne parlons plus d’hommes, ne parlons plus de la question sociale, ne parlons même plus de politique : il ne reste plus que l’économie qui va se stabiliser. Vous allez voir.

 

Je vous propose la prochaine fois de suivre Polanyi le long de cette histoire capitale (sans mauvais jeux de mots) et méconnue de l’économie moderne et de son rapport avec l’Etat.

 

Si vous n’avez pas la patience d’attendre, vous pouvez aussi acheter le bouquin.

 

Lisez, méditez, agissez les amis… et à bientôt !

 

 

[1] Blanc de Saint-Bonnet, De la Restauration française, mémoire présenté au clergé et à l’aristocratie, Paris, éditions Hervé, 1851, pp. IX-X. C’est bibi qu’a surligné.

[2] Pardonnez cette bafouille. Entre nous j’ai la ferme certitude que les degrés du savoir de Maritain s’adresse à un esprit plus aiguisé que le mien. Je serais comblé si quelqu’un pouvait m’aider à saisir plus finement la pensée du maître, en attendant je n’ai que mes grosses pattes à disposition pour vous parler de ce sujet si important. Chesterton a dit : ce qui mérite d’être fait mérite d’être mal fait. Il fallait le faire, c’est fait.

[3] Karl Polanyi, La Grande Transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps, Collection Tel (n° 362), Gallimard, 2009 (édition originale 1944), p.106. (Vous m’excuserez je me suis permis de sauter une virgule en mettant des pointillés, sinon la phrase est difficile à comprendre.)

[4] Karl Polanyi, Ibid. p.88

[5] Karl Polanyi, Ibid. p.105

[6] Karl Polanyi, Ibid. p.108

[7] Karl Polanyi, Ibid. p.112

[8] Karl Polanyi, Ibid. p.111

[9] Karl Polanyi, Ibid. p.114

[10] Karl Polanyi, Ibid. pp.115-116

[11] Karl Polanyi, Ibid. p.115

[12] Karl Polanyi, Ibid. p.115

[13] Karl Polanyi, Ibid. p.119

[14] Karl Polanyi, Ibid. p.123

[15] Karl Polanyi, Ibid. p.126

[16] Karl Polanyi, Ibid. p.127

[17]« fondements naturels de la société » faisant bien entendu référence aux principes moraux renforcés par la coutume, la tradition et les lois (en premier lieu d’ailleurs par le décalogue) qui permettent aux communautés humaines d’atteindre une maturité culturelle et spirituelle élevée. L’homme, animal social, étant par définition supérieur au simple animal, sa vocation ne peut se limiter à la poursuite de ses pulsions. Vaste sujet, nuance capitale ignorée avec emphase par des Jean-Jacques et des Adam, comme on l’a vu plus tôt.

[18] Karl Polanyi, Ibid. p.137

[19] Frédéric Le Play, L’organisation du travail selon la coutume des ateliers et la loi du décalogue, Alfred Mame et fils, Tours, 1870, p.95

[20] Karl Polanyi, Ibid. p.120

l'homo oeconomicus sur le billard

08/09/2024

Bonjour !

 

Alors, qu’avez-vous pensé du petit texte de Polanyi de la dernière fois ? Ça remue, n’est-ce pas ? Voilà, s’il en est, un homme de bonne volonté… Mais laissez-moi vous conter la quête qui m’a menée jusqu’à ce vieil ahuri d’un autre âge, comme l’aurait aimablement qualifié Rita Skeeter.

 

Vous le savez : notre démarche pour comprendre un peu plus le monde moderne a commencé avec Augustin Cochin, qui identifie sur le plan historique et philosophique la pensée révolutionnaire des Lumières dans son analyse de la libre-pensée. Ensuite, La Tour du Pin nous a offert une analyse politique et sociale magistrale de la société française depuis la Révolution jusqu’à la fin du XIXe siècle. Grâce à son travail (ainsi que celui de Frédéric Le Play et de Rerum Novarum de Léon XIII), nous avons réalisé que le XIXe siècle a été un siècle d’une injustice sociale extrême en France (sans parler de la Grande-Bretagne), que nous ne sommes pas encore parvenu à égaler aujourd’hui, bien qu’on s’en approche à Vitesse grand V. Sur ce point j’aurais peut-être dû lire un peu plus attentivement Emile Zola.

 

Ça a été aussi l’occasion de réaliser que notre économie moderne libérale est véritablement née pendant le XIXe, et qu’elle comporte quelque chose de nouveau, tout comme notre système politique qui est sans précédent depuis cette époque[1].

 

Or à partir de ce moment je me suis trouvé en difficulté pour trouver des sources fiables sur ce sujet à propos de notre histoire récente. Il y a bien sûr les encycliques des papes, ainsi que le précieux document Oeconomicae et pecuniariae quaestiones, mais à part de dire que c’est le bazar et qu’il faudrait qu’on mette un peu plus d’humanité dans notre schmilblick il n’y avait pas d’analyse proprement historique cette nouvelle économie. En tout cas je n’en trouvai pas. Daujat, dans son livre L’Ordre social chrétien par ailleurs très intéressant, me semblait trop théorique. Le pragmatisme de La Tour du Pin et de Le Play me manquaient.

 

Faute de mieux je me suis donc rabattu sur un livre universitaire écrit par Quinn Slobodian en 2018 et intitulé Les globalistes : une histoire intellectuelle du néolibéralisme. On a fait mieux question simplicité, mais au moins il s’agissait d’histoire, de l’histoire du courant de pensée libéral au long du XXe siècle jusqu’à la création de l’OMC.

 

Afin de mieux comprendre la valeur du travail de Polanyi, il va falloir que nous nous penchions à présent sur ce livre. Vous allez voir ça n’est pas tout à fait dénué de sens…

 

Donc Slobodian s’intéresse aux architectes – ou plutôt aux avocats - de l’économie moderne. Et dès maintenant c’est important de s’intéresser à ce que ce postulat implique : l’économie moderne a eu des avocats. C’est important parce que le point de vue de la plupart des libéraux est qu’il n’y a, en réalité, rien à défendre : au commencement était le marché. Point final. Toute l’orthodoxie libérale découle de ce postulat initial.

 

Pourvu que personne ne nous embête ou cherche à neutraliser les effets de ce marché primordial, il fonctionne. Il y a peut-être quelques petits dommages collatéraux de ci de là, mais c’est pour un plus grand bien – et surtout ces dommages sont bien moins violents que lorsque l’on prétend maitriser la bête en cherchant des finalités sociales positives à cette économie.

 

La question sociale, d’ailleurs, est hors sujet. Il s’agit d’abord et avant tout d’économie, de réussite ou d’échec, de ceux qui jouent le jeu et de ceux qui n’osent pas. Le social c’est autre chose, ça relève de la sphère privée, de ceux qui peuvent se permettre de fausser les règles. L’Etat Providence est ainsi une contradiction dans les termes, c’est un trouble-fête qui n’a rien compris au game et qui déséquilibre tout le système. En fait, dans le monde des libéraux la question politique ne se pose que d’un point de vue extérieur à l’économie. L’Etat ne doit pas interférer sous peine de se prendre les doigts dans l’engrenage.

 

C’est en somme l’analyse de l’ancien juriste nazi Carl Schmitt[2] : selon lui, il existe depuis le XIXe siècle une séparation nette entre l’imperium, le pouvoir souverain de l’Etat sur son territoire géographique ; et le dominium, la propriété privée des personnes, qui ne connait plus de limites géographiques depuis lors. Cette distinction est véritablement le fer de lance des libéraux : pour eux la moindre tentative des Etats de s’approprier les ressources de leur territoire est une atteinte grave à l’économie. On n’ira pas jusqu’à prendre l’exemple du pétrole iranien[3], par trop trivial, m’enfin l’idée est là.

 

On pourrait résumer l’objectif de ce que Slobodian décrit comme l’école de pensée de Genève ainsi: Prévenir toute atteinte au dominium. Ce qui est cocasse c’est que les intellectuels du mouvement néolibéral comme Mises et Hayek ne sont pas spécialement contre l’imperium… Tant que celui-ci n’affecte pas le dominium.

 

Vous l’aurez compris, on va avoir tout un tas de pays émergents qui sont absolument pour l’économie internationale et votent les yeux fermés pour le marché le plus libre possible, et puis une fois que les investisseurs étrangers leur ont donné de l’élan ils se voient pousser des ailes et finissent par revendiquer leur souveraineté de façon un peu trop autoritaire au goût des libéraux. On a donc à partir de la deuxième moitié du XXe siècle de plus en plus de pays qui se rebiffent contre l’économie internationale, et qui dans ce but se rassemblent pour faire bloc à l’ONU (où c’est le nombre de voix qui prévaut)[4].

 

Ne sentez-vous pas comme un air de déjà-vu ..?

 

Rembobinons ensemble et zoomons. Un échelon intermédiaire (ici l’Etat) bloque l’accès des individus au profit. Il saute[5] grâce au principe libéral, et c’est la fête jusqu’à ce que le corolaire de ce principe, la démocratie, ne fasse des siennes sous prétexte de justice. Vous ne voyez toujours pas ? (Re)lisez donc l’article Démocratie et représentation , ça va vous sauter aux yeux : « En face de la ploutocratie, qui est la souveraineté de l'argent, se dresse aujourd'hui, comme jadis en Grèce et à Rome, la démocratie, qui est la souveraineté du nombre. Ici on compte les hommes comme plus haut les écus, et c'est toujours et uniquement le nombre qui fait loi. »[6] Sauf qu’ici, l’échelon intermédiaire ne sont même plus les corporations, c’est tout simplement l’Etat puisque nous voilà à l’échelle internationale. Une expression forgée en 1931 exprime cela de la façon la plus explicite qui soit : « souveraineté du consommateur »[7].

 

Comment en sommes-nous arrivés là ?

 

Selon Slobodian, les intellectuels du mouvement néolibéral du XXe siècle sont nostalgiques. Ils ont un cafard, le cafard des années d’avant-guerre, qu’ils ont connues étant jeunes. Attention quand je dis avant-guerre, c’est avant la Grande Guerre : ils ont connu l’empire. Deux empires, en réalité : l’empire austro-hongrois et l’empire britannique, sortis grands gagnants du congrès de Vienne. En deux mots, le congrès de Vienne c’est la réunion des vainqueurs de Napoléon après le retour de l’empereur. Les négociations ont abouti en faveur des britanniques et des autrichiens. Ce que nous avons appris à l’école c’est que les peuples d’Europe se sont vus frustrer de leur aspiration à l’unité nationale et aux régimes constitutionnels par les méchants souverains (on en reparlera), mais nous n’avons pas appris ce qu’était en réalité l’ordre de Vienne, né du congrès : le libre-échange à une échelle colossale et sous stéroïdes, pour cent ans.

 

Voilà ce qui frustre nos intellectuels autrichiens : enfants, ils se souvenaient de la liberté économique incroyable régnant dans l’empire, jusqu’à ce que la première Guerre Mondiale vienne troubler la fête. Un conflit de cette ampleur força en effet les Etats à reprendre les rênes de leur économie et à planifier un peu les choses ; c’était la mort du libéralisme. Mais qu’importe ! Depuis lors leur objectif est fixé : retrouver ce paradis perdu. C’est le néo-libéralisme. Pas très original, mais sacrément hargneux.

 

Tout d’abord ils ont cherché à rassembler des chiffres. Le plus de chiffres possibles, car on sait qu’il n’y a rien de plus persuasif à notre époque que la quantité. Mais bon, le petit pépin du 24 octobre 1929 les amène à revoir leur copie, et à décréter qu’en fait, l’économie mondiale est imprévisible[8]. Selon l’économiste Lippman (qui s’inspire ici de Mises et Hayek), « il est naïf et préjudiciable d’essayer de soumettre l’économie à une « voie d’autorité » ou à une « autorité intelligente ». »[9] Qu’importe ! Si on ne peut pas la contrôler c’est qu’il faut la laisser faire, autrement dit lui donner le plus de latitude possible.

 

Et c’est assez frappant de constater cette espèce de ferveur mystique des néolibéraux à l’égard de l’économie de marché, comme s’ils étaient les dépositaires de la vision mystérieuse de cette perfection et de cet équilibre ultime qui attendent le genre humain une fois que celui-ci aura enfin permis à l’économie de prendre toute sa place dans le monde : « L’attitude fondamentale du véritable individualisme est l’humilité face aux processus par lesquels l’humanité a réalisé des prouesses que personne n’avait organisées ni même comprises et qui dépassent, au sens strict, le pouvoir de l’esprit individuel. »[10] « […] derrière la concurrence et l'opposition des intérêts, que l'on voit, il y a une harmonie qu'on ne voit pas, mais que la science peut découvrir. »[11] « Hayek écrit que « le seul mot approprié » pour décrire le marché global, ou ce qu’il appelle l’ « ordre étendu », est « transcendant ». Dans « sa signification originelle, […] il désigne ce qui excède de beaucoup la portée de notre compréhension, de nos désirs et de nos desseins, ainsi que notre perception sensorielle, et ce qui intègre et génère des connaissances qu’aucun cerveau individuel et aucune organisation ne pourraient posséder ou créer. »[12] Slobodian en conclue que « L’ordoglobalisme peut être décrit comme une théologie négative, qui conçoit l’économie mondiale comme à la fois sublime et ineffable. »[13]

 

Donc nous sommes là, face à des gens qui nous exhortent à suivre notre profit sans tolérer de limites - car c’est bien de cela qu’il s’agit en fin de compte – tout en nous affirmant qu’ils voient déjà des lendemains qui chantent. Parce qu’ils y croient.

 

A ceci près qu’en attendant, les sacrifices à faire se multiplient. Car en se penchant sur l’économie mondiale, les chercheurs s’aperçoivent du fait de son imprévisibilité qu’elle nécessite une mobilité extrême de la part de la main d’œuvre, constamment forcée de suivre les caprices du marché. Cette mobilité incessante induit aussi un élément de taille : lorsque les libéraux défendent la propriété privée, ils défendent en réalité des masses de capitaux – la seule propriété assez mobile pour ne pas souffrir de cette économie flubber[14]. Du déracinement tous azimuts, donc.

 

J’aimerais attirer maintenant votre attention sur un événement historique sans précédent dans l’histoire, en lien avec la dynamique néolibérale : la création de la CEE.

 

Pour les néolibéraux, la structure légale de la CEE au moment de sa création est une réussite inespérée, la réalisation concrète d’un idéal qu’ils souhaitent accomplir à l’échelle internationale. Car il y a une disposition particulière du droit européen qui en dit long sur ses soubassements idéologiques, c’est que sa justice peut être saisie sur la question économique par les Etats aussi bien que les individus eux-mêmes. Autrement dit, un individu mécontent de la justice de son pays peut chercher à obtenir gain de cause à l’échelle européenne. Vous voyez l’idée ? Il s’agit tout bonnement d’une alternative à l’imperium au profit du dominium, une façon de contourner la souveraineté nationale. La victoire du consommateur sur sa patrie.

 

Mais ne nous méprenons pas, il ne s’agit pas là de la création d’un organe politique supérieur qui par le biais du droit plierait les nations au profit d’une ligne politique particulière. Sur le plan économique, l’orientation de la CEE est néolibérale.

 

C’est un peu la particularité de la logique néolibérale : elle est, au fond, apolitique. Le principe de l’économie de marché consiste fondamentalement en une absence de frontières aux flux économiques sur la plus grande échelle possible. Sauf qu’il ne s’agit pas là d’une définition, car vous le savez on ne définit rien en négatif. Par exemple quand on prétend que l’art véritable se définit par une création inutile, on ne dit rien de l’essence de l’art, on se contente de dire ce qu’il n’est pas. De même, dire que l’on veut une économie libérée des barrières politiques, on ne définit au fond aucune idéologie cohérente. On veut juste l’absence du protectionnisme, de l’économie planifiée.[15]

 

Mais revenons à l’Union Européenne. Les néolibéraux ne désiraient pas un organe supranational politique autonome qui aurait pu avoir une intention particulière à l’égard de l’économie ; ils voulaient une institution régulatrice neutre et supranationale, qui sans remettre en question l’économie de marché cherche à harmoniser les pratiques nationales pour réduire au maximum les freins nationaux à l’économie. Et quel levier utiliser pour parvenir à cette fin ? Quel est le plus puissant moteur de normalisation depuis le XVIIIe siècle ? Le droit positif, bien sûr.

 

Progressivement, tout au long du XXe siècle, les néolibéraux se tournent vers le droit positif (dont on a parlé dans l’article les universaux de Moïse) pour contraindre les Etats à laisser le champ libre à l’économie de marché. On retrouve ici le caractère insidieusement subversif du droit positif : ce droit, contrairement au droit naturel, est aveugle car il ne se préoccupe que de faire fonctionner les rouages de la société, sans s’intéresser au degré métaphysique. Contrairement à la coutume et à la tradition, le droit moderne n’a accès à son sujet que de l’extérieur, il ne peut le traiter que de façon quantitative et non intellective. Hayek l’a très bien compris lorsqu’il affirme : « L’essence de la pensée juridique […] est que le juriste s’efforce de rendre l’ensemble du système cohérent »[16]. Il ne s’agit pas du « pourquoi », mais du « comment ». L’Etat de droit dans toute sa beauté : fondamentalement impersonnel - l’objectivité suprême.

 

Ce genre de levier est parfait pour des hommes qui n’ont, au fond pas d’autre but que de donner toute sa place à cette économie de marché : selon Hayek, « pour que règne l’équilibre, l’ordre nécessite un cadre neutre et uniforme de règles. »[17]. Au commencement était le marché, pourvu que ce marché règne le reste importe peu. Voilà pourquoi Slobodian peut affirmer que pour les néolibéraux, « la distinction public/privé compte davantage que la distinction étranger/national ».[18]

 

Il nous faut maintenant revenir sur cette religion du marché unique qui anime les néolibéraux. On voit dans leur trajectoire que leur logique devient de plus en plus idéologique au fil du XXe siècle, ce qui résonne étrangement avec les élucubrations pseudo-métaphysiques de Comte et de Freud à la fin de leur existence. Chassez la métaphysique, elle revient au galop ! Et c’est extrêmement intéressant de voir comme Hayek cherche sans relâche la cause qui donne une forme de cohérence aux schémas de l’économie mondiale – pourtant statistiquement imprévisibles, à tel point qu’il parle pour décrire ce phénomène d’ « ordre spontané »[19]. Slobodian note : « […] Dans son discours inaugural à Fribourg en 1962, Hayek avance le caractère sublime de l’économie mondiale, ou « catallaxie ». Celle-ci opère au-delà de la raison […] »[20]

 

Et Hayek se met à prendre des exemples du monde animal pour décrire l’ineffable : si seulement les hommes pouvaient atteindre une symbiose parfaite, à l’instar du banc de poisson qui spontanément contourne un obstacle pour se reformer juste derrière, quelle libération ce serait ! L’économie serait enfin délivrée des frictions liées à nos mesquineries, nous atteindrions l’ataraxie, la béatitude, la paix.

 

On retrouve ici la fascination des évolutionnistes pour le règne animal et l’idée selon laquelle la perfection de l’homme se trouve dans son instinct primaire, son subconscient. C’est pourquoi Slobodian remarque : « depuis les années 1930, Hayek affirmait nettement que l’invisibilité et l’anonymat de l’économie mondiale étaient deux conditions nécessaires au capitalisme mondial. »[21] Pour parfaitement suivre le mouvement, il nous faut agir en ignorance de cause : « L’une des propositions centrales de Hayek, essentielle pour expliquer les transformations du néolibéralisme de l’école de Genève à partir des années 1970, est que le marché est construit sur des réponses pré cognitives aux signaux-prix. »[22]

 

Bon. Récapitulons un peu tout ça. Nous avons dans le domaine économique une sorte d’excroissance survenue à l’aube du XIXe siècle et qui n’a cessé d’enfler depuis. Cette excroissance, ce système, dont les dérives (si tant est qu’elles ne soient qu’accidentelles à ce système, ce dont je doute) n’ont cessé depuis de faire l’objet des critiques de l’Eglise et des hommes de bonne volonté, s’étend à l’échelle internationale et nous affecte tous. Rappelez-vous ce qu’affirmait Christopher Dawson déjà en 1924 :

 

« Jamais dans l’histoire de l’humanité les problèmes économiques n’ont joué un rôle aussi important dans la vie de l’homme, jamais ils n’ont eu une influence aussi directe sur la pensée humaine qu’aujourd’hui. L'économie en est venue à éclipser la politique, à attirer dans sa sphère toute la question sociale. […]

 

« Cette préoccupation excessive vis-à-vis des problèmes économiques est […] anormale et temporaire. Une société saine n'est pas davantage soucieuse de son organisation économique qu'un homme sain est soucieux de sa digestion. Le malaise actuel est le symptôme d'une maladie, et le symptôme d'un changement nécessaire. »[23]

 

Or Slobodian identifie dans son livre un noyau d’intellectuels autrichiens qui ont soutenu et excité, tout au long du XXe siècle, ce Léviathan, en s’appuyant sur un credo qu’on pourrait résumer ainsi : « au commencement était le marché. Il est inéluctable, incontrôlable, mais c’est notre seule perspective de salut, et tant qu’il n’aura pas les coudées franches l’humanité ne connaitra pas le progrès. »

 

Il faut donc que nous remontions plus haut, que nous nous intéressions aux racines de ce credo, car tant que nous ne sommes pas en mesure de remettre en question cette assertion fondamentale, impossible de trouver une alternative. Autant parler à un mur.

 

Et c’est par une petite allusion de Slobodian que j’ai découvert Polanyi. Un petit mot, tout simple : le réencastrement de l’économie[24], voilà la lutte de Polanyi. Quoi ? L’économie se serait désencastrée ? Mais où ? Quand ? Comment ?

 

Suite au prochain épisode, les amis !

 

 

 

[1] On aura beau faire autant de référence à l’Antiquité gréco-romaine, le fait est que rien dans l’Antiquité ne ressemble à notre bazar.

[2] Quinn Slobodian Les Globalistes, Une histoire intellectuelle du néolibéralisme, Le Seuil, 2022, p.20

[3] …Acheté en 1901 par un certain monsieur d’Arcy pour le compte du gouvernement britannique pour 60 ans. Je vous laisse donner la nouvelle à Elizabeth, ça va faire du vilain.

[4] Cf Slobodian, p.217 : A la fin des années 1950 les pays d’Asie, d’Amérique latine et des Etats africains non associés à la CEE s’allient aux néolibéraux – alors que ces mêmes Etats revendiquent via l’ONU leur souveraineté contre l’ordre néolibéral. Ça leur permet de participer au courant qui s’oppose aux avantages des pays hors UE qui bénéficient de relation privilégiées avec l’Europe grâce aux liens postcoloniaux (Maghreb et compagnie).

[5] Entendons par là bien sûr que sa légitimité concernant la sphère économique saute, et qu’il se concentre sur ses autres attributions. On est d’accord, c’est légèrement bancal.

[6] R. de la Tour du Pin, Vers un ordre social chrétien, éditions du trident, 1987, p.178

[7] Quinn Slobodian, ibid. p.133

[8] Quinn Slobodian, ibid. P.29

[9] Quinn Slobodian, Ibid. p.94

[10] Quinn Slobodian, ibid.  p.250 (citation de Friedrich A. Hayek, « individualism : True and False », 1945)

[11] Daniel Villey, L’économie de Marché devant la pensée catholique, revue d’économie politique novembre-décembre 1954, p.8 C’est une plaidoirie assez invraisemblable que cette conférence commanditée par Röpke, dans laquelle l’auteur essaie de vendre la religion libérale aux catholiques avec autant de talent et de bonne foi que Grima auprès d’Eowyn. On ne peut que se réjouir de voir des types faire pire que nous en terme d’évangélisation...

[12] Quinn Slobodian, ibid.  p.292 (citation de Friedrich A. Hayek, la présomption fatale. Les erreurs du socialisme (1988) 1993, p.101)

[13] Quinn Slobodian, ibid.  p.293 Slobodian nomme ordoglobalisme la vision des intellectuels de l’école de Genève. En tant qu’universitaire, il aime les néologismes.

[14] Quinn Slobodian, ibid.  p.117 (Si vous n’avez pas la référence pour flubber, je vous laisse chercher muhaha.)

[15] D’ailleurs c’est un peu le défaut du livre de Slobodian : il prétend rassembler dans un même panier des penseurs sous prétexte qu’ils sont néolibéraux alors que ceux-ci font chacun leur popote, tout en parvenant à la même conclusion qu’il faut le plus de liberté possible pour l’économie internationale. En attendant leur influence est immense, car les acteurs économiques aiment assoir leur quête de profit sur des justifications « scientifiques ».

[16] Hayek, cité par Quinn Slobodian, Ibid. p.271

[17] Hayek, cité par Quinn Slobodian, Ibid. p.283 (le surlignage est de bibi).

[18] Quinn Slobodian, Ibid. p.296

[19] Hayek, cité par Quinn Slobodian, Ibid. p.249

[20] Hayek, cité par Quinn Slobodian, Ibid. p.246

[21] Quinn Slobodian, Ibid. p.300

[22] Quinn Slobodian, Ibid. p.251 (le surlignage est de bibi)

[23] Christopher Dawson, article paru à l’origine dans New Blackfriars en Mai 1924. Consulté ici et traduit par bibi. Vous avez lu la première fois cette citation dans l’article économie et financiarisation. Enfin j’espère.

[24] Cf Quinn Slobodian, Ibid. pp.99-100

La question de l’usure

02/04/2023

Bonjour !

 

Aujourd’hui, je vous propose de poursuivre une discussion que nous avons entamé avec l’article économie et financiarisation. Souvenez-vous : dans cet article, nous parlions du problème de l’usure, autrement dit le prêt à intérêt. Pour René de la Tour du Pin, sur lequel nous nous sommes appuyés, la question était somme toute assez simple : l’usure, c’est le mal. D’ailleurs il ne s’agissait pas là d’un avis personnel arbitraire, mais d’un raisonnement logique : si l’on prête de l’argent, on ne peut pas demander d’intérêt dessus parce que rien n’est créé, l’argent n’étant qu’une monnaie d’échange et non un produit. Autrement dit, le temps n’est pas de l’argent, et agir ainsi ne fait que donner de l’aérophagie au système économique en éloignant le capital du travail. Ce raisonnement logique n’est pas seulement celui de René de la Tour du Pin, c’est aussi et surtout celui de l’Eglise.

 

Mais.

 

Plusieurs paradoxes émergent une fois que l’on a dit cela : d’une part, le Christ lui-même n’a-t-il pas réprimandé dans la parabole des talents ou des mines (Mt 25, 27 ou Lc 19, 23) le serviteur qui n’a pas su placer son bien à la banque, de telle sorte qu’il en aurait récupéré les intérêts? et d’autre part, la chrétienté n’était pas censée pratiquer l’usure, mais elle s’appuyait en fait sur les juifs qui eux la pratiquaient… Enfin, l’on remarque que sans contrevenir à ce qu’elle a toujours déclaré sur le sujet, l’Eglise est somme toute assez discrète depuis l’encyclique vix pervenit de Benoît XIV. Il faut croire que le sujet est assez sensible. 

 

Tant mieux.

 

Jean Daujat, de son côté, estime que le revenu d’un capital doit être distingué de l’intérêt d’un prêt, et par cette subtile cabriole il entend justifier la légitimité de ce revenu dans la mesure où il « sert à l’activité productrice »[1]. Connaissant la rigueur habituelle de ce grand philosophe, je ne vous cache pas que j’ai été légèrement déçu. Pour la première fois, je remarque qu’il y a un cheveu dans le pâté, surtout quand Daujat affirme un peu plus loin que « les apporteurs de capitaux sont évidemment seuls propriétaires du capital initialement apporté par eux »[2]. De fait, le raisonnement de Daujat manque ici d’envergure, et en justifiant la rémunération d’un apport financier il rompt avec le raisonnement que développe la Tour du Pin : pour Daujat l’argent, dans ce cas, peut donner lieu à une rémunération par le seul fait qu’il a été prêté.

 

Alors, où se trouve l’équilibre ?

 

Au milieu de cet imbroglio un lecteur m’a très gentiment confié une pépite invraisemblable : l’article de Denis Ramelet, La rémunération du capital à la lumière de la doctrine traditionnelle de l'Eglise catholique[3], disponible ici. Cet article fait le point de façon très claire sur la situation.

 

L’article en lui-même est suffisamment pédagogique pour qu’un résumé exhaustif en soit nécessaire, je vous encourage donc à le lire attentivement. J’aimerais tout de même insister sur plusieurs points qui me semblent extrêmement importants.

 

Tout d’abord, on remarque à la lecture de Vix pervenit, de l’article de Denis Ramelet et du livre de René de la Tour du Pin Vers un ordre social chrétien que l’Eglise s’évertue à ramener l’argent au rang de moyen et non au rang de fin. Dans l’ordre économique, c’est la condition incontournable pour conserver l’équilibre, or depuis la Révolution l’argent est redevenu une fin, l’économie se perverti en chrématistique et donne lieu à cette ploutocratie que décrit si bien René de la Tour du Pin dans la société du XIXème siècle : « Non pas une ploutocratie accidentelle, anormale, refrénable, mais au contraire une ploutocratie née du libre jeu des institutions et des mœurs, et qui ne peut que s'accroitre parce qu'elle est la conséquence d'un système, celui même de la Révolution, qui crut affranchir l'homme et n'affranchit que le capital, en en faisant un instrument de domination sans [...] limite sur les travailleurs, forcés d'y recourir. »[4]

 

Cela semble très lié, comme on l’a dit plus haut, au fait de faire payer le temps : l’investissement est une projection sur les gains futurs que l’on paye déjà par l’intérêt, ce qui engendre une confusion entre le présent et le futur. A l’aide des statistiques, l’avenir devient une réalité qui pèse dès le présent sur l’économie.

 

En fait, le débat autour de l’intérêt d’un prêt trouve son origine dans la question suivante : pourquoi prêterait-on de l’argent ? Pourquoi se départir d’une somme si l’on n’y trouve pas son intérêt ? Benoît XIV nous donne la réponse dans son encyclique : « … personne ne peut ignorer qu’en de nombreuses occasions l’homme est tenu de secourir son prochain par un prêt simple et nu, puisque le Christ, Notre Seigneur, l’enseigne lui-​même : « A qui te demande donne, et de qui veut t’emprunter ne te détourne pas. » (Mt 5.42) »[5]

 

L’intérêt du prêt n’est donc pas fondé en soi. Mais si le prêt met en difficulté le prêteur, que se passe-t-il ? En effet, celui-ci sera peut-être vulnérable à cause de la somme qu’il a prêté (Denis Ramelet donne l’exemple d’un toit à réparer). Dans ce cas, saint Thomas explique que si ce besoin survient pendant le prêt il aurait dû être anticipé par le prêteur. On retrouve cet indécrottable réalisme catholique : la responsabilité du prêt – pendant la durée de celui-ci - doit être assumée par le prêteur, et non par l’emprunteur. En revanche, si l’emprunteur tarde à rembourser le prêt et que le prêteur se trouve en difficulté passé le délai de remboursement, alors là la responsabilité passe à l’emprunteur car il a dépassé le délai convenu. Au moins si les difficultés du prêteur sont d’ordre matériel.

 

Car saint Thomas distingue les dommages effectifs, matériels et le gain manqué. Cette distinction rappelle bien, elle aussi, la différence entre le présent et le futur que notre économie mélange trop souvent. Lorsqu’il y a un dommage effectif c’est une réalité concrète et immédiate : il faut réparer le toit. Mais lorsqu’il y a un gain manqué, on rentre dans les statistiques, dans une réalité potentielle et on n’est plus sur le même terrain. Cela implique la « préférence pour le présent » développée par l’économiste autrichien Eugen von Böhm-Bawerk dans les années 1880, et que Saint Thomas d’Aquin avait décrit dans sa somme théologique[6]. 

 

A cela s’ajoute la précision la plus remarquable (à mon humble avis) de l’auteur : l’argent prêté n’appartient plus au prêteur. Denis Ramelet explique : 

 

« En effet, on emprunte de l’argent en vue de le dépenser, c’est-à-dire de l’aliéner. Or, on ne peut aliéner, c’est-à-dire donner en propriété à quelqu’un d’autre, que ce dont on est soi-même propriétaire. Par conséquent, l’emprunteur d’une somme d’argent en devient propriétaire en lieu et place du prêteur. C’est bien ce qu’on lit tant dans le Code civil français que dans le Code suisse des obligations. Ainsi donc, si je dis que celui à qui j’ai prêté de l’argent a réalisé des profits avec mon argent, je fais erreur. Par l’effet du contrat, mon argent est devenu son argent. » dès lors, « c’est à celui ou ceux qui ont des droits sur une chose d’en percevoir les profits et d’en assumer les éventuelles pertes. » [7]

 

Le prêteur n’est donc juridiquement pas fondé pour demander à participer aux profits que l’argent qu’il a prêté va permettre :

 

« Pour le prêteur, qui continue à prétendre à son remboursement intégral même après l’éventuelle faillite de l’emprunteur, l’insolvabilité de ce dernier est un risque de pur fait qu’il ne faut pas confondre avec le risque que l’investisseur assume juridiquement en renonçant, en cas de faillite, à tout ou partie de son apport. C’est le risque assumé juridiquement qui manifeste un droit sur la chose, non le risque de pur fait. 

 

« Le prêt à intérêt est donc un « monstre » juridique, un hybride contradictoire. D’un côté, le prêteur n’est pas considéré comme propriétaire de la somme prêtée, puisqu’il n’a pas part aux pertes. De l’autre, le prêteur est considéré comme propriétaire de la somme prêtée, puisqu’il a part aux profits. Le prêt à intérêt introduit donc une incohérence — et constitue par conséquent un corps étranger — dans l’ordre juridique. »[8]

 

Cela fait écho aux critiques adressées aux banques par Gaël Giraud, jésuite et ancien économiste en chef de l'Agence française de développement : les banques privatisent leurs profits mais font peser leurs pertes sur l’Etat et les contribuables. On tient là un des plus gros écueils de l’économie moderne, un des plus importants leviers d’injustice.

 

Pour retrouver une forme chrétienne de rémunération du capital, il s’agit donc de s’assurer que le prêteur assume juridiquement par contrat sa participation non seulement aux profits mais aussi aux éventuelles pertes. En quelque sorte, il reste propriétaire de son argent quoiqu’il arrive, pour le meilleur et pour le pire. La principale forme de contrat de ce type est le contrat de société, dans lequel rentre l’actionnariat. 

 

Sur ce point d’ailleurs l’auteur distingue l’actionnariat réel de la spéculation boursière, « qui consiste à prendre des parts dans une société en vue non pas de toucher des dividendes mais de réaliser une plus-value en cédant ces parts à un cours boursier plus élevé ». Selon l’auteur, cette spéculation boursière « pose un problème éthique important mais distinct de celui de l’usure. Disons seulement que la spéculation, qui constitue une escroquerie apparentée au « jeu de l’avion », est un risque inhérent à l’actionnariat mais contre lequel il existe des moyens de se prémunir si on en a la volonté politique. »[9]

 

En revanche, les obligations, le prêt hypothécaire, le prêt participatif, le crédit à la consommation et autres ne sont que des dérivés du prêt à intérêt et demandent des alternatives. Ces alternatives sont complexes mais non impossibles à trouver, je vous invite ici à lire les propositions de l’auteur.

 

Avant de finir, j’aimerais revenir sur la question des paraboles du Christ dans lequel il semble donner raison au maître qui accuse son serviteur de n’avoir pas pratiqué l’usure en plaçant son argent à la banque. Monsieur Ramelet nous rappelle à ce sujet que le maître est en train de secouer son serviteur oiseux, et que sa proposition est ironique : « tu n’as même pas eu la paresse de pratiquer l’usure ! ». Il faudrait donc éviter de prendre cette réprimande comme un encouragement, comme on peut l’entendre parfois… 

 

Si vous cherchez des références autour du vaste sujet de l’usure, je vous propose de vous rendre sur un blog remarquable : le blog de Pierre de Lauzin. Ce blog est tout à fait intéressant car son auteur est un ponte de la finance depuis les années 1975, résolument agrippé à la doctrine sociale de l’Eglise, et il continue à publier ses avis en 2022 ! Il a écrit un certain nombre de livres sur le rapport entre les chrétiens et l’argent, que je ne peux que vous conseiller de lire. Denis Ramelet propose justement à la fin de son article une critique du livre L’Évangile, les Chrétiens et l’Argent de monsieur de Lauzun, cela vous donnera une idée du bonhomme. 

 

Sur la question de l’investissement financier, un document assez particulier a été discrètement publié en novembre 2022 par l’Académie pontificale des sciences sociales. Il s’intitule Mensuram Bonam. Sans avoir la portée ni l’aspect pragmatique du document Oeconomicae et pecuniariae quaestiones rédigé par le Dicastère pour le Service du Développement intégral en mai 2018, il peut toujours apporter des pistes intéressantes aux hommes de bonne volonté qui sont amenés à réaliser des investissements financiers. En particulier, et même si on n’est pas du domaine, il peut être intéressant de s’informer sur les « critères d’exclusion » répertoriés de la page 45 à la page 47 qui visent à aider au discernement sur tel ou tel investissement. Je vous laisse ce document en pièce jointe, en plus de l'article de Denis Ramelet.

 

Le discernement du bien et de la justice en économie n’est pas simple à faire… Terminons avec cette belle phrase de monsieur Ramelet : « l’équité, qui est de l’ordre de la justice, doit en tout état de cause l’emporter sur la facilité, qui est de l’ordre de l’utilité. »

 

Bonne lecture, et bonne semaine !

 


[1] Jean Daujat, l'ordre social chrétien,  Beauchesne 1970 p.388
[2] Ibid, p. 390
[3] Denis Ramelet, La rémunération du capital à la lumière de la doctrine traditionnelle de l'Eglise catholique, Catholica, n° 86, hiver 2004-05
[4] René de la Tour du Pin, Vers un ordre social chrétien, éditions du trident, 1987, p.175 (pour une plus longue description, vous pouvez vous reporter à cet article)
[5] Benoît XIV, encyclique Vix Pervenit du 1er novembre 1745
[6] « Minus est habere aliquid virtute quam habere actu » (Somme théologique, partie 2/2, qu. 62, art. 4), si je ne m’abuse on peut traduire ça par « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ».
[7] Denis Ramelet, Ibid p.18
[8] Ibid, p.19
[9] Ibid, p.21 (note de bas de page)

Economie et financiarisation (Présidentielle 3/4)

20/03/2022

Aujourd’hui, nous allons parler d’économie. C’est le troisième article de la « suite présidentielle », censé nous faire cogiter avant de passer devant les urnes en avril prochain. Parce qu’il faut passer devant les urnes. Si vous en doutez, relisez l’introduction de cet article. Il y a deux semaines nous avions évoqué la souveraineté, la semaine dernière l’éducation, et la semaine prochaine nous verrons la démocratie. 

 

Comme à chaque fois, rappelez-vous que je ne suis qu’amateur, donc lisez avec circonspection les articles. Par contre lisez sans réserve les auteurs. En général j’essaye de trouver des spécialistes, même si la postérité ne leur a pas fait honneur... 

 

Commençons par l’extrait d’un article de l’excellent historien Christopher Dawson, publié en mai 1924 :

 

« Jamais dans l’histoire de l’humanité les problèmes économiques n’ont joué un rôle aussi important dans la vie de l’homme, jamais ils n’ont eu une influence aussi directe sur la pensée humaine qu’aujourd’hui. L'économie en est venue à éclipser la politique, à attirer dans sa sphère toute la question sociale. Même l'homme de la rue a appris que son bien-être personnel est intimement lié à un système économique. Il peut être indifférent à la politique, sceptique quant à la valeur de la philosophie et de la science, hostile à la religion, mais pour ce qui est de l'économie, son intérêt et ses préjugés sont vifs. D'où la montée du socialisme - le succès d'un évangile économique et d'une interprétation économique de la vie. De là aussi un nouvel esprit de critique à l'égard de la religion, perçue comme indifférente aux choses qui sont si vitales - c'est "l'opium des pauvres" qui les drogue jusqu'au contentement de leur sort et à l'indifférence envers leurs véritables intérêts. 

 

« Cette préoccupation excessive vis-à-vis des problèmes économiques est toutefois anormale et temporaire. Une société saine n'est pas davantage soucieuse de son organisation économique qu'un homme sain est soucieux de sa digestion. Le malaise actuel est le symptôme d'une maladie, et le symptôme d'un changement nécessaire. La société moderne traverse cette période critique de son existence, que l'Ancien Monde a également dû traverser au cours du siècle qui a précédé la paix d'Auguste. Dans les deux cas, les ressources matérielles de la société ont détrôné son assise morale. C'est le moment déterminant de la vie d'une civilisation - un moment où les sociétés et les individus sont en proie à des tentations de remèdes violents et à des espoirs excessifs, jonglant entre l'apathie et le désespoir. Lorsque la crise est terminée, lorsque la société a maîtrisé ses difficultés ou s'est résignée à un compromis avec elles, la vie humaine revient à la normale; les problèmes économiques retrouvent leur vision propre, et les besoins spirituels de l’homme se réaffirment une fois de plus. Après la paix d'Auguste vient l'Évangile du Christ. 

 

« Il en va de même pour nos propres problèmes. Le malaise économique actuel est une question secondaire - bien qu’une question secondaire de grande importance - qui détourne l’esprit des hommes des grands problèmes de la vie; c'est cela, et non la religion, qui est le véritable "opium des pauvres". Ce n'est que lorsque la question économique actuelle sera réglée que la véritable opportunité du catholicisme se présentera. La stabilité économique ouvre la possibilité matérielle d’une stabilité religieuse, c'est-à-dire de la conversion de notre civilisation. »[1]

 

Cet extrait a l'avantage d'être très parlant, cela dit il ne faut pas le prendre de travers. Jean Daujat nous explique que vouloir "Humaniser d'abord, christianiser ensuite" est une grave erreur car la christianisation est indépendante du degré de développement humain: les apôtres, par exemple, n'ont pas attendu que l'esclavage soit supprimé pour enseigner l'évangile aux esclaves, alors même que l'esclavage de l'époque était encore plus barbare que la condition des pauvres d'aujourd'hui. L'évangélisation n'est donc pas soumise aux aléas de l'histoire, et constitue en tout temps une priorité. Il n'en reste pas moins que, comme le dit monsieur Dawson, l'économie moderne est un problème colossal que l'on doit chercher en toute justice à résoudre.

 

Nous voici donc au moment déterminant de la vie de notre civilisation, et notre survie dépendra de la fiabilité du diagnostic que nous parviendrons à poser. Vu l’enjeu, je vais convoquer le meilleur spécialiste que je connaisse, René de la Tour du Pin. Voyez plutôt.

 

Dans son livre Vers un ordre social chrétien, l’auteur se penche sur les principes de l’économie moderne. Cela l'amène à observer ce qui arrive normalement, quand quelqu'un a besoin d'utiliser un bien qui ne lui appartient pas. Je vais tenter de vous résumer les propos du marquis à ce sujet. Pour les puritain vous retrouverez le passage d'origine aux pages 56 et suivantes de son livre.

 

Dans le cas où l'usage du bien qui appartient à un tiers implique sa détérioration ou sa diminution, c'est un contrat de location qui doit s'établir avec ce tiers, contrat dont le montant du dédommagement est fixé selon la durée d'utilisation et l'usage prévu du bien. Si, en revanche, l'usage du bien en question n’implique aucune détérioration ou diminution de ce bien, dans ce cas le contrat est censé être un prêt (sous-entendu un prêt à taux zéro, un vrai prêt quoi). Le truc, c’est que le marquis de la Charce remarque que cette dernière situation, qui devrait aboutir à un prêt, abouti en réalité la plupart du temps à l'usure, c'est-à-dire ce qu'on appelle aujourd'hui improprement un "prêt" à intérêt. Comme dirait Achille Talon, c’est dorénavant un prêt gratuit - en échange d’une certaine somme...

 

Pour les défenseurs de l'usure, cet intérêt est une compensation pour trois raisons :

 

- la perte du bénéfice qu'on aurait pu avoir en utilisant l'argent si on ne l'avait pas prêté; 

- le risque encouru si le bien prêté est détruit, 

- et enfin par le dédommagement (d'avoir accepté de prêter son argent, parce qu'on aurait pu ne pas le faire...). 

 

Tandis que le tarif de la location se calcule sur des données objectives en rapport avec les caractéristiques du bien, on voit que l'usure se base sur la convention sociale et la convenance du prêteur. Des critères déjà moins stables... 

 

L’usure représente donc le coût du transfert d'argent (ou de biens), ce qui veut dire que le capital prêté sera systématiquement diminué de la somme des intérêts que le débiteur doit rendre au prêteur. La tour du Pin expose la conséquence de cela: "après une vente au juste prix, ou une location équitable, chacune des deux parties est aussi riche qu'avant, et les deux plateaux de la balance n'ont pas été déplacés; après un prêt au contraire, l'équilibre est rompu instantanément."[2]

 

Cet équilibre se rompt instantanément parce que le prêteur tire une valeur artificielle de l'échange, sans avoir produit quoique ce soit. "Par le simple fait de l'emprunt contracté en vue d'un besoin et de la condition d'un intérêt mis au prêt correspondant, l'équilibre social tend à se rompre par l'effet croissant d'inégalités économiques, sans autres limites que celles de l'opulence incalculable à l'extrême misère. Autrement dit le système, cher au conservateur, qui généralise le prêt intéressé, exerce sur les conditions sociales une action directe essentiellement perturbatrice. D'où l'interdiction formelle par la plupart des anciennes législations, et son châtiment par des violences et même des catastrophes dans les sociétés où elle n'était pas suffisamment réprimée."[3]

 

La tour du pin constate que cette pratique sur laquelle repose le système capitaliste s'est imposée totalement dans le fonctionnement même de l’économie moderne, au point de diviser "le monde civilisé en deux catégories de citoyens, les travailleurs et les rentiers […] la moitié du capital français travaille pour qui l'emploie, l'autre moitié pour qui le prête, sans parler du travail de l'argent sur lui-même, du jeu de bourse [...] Par lequel se produit ce qu'on appelle en mécanique un frottement au détriment du travail utile, et en économie une usure au détriment de la production."[4]

 

Cette dynamique sépare la richesse de sa source, qui est la production. Cela conduit les théoriciens du capitalisme à employer une expression qui en dit long : "l’argent travaille". L’auteur réagit contre cet abus de langage :

 

« Ce n'est pas l'argent, converti ainsi en capital, c'est-à-dire en instrument de travail, qui travaille. C'est celui qui le met en œuvre, et la productivité du capital est une de ces expressions qu'il ne faut pas prendre à la lettre, mais traduire par cette périphrase: la productivité du travail au moyen du capital. Ce n'est donc pas la charrue qui travaille, c'est le laboureur; donc, c'est lui qui produit et non pas elle, bien qu'il ne pourrait produire sans elle. Il est donc inexact de dire qu'il y ait deux facteurs du produit ou agents de la production, il n'y en a qu'un, le travail, qui produit à l'aide des agents naturels qu'il rencontre et des agents artificiels qu'il a lui-même créés. Autrement dit, le produit est du travail multiplié par du travail.

 

« Qu'une partie des créations de ce travail soit passée auparavant dans des mains oisives qui ne font plus que le rapporter au travail, cela ne change pas sa nature: le capital est le produit d'un travail antérieur à celui que l'on considère sous sa forme de main-d’œuvre, voilà tout. Il n'est pas du "travail accumulé". Il n'est pas de la force vive, mais de la matière inerte. »[5] 

 

En résumé, le capitalisme a la fâcheuse manie de mettre la charrue avant les bœufs (les bœufs étant, en l’occurrence, les hommes), tout en prenant des vessies (le capital) pour des lanternes (le travail). Quand des hommes réussissent à persuader d’autres hommes que le temps c'est de l'argent, ou que le capital est une force vive, cela a pour conséquence immédiate de ne plus fonder l'économie sur la réalité mais sur le profit futur qu'on espère tirer de cette réalité. Voilà l’endroit où le bât blesse, la zone où le fil qui rattache l’économie à la réalité est coupé. D'autant que cette exception devient la norme.

 

Avec l'usure, l'économie est entrée dans la logique du pari. Ce que nous explique la tour du pin c'est que même si le pari est gagnant, même s'il fonctionne, il ne fait qu'encourager les parieurs (les rentiers) et les parieurs de parieurs (les spéculateurs) et il pollue l’authentique production de richesses puisque ces rentiers, ces marchands de temps et de fumée, ne produisent rien. 

 

Autant dire que ça n’a pas plu. Ça n’a pas plu du tout. Des sociologues chrétiens se sont mis à dire que le marquis de la Charce faisait du socialisme. Sommé de s’expliquer devant le pape le 20 février 1885, La Tour du Pin se lance dans un exposé de la doctrine sociale chrétienne, jusqu’à ce que Léon XIII l’interrompe : « Eh ! mon fils ! Ce n’est pas du socialisme, c’est du christianisme… Ah, ils ne savent pas ce que c’est que l’ordre social chrétien. Eh bien ! Ne craignez rien, attendez ma prochaine encyclique (immortale dei)… Le pape parlera, il dira qu’il y a un ordre social chrétien. » 

 

Afin de ne pas tomber dans l’erreur du matérialisme communiste avec lequel certains voudraient le rapprocher, René de La Tour du Pin explique de quelle façon entendre la nécessité pour chaque citoyen de travailler : 

 

« Les consommations les plus productives sont celles qui produisent des biens moraux: le prêtre, l'homme charitable, le savant, consomment généralement peu en proportion de ce dont ils favorisent la production sociale. Un prince par son bon gouvernement, un chef militaire ou un magistrat par la supériorité des services qui lui sont confiés, un ingénieur, un professeur, un médecin favorisent en général davantage encore la production que ne le font les producteurs directs, cultivateurs, industriels ou ouvriers. » 

 

En somme, la Tour du Pin associe la notion de productivité à celle de fécondité. Cela permet de ne pas restreindre la notion de prospérité de la société à un critère quantitatif mais aussi qualitatif, intrinsèquement moral :

 

« Au contraire, de mauvaises mœurs, de mauvaises finances, de mauvais services publics, la décadence intellectuelle ou morale des professions libérales, pèsent sur la vitalité des classes directement productrices en ne leur rendant pas l'équivalent des services que les classes dirigeantes en reçoivent, et abaissent par conséquent le niveau de la production et celui de la prospérité publique. Une classe d'oisifs est une classe parasite, et si l'oisiveté devient héréditaire dans certaines familles, ces familles deviennent à charge de la nation. […] La consommation improductive (est) une anomalie, une dérogation à la loi de nature »[6]

 

L’auteur reprend plus loin les conséquences qu’implique cet éloignement du travail et de la richesse : une perte complète de la nécessité de l’effort et de son caractère édifiant pour chaque homme :

 

« La loi du travail est le fondement de toute l'économie sociale, parce qu'elle est la loi même de la vie humaine. Cette vie, en effet, ne s'entretient physiquement et intellectuellement qu'au prix d'une série continuelle d'efforts, et chacun de ces efforts est pénible. Malheur à l'individu, malheur à la famille, malheur à la classe, malheur à la société qui parvient à se soustraire momentanément à la loi du travail. Mais malheur aussi à l'enseignement qui méconnait l'esprit et le but de cette loi fondamentale de l'économie sociale, et qui définit celle-ci la science des richesses, "la chrématistique". Non, le travail n'a pas pour but la production des richesses, mais la sustentation de l'homme, et la condition essentielle d'un bon régime du travail est de fournir en suffisance d'abord au travailleur, puis à toute la société, les biens utiles à la vie. »

 

Il s’agit donc, en retrouvant le centre de gravité de l’économie (le rapprochement du capital et du travail), de retrouver aussi le sens de ce travail qui n’est autre que la dignité de l’homme. Cela conduit le marquis de la Charce à critiquer sévèrement le régime de la liberté du travail :

 

« De tous les régimes du travail en cours dans l'humanité, y compris le régime servile, nul ne donne moins de garantie à l'accomplissement des fins providentielles que celui dit "de la liberté du travail", qui est propre à la société moderne. La concurrence illimitée, qui en est le ressort, subordonne en effet les relations économiques à la loi dite de l'offre et de la demande, loi qui fonctionne précisément à l'inverse de la loi naturelle et divine du travail, puisque par son jeu la rémunération du travail salarié est d'autant plus faible que le besoin de la classe ouvrière est plus intense. Elle est donc absolument barbare. C'est pourtant là ce que n'ont pas encore montré les chaires dites de la Science! (note de l'auteur: on s'y indigne, au contraire, de la prétention d'un ouvrier, père de six enfants, à un gain au-dessus de la moyenne, et on trouve tout simple qu'il soit obligé par le besoin d'accepter le salaire que refuserait un célibataire). »

 

« Le régime de la liberté du travail n'est d'ailleurs pas plus profitable au patron qu'à l'ouvrier, parce qu'il entraine pour l'un comme pour l'autre la même insécurité par suite de la même tyrannie. Il n'est pas davantage profitable à la société, où il engendre les haines de classe et prépare les bouleversements en mettant les intérêts en antagonisme au lieu de les harmoniser. »[7]

 

Alors vous allez me dire que plus d’un siècle après ces propos de la Tour du Pin, tout ce bazar est loin derrière nous. L’humanité, dans son ineffable sagesse, ne peut pas ne pas avoir progressé sur ces questions si vitales. Il faut admettre qu’elle a progressé, ça on ne peut pas le nier. Penchons-nous sur un document intéressant, rédigé par le Dicastère pour le Service du Développement intégral en mai 2018 : Oeconomicae et pecuniariae quaestiones, considérations pour un discernement éthique sur certains aspects du système économique et financier actuel. Voici ce qu’on peut y lire :

 

« Ce qui avait été prédit, voici plus d’un siècle, est malheureusement devenu maintenant réalité : le revenu issu du capital porte maintenant atteinte au revenu issu du travail qu’il risque de supplanter tandis que celui-ci est souvent relégué en marge des intérêts majeurs du système économique. Il s’ensuit que le travail lui-même, avec sa dignité, devient non seulement une réalité toujours plus menacée, mais perd aussi sa qualification de "bien" pour l’homme, devenant ainsi un simple moyen d’échange à l’intérieur de relations sociales inégales. »[8]

 

En somme, nous ne pouvons pas exactement prétendre que la "question économique actuelle" dont parle Dawson a été réglée… Les auteurs poursuivent :

 

« La récente crise financière aurait pu être l’occasion pour développer une nouvelle économie plus attentive aux principes éthiques et pour une nouvelle régulation de l’activité financière, en éliminant les aspects prédateurs et spéculatifs et en valorisant le service à l’économie réelle. Bien qu’à divers niveaux, de nombreux efforts positifs aient été accomplis, lesquels sont à saluer et à apprécier, aucune réaction, cependant, n’a permis de repenser ces critères obsolètes qui continuent de gouverner le monde. Au contraire, un égoïsme aveugle semble parfois prévaloir, limité au court terme ; faisant fi du bien commun, il exclut de ses horizons la préoccupation non seulement de créer mais aussi de partager la richesse et d’éliminer les inégalités aujourd’hui si aiguës. »[9]

 

 « Il n’est plus possible de passer sous silence qu’il existe de nos jours une tendance à déshumaniser tous les échanges de "biens", en les réduisant à de simples échanges de "choses". […] tout progrès du système économique ne peut être considéré comme tel, s’il est mesuré uniquement sur la base des paramètres quantitatifs et d’efficacité dans la production du profit ; il doit également prendre en compte la qualité de vie qu’il produit et celle de l’extension sociale du bien-être qu’il diffuse ; ce bien-être ne peut de fait se limiter seulement à ses aspects matériels. […] À cet égard, il est souhaitable que particulièrement les institutions universitaires et les business schools prévoient dans leur cursus d’études, de façon non marginale ou accessoire, mais bien fondamentale, des cours de formation qui amènent à comprendre l’économie et la finance à la lumière d’une vision complète de l’homme, non réduite à certaines de ses dimensions, et d’une éthique qui l’exprime. La doctrine sociale de l’Église offre à ce sujet une grande aide. »[10]

 

Alors, comment corriger le tir ? La Tour du Pin, après avoir expliqué l’impasse du socialisme et du libéralisme, explique en quoi le régime corporatif est le plus favorable à la paix sociale pour trois raisons:

 

- il se prête le mieux à la fixation amiable des conditions de travail,

- il crée des ressources pour les moments de l'existence où le gain fait défaut (arrêt maladie/retraite),

- il régule le jeu des forces industrielles et permet d'amortir les effets des perturbations économiques.

 

Ce régime ne se limite donc pas seulement aux arts et métiers ou à l'époque du moyen âge, mais "il convient tout spécialement aux conditions les plus scientifiques et aux proportions les plus gigantesques de l’industrie moderne."[11]

 

En fait le régime corporatif qu’évoque la Tour du Pin ne correspond pas du tout à l’application en bloc de l'organisation qui fonctionnait avant la Révolution. Nous avons déjà évoqué dans l’article sur la souveraineté la pédagogie de la Tour du Pin, qui s’oppose au positivisme de Maurras. Il ne s'agit pas de la revanche des siècles passés mais de la réorganisation des forces actuelles de l’économie, autour des principes incontournables et intemporels de la doctrine sociale de l’Eglise. Plus encore, les dispositions que recommande l’auteur sont raisonnables. Dans sa vision organique de la société, dans l’application du principe de subsidiarité il y a avant tout la sève si vitale du sens. 

 

En fait, le régime corporatif proposé par l’auteur est vivant. L’Etat permet ce régime (il ne l’impose pas), il le protège de l’extérieur mais il veille aussi à en tempérer les abus, tout en s’interdisant toute ingérence directe, car de l’autonomie des corporations dépend leur vivacité. Bref je vous renvoie à ce propos à Vers un ordre social chrétien, les démonstrations de l’auteur sont bien plus parlantes.

 

Forcément, on ne peut que s’étonner que presque plus personne ne défende une vision si équilibrée du travail et de l’économie aujourd’hui. A cela on peut proposer plusieurs hypothèses : d’un point de vue historique, le terme "corporation" rappelle à la fois le moyen âge et le gouvernement de Vichy (qui avait mis en place un régime corporatif d’Etat). Autant dire que rien que ce mot est facilement associé à l’"obscurantisme" dans nos écoles du politiquement correct.

 

Ensuite, concrètement les défenseurs de ce régime ont cherché d'abord à s’appuyer sur les syndicats pour développer un fonctionnement similaire. Là-dessus pas de bol, le marxisme a fait des ravages en déformant ces instances, qui auraient pu être si utiles, en instruments de pression. C’est comme jouer aux auto tamponneuses avec une Lamborghini, merci les gars. Même la CFTC n’est, malheureusement, plus que l'ombre d'elle-même…

 

Enfin, et surtout, aujourd’hui nous ne parvenons pas à imaginer une économie libérée de cette course à la richesse, ce qui amènera Jean-Paul II à la comparer à une structure de péché dans son encyclique sollicitudo rei socialis :

 

« Il est nécessaire de dénoncer l'existence de mécanismes économiques, financiers et sociaux qui, bien que menés par la volonté des hommes, fonctionnent souvent d'une manière quasi automatique, rendant plus rigides les situations de richesse des uns et de pauvreté des autres. Ces mécanismes, manœuvrés - d'une façon directe ou indirecte - par des pays plus développés, favorisent par leur fonctionnement même les intérêts de ceux qui les manœuvrent, mais ils finissent par étouffer ou conditionner les économies des pays moins développés. »[12]

 

Il faut admettre que si l’on ajoute ces fonctionnements "quasi automatiques" à la réticence d’un grand nombre de personnes à changer les choses, nous voici face à un mur. Ce mur tient depuis deux siècles malgré les inégalités, les dysfonctionnements et les crises. Il tient parce que nous avons peur de perdre notre confort. Peur que l’injustice qui nous profite s’inverse et nous mette du mauvais côté de la balance. La dynamique de notre économie, vous l’aurez compris, est une autre facette de cette "libre pensée" qui gangrène notre société. On retrouve cette hargne contre la raison, cette concupiscence qui agit simplement parce qu’elle peut agir, sans égard pour l’homme.

 

Très honnêtement je ne vois pas comment les "instances de régulation" ou les "comités d’éthique" proposés par les auteurs de Oeconomicae et pecuniariae quaestiones résoudront le problème. Ce sont des solutions nécessaires à court terme, mais il faut que des hommes se lèvent pour proposer une économie radicalement différente, dont le fonctionnement implique que l'homme soit maintenu au centre. L’économie actuelle nous divise, il faut que nous puissions nous unir.

 

A l’échelle individuelle cela peut aussi passer par la ferme résolution de ne pas se laisser séduire par l’idéologie de l’usure permanente, ce fantasme du profit futur. Cela signifie refuser de toucher de l’intérêt sur son épargne (la nef propose ainsi que les intérêts que vous pourriez toucher soient systématiquement reversés à une œuvre caritative), cela signifie changer de banque pour une banque plus éthique, qui garde de la visibilité sur ses transactions (comme le crédit coopératif), cela signifie enfin de donner chaque mois une partie de vos revenus à des œuvres caritatives[13]. Il ne faut pas de se dire que ce serait généreux d’agir ainsi. Il faut se dire que ce serait juste, et qu’il n’aurait jamais dû en être autrement.

 

Courage les amis, et à la semaine prochaine!


[1] Christopher Dawson, article paru à l’origine dans New Blackfriars en Mai 1924. Consulté ici et traduit par bibi. On fait ce qu’on peut.
[2] R. de la Tour du Pin, Vers un ordre social chrétien, éditions du trident, 1987, p.67
[3] Ibid, pp. 67-68
[4] Ibid, p.84
[5] Ibid, pp.68-69
[6] Ibid, p.76
[7] Ibid, pp.166 167
[8] Oeconomicae et pecuniariae quaestiones, considérations pour un discernement éthique sur certains aspects du système économique et financier actuel, Dicastère pour le Service du Développement intégral, 25 mai 2018, §15
[9] Ibid, §4.
[10] Ibid, §9-10
[11] Ibid, p. 167
[12] Jean-Paul II, encyclique sollicitudo rei socialis, §16
[13] Pour rappel nous sommes encouragés à épargner 10% de notre revenu, et à en donner 10%. Dans ces 10%, il est juste si l’on est catholique de donner la dîme à l’Eglise. Attention: la dîme n’est pas un don, c’est un dû car nous sommes membres de l’Eglise.

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