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His dark materials, de Philip Pullman

02/02/2025

Aujourd’hui, je vous propose de discuter d’une œuvre aussi spéciale que fascinante : his dark materials, de Philip Pullman. Il s’agit d’une trilogie intitulée en français A la croisée des mondes et parue de 1998 à 2001. Disons-le d’emblée : l’auteur fait passer dans toute son œuvre un message anticlérical assez peu subtil, à tel point qu’on pourrait facilement établir une symétrie inverse entre his dark materials et le monde de Narnia, de C.S. Lewis.

 

Mais, contrairement aux anticléricaux modernes, Pullman n’use pas du scepticisme ou de l’ironie fainéante qu’on a l’habitude de lire. Il ne s’attaque pas à la foi, au contraire il déploie un univers pittoresque dans lequel les personnages sont en quête de spirituel, au-delà des conventions sociales. A dire vrai, le magisterium, qui est une caricature de l’Eglise catholique, est si dépourvu de toute notion de spiritualité - et même, en fin de compte, d’humanité – que l’on se sent en tant que catholiques plus proches des héros qui cherchent à lui échapper que de ses ouailles fanatiques.

 

L’histoire est la suivante (attention je crache le morceau, si vous préférez le suspens sautez donc les trois prochains paragraphes !) : Les anges ne sont que d’anciens humains avec des superpouvoirs, parfois aussi vieux que le monde. Le premier d’entre eux, qui s’appelle l’Autorité, s’est déclaré dieu et se fait vénérer dans la plupart des mondes créés (mondes qui coexistent sans le savoir). Metatron, son copain, est devenu plus fort que lui et a pris le contrôle du royaume des cieux à l’insu de tous. Jusque là rien de très spirituel, me direz-vous. Plutôt terre à terre comme anticatéchisme. Mais Pullman ajoute dans son roman la notion de Poussière, parfois appelée aussi matière sombre. L’idée, c’est que la Poussière désigne les myriades de particules de conscience émises par les êtres sensibles à travers leurs actes de créativité, de curiosité et d’introspection. La Poussière produit la conscience – étant elle-même consciente – et s’agglomère autour des adultes en particulier. Les anges sont constitués intégralement de Poussière, qui d’ailleurs est invisible à l’œil nu.

 

Vous le voyez, la métaphore se corse un peu. Dans l’esprit de l’auteur, la Poussière correspondrait à la connaissance offerte par l’arbre défendu du jardin d’Eden que ça ne m’étonnerait pas. Remarquons deux choses : d’une part, la Poussière est une « matière spirituelle » certes invisible à l’œil nu, mais détectable grâce à des instruments – ce que traduit très bien la notion de « particules ». D’autre part, la Poussière est émise par les êtres vivants, qui finalement produisent cette « matière spirituelle ». Autrement dit la grâce, le divin, est entre nos mains.

 

Et l’auteur file la métaphore : dans son récit, le magisterium cherche à neutraliser la poussière qu’il considère comme mauvaise pour les hommes en les privant de façon « chirurgicale » de la Poussière. On comprend assez vite qu’en fait il trouve bien plus facile de manipuler les foules lorsqu’elles n’ont pas de conscience propre. Un homme, qui représente assez littéralement les Lumières, se dresse contre le magisterium, puis contre l’Autorité elle-même pour substituer au royaume des cieux la république des cieux et détrôner ces fantoches qui prétendent gouverner le monde, qui tourne finalement très bien tout seul. Ce héros homérique, Lord Asriel, s’appuie courageusement sur la science pour mener la lutte, aidé par tous les peuples libres de l’univers. Grandiose.

 

Il y a un nombre assez important d’intrigues imbriquées les unes dans les autres, mais l’on perçoit nettement au fur et à mesure du récit l’importance des thématiques de la liberté et de la responsabilité des personnages. La thèse de l’auteur semble être que rien ne compte davantage que notre liberté, car elle seule nous permettra d’agir de façon responsable, sans nous laisser influencer par les conventions. Pullman affirme avoir été grandement influencé par le poème Paradise lost, de John Milton, notamment à travers l’idée que les héros doivent grandir et apprendre pour s’approprier pleinement et de façon responsable ce qu’ils ont reçu sans effort au début de l’histoire.

 

Par ailleurs, il me semble intéressant de proposer une analogie entre l’œuvre de Pullman, et l’œuvre de Christopher Nolan – tout particulièrement le récit développé dans son film Interstellar, qui traduit aussi à sa façon cette sorte de mystique immanente et rationaliste, les hommes se nourrissant les uns les autres de spiritualité dans un cercle finalement bouclé au raz des pâquerettes, où l’intervention divine et la Présence de Dieu est complètement écartée de l’équation.

 

Il y a dans l’œuvre de Pullman une logique rationaliste qui se heurte à une expérience profondément humaine. D’ailleurs Pullman refuse le terme écrivain et préfère qu’on le considère comme un conteur, et il faut dire qu’il imprègne avec beaucoup de pittoresque son récit d’une ambiance féérique tout en le structurant d’une charpente scientifique très crédible. Seulement, à l’instar de Nolan dont nous avons déjà parlé, la boucle n’est bouclée qu’à travers un tour de passe passe permis par le mélange des genres.

 

Bien que son récit forme comme on l’a dit une caricature évidente de la foi catholique – c’en est presque littéralement un contresens, le bien et le mal étant inversé -, Pullman nous permet de nous interroger à travers son récit sur le sens profond de notre foi, et notre responsabilité face au bien et au mal. Il y a quelque chose de l’épreuve nietzschéenne ici : puisque Pullman prive la spiritualité qu’il construit de toute transcendance et confronte ses personnages à la solitude du néant, il confère à leur choix du bien une connotation surhumaine qui d’une certaine manière est édifiante.

 

Seulement voilà : la solitude que Pullman élabore en écartant Dieu de son récit conduit assez facilement à l’individualisme. A partir du moment où l’on nie l’incarnation, la venue spontanée de Dieu dans notre monde, impossible de comprendre la nécessité de nous ouvrir à Dieu pour nous laisser enseigner sa Loi, qui dépasse de loin nos déductions logiques dans le fond et dans la forme. Tout repose sur le mérite des personnages, leur capacité à rationnaliser à tout moment.

 

C’est d’ailleurs très intéressant de voir la trajectoire littéraire de Pullman, à partir de His dark materials. Face au succès de son œuvre (qui a même donné lieu à une série sur HBO), l’auteur a développé son récit avec d’autres romans ces dernières années. Mais cette fois-ci, l’intrigue commence dans un couvent de sœurs qui accueillent et protègent l’héroïne, et le thème développé est le refus des personnages d’avoir la foi au-delà des faits empiriques. A croire que l’auteur s’aperçoit peu à peu du véritable ennemi !

 

Je vous propose de finir avec une citation de Chesterton. Notre grand homme évoque assez souvent John Milton, qu’il accuse au contraire de Shakespeare de ne pas se laisser dépasser par sa foi. Ici il évoque dans son livre hérétique l’intérêt qu’ont les artistes pour le blasphème, qui me paraît tout à fait de mise en l’occurrence : « Le blasphème est en effet artistique, parce que le blasphème dépend d’une conviction philosophique. Le blasphème dépend de la croyance et disparaît avec elle. Si quelqu’un pouvait en douter, qu’il se mette sérieusement au travail, et qu’il essaie de trouver des idées blasphématoires contre Thor. Je crois bien que sa famille le retrouvera au bout de la journée dans un état voisin de l’épuisement. »[1]

 

Bonne lecture, les amis !

 

[1] G.K. Chesterton, Hérétique, p.6

Le Nommé Jeudi, de Chesterton

22/12/2024

Bonjour !

 

Aujourd’hui, alors que Noël approche, je vous propose une petite surprise… Voici l’extrait d’un roman de Chesterton, le Nommé Jeudi. J’espère que cela vous donnera envie de découvrir davantage les romans de notre mentor préféré !

 

« Gabriel Syme n’était pas simplement un policier déguisé en poète : c’était vraiment un poète qui s’était fait détective. Il n’y avait pas trace d’hypocrisie dans sa haine de l’anarchie. Il était un de ceux que la stupéfiante folie de la plupart des révolutionnaires amène à un conservatisme excessif. Ce n’était pas la tradition qui l’y avait amené. Son amour des convenances avait été spontané et soudain. Il tenait pour l’ordre établi par rébellion contre la rébellion.

 

Il sortait d’une famille d’originaux, dont les membres les plus anciens avaient toujours eu sur toutes choses les notions les plus neuves. L’un de ses oncles avait l’habitude de ne jamais se promener que sans chapeau. Un autre avait essayé, d’ailleurs sans succès, de ne s’habiller que d’un chapeau. Son père était artiste, et cultivait son moi. Sa mère était férue d’hygiène et de simplicité. Il en résulta que, durant son âge tendre, l’enfant ne connut pas d’autre boisson que ces deux extrêmes : l’absinthe et le cacao ; il en conçut, pour l’une et pour l’autre, un dégoût salutaire. Plus sa mère prêchait une abstinence ultra-puritaine, plus son père préconisait une licence ultra-païenne, et, tandis que l’une imposait chez elle le végétarisme, l’autre n’était pas loin de prendre la défense du cannibalisme.

 

Entouré qu’il était depuis son enfance par toutes les formes possibles de la révolte, il était fatal que Gabriel se révoltât aussi contre quelque chose ou en faveur de quelque chose. C’est ce qu’il fit en faveur du bon sens, ou du sens commun. Mais il avait dans ses veines trop de sang fanatique pour que sa conception du sens commun fût tout à fait sensée.

 

Un accident exaspéra sa haine du moderne anarchisme.

 

Il traversait je ne sais quelle rue de Londres au moment où une bombe y éclata. Il fut d’abord aveuglé, assourdi, puis, la fumée se dissipant, il vit des fenêtres brisées et des figures ensanglantées. Depuis lors, il continua de vivre, en apparence, comme par le passé, calme, poli, de manières douces ; mais il y avait, dans son esprit, un endroit qui n’était plus parfaitement normal et sain. Il ne considérait pas, ainsi que la plupart d’entre nous, les anarchistes comme une poignée de détraqués combinant l’ignorance et l’intellectualisme. Il voyait dans leurs doctrines un immense danger social, quelque chose de comparable à une invasion chinoise.

 

Il déversait sans répit dans les journaux, et aussi dans les paniers des salles de rédaction, un torrent de nouvelles, de vers et de violents articles, où il dénonçait ce déluge de barbarie et de négation. Mais, malgré tant d’efforts, il ne parvenait pas à atteindre son ennemie, ni même, ce qui est plus grave, à se faire une situation sociale.

 

Quand il se promenait sur les quais de la Tamise, mordant amèrement un cigare à bas prix et méditant sur les progrès de l’Anarchie, il n’y avait pas d’anarchiste, bombe en poche, plus sauvage d’aspect que ce solitaire ami de l’ordre. Il se persuadait que le gouvernement, la société, étaient isolés, dans une situation désespérée, au pied du mur. Il ne fallait rien moins que cette situation désespérée pour apitoyer ce Don Quichotte.

 

Ce soir-là, le soleil se couchait dans le sang. L’eau rouge reflétait le ciel rouge, et, dans le ciel et dans l’eau, Syme reconnaissait la couleur de sa colère. Le ciel était si chargé et le fleuve si brillant que le ciel pâlissait auprès du flot de feu liquide, s’écoulant à travers les vastes cavernes d’une mystérieuse région souterraine.

 

Syme, à cette époque, manquait d’argent. Il portait un chapeau haut de forme démodé, un manteau noir et déchiré encore plus démodé, et cette tenue lui donnait l’air des traîtres de Dickens et de Bulwer Lytton. Sa barbe et ses cheveux blonds se hérissaient. On n’eût guère pressenti en ce personnage léonin, le parfait gentleman qui, longtemps après, devait pénétrer dans les jardinets de Saffron Park ; entre ses dents serrées il tenait un long cigare noir qu’il avait acheté quatre sous dans Soho, il ressemblait assez à l’un de ces anarchistes contre lesquels il menait la guerre sainte.

 

C’est peut-être pourquoi un policeman, en faction sur les quais, s’approcha de lui et lui dit :

 

— Bonsoir.

 

Syme, en raison des inquiétudes maladives que lui causait le sort précaire de l’humanité, fut interloqué par la placide assurance de l’automatique factionnaire qui faisait dans le crépuscule une large tache bleue.

 

— En vérité, dit-il d’un ton cassant, le soir est-il si bon ou si beau ? Pour vous autres, la fin du monde aussi serait un beau soir… Mais voyez donc ce soleil rouge-sang sur le fleuve rouge-sang ! Je vous le dis : ce fleuve charrierait du sang humain, des flots lumineux de sang, que vous seriez là comme vous êtes ce soir, solide et calme, occupé à guetter quelque pauvre vagabond inoffensif, pour le faire circuler. Vous autres policemen, vous êtes cruels pour les pauvres ! Encore vous pardonnerais-je votre cruauté. C’est votre calme qui est intolérable.

 

— Si nous sommes calmes, répliqua le policeman, c’est le calme de la résistance organisée.

 

— Comment ? fit Syme en le regardant fixement.

 

— Il faut que le soldat reste calme au fort de la bataille, continua le policeman. Le calme d’une armée est fait de la furie d’un peuple.

 

— Dieu bon ! s’écria Syme, voilà l’enseignement qu’on donne dans les écoles ! Est-ce là ce qu’on appelle l’éducation non confessionnelle et égale pour tous ?

 

— Non, fit tristement le policeman, je n’ai pas eu le bénéfice d’une telle éducation. Les Boardschools sont venues après moi. L’éducation que j’ai reçue fut très sommaire, et maintenant elle serait très démodée, je le crains.

 

— Où l’avez-vous reçue ? demanda Syme étonné.

 

— Oh ! dit le policeman, à Harrow.

 

Les sympathies de classe qui, pour fausses qu’elles soient, sont pourtant chez bien des gens ce qu’il y a de moins faux, éclatèrent dans Syme avant qu’il pût les maîtriser.

 

— Seigneur ! Mais vous ne devriez pas être dans la police.

 

Le policeman secoua la tête et soupira :

 

— Je sais, dit-il solennellement, je ne suis pas digne.

 

— Mais pourquoi y être entré ? interrogea Syme assez indiscrètement.

 

— À peu près pour la même raison qui vous la fait calomnier. J’ai reconnu qu’il y a dans cette organisation des emplois pour ceux dont les inquiétudes touchant l’humanité visent les aberrations du raisonnement scientifique plutôt que les éruptions normales et, malgré leurs excès, excusables, des passions humaines. Je crois être clair.

 

— Si vous prétendez dire que votre pensée est claire pour vous, je veux bien le croire ; mais quant à vous expliquer clairement, c’est ce que vous ne faites pas du tout. Comment se fait-il qu’un homme comme vous vienne parler philosophie sous un casque bleu, sur les quais de la Tamise ?

 

— Il est évident que vous n’êtes pas informé des récents développements de notre système de police, répliqua l’autre. Je n’en suis pas surpris, d’ailleurs, car nous les cachons à la classe cultivée, où se recrutent la plupart de nos ennemis. Mais il me semble que vous avez des dispositions… que vous pourriez être des nôtres…

 

— Être des vôtres ! demanda Syme, et pour quoi ?

 

— Je vais vous dire… Voici la situation. Depuis longtemps le chef de notre Division, l’un des plus fameux détectives d’Europe, estime qu’une conspiration intellectuelle, purement intellectuelle, ne tardera pas à menacer l’existence même de la civilisation : la Science et l’Art ont entrepris une silencieuse croisade contre la Famille et l’État. C’est pourquoi il a créé un corps spécial de policemen-philosophes. Leur rôle est de surveiller les initiateurs de cette conspiration, de les surveiller non seulement par les moyens dont nous disposons pour réprimer les crimes, mais de les surveiller et de les combattre aussi par la polémique, par la controverse. Je suis, pour mon compte, un démocrate, et je sais très bien quel est, dans le peuple, le niveau normal du courage et de la vertu. Mais il serait peu prudent de confier à des policemen ordinaires des recherches qui constituent une chasse aux hérésies.

 

Une curiosité sympathique allumait le regard de Syme.

 

— Que faites-vous donc ? demanda-t-il.

 

— Le rôle du policeman philosophe, répondit l’homme en bleu, exige plus de hardiesse et de subtilité que celui du détective vulgaire. Celui-ci va dans les cabarets borgnes arrêter les voleurs. Nous nous rendons aux « thés artistiques » pour y dénicher les pessimistes. Le détective vulgaire découvre, en consultant un grand livre, qu’un crime a été commis. Nous, nous diagnostiquons, en lisant un recueil de sonnets, qu’un crime va être commis. Notre mission est de monter jusqu’aux origines de ces épouvantables pensées qui inspirent le fanatisme intellectuel et finissent par pousser les hommes au crime intellectuel. C’est ainsi que nous arrivâmes juste à temps pour empêcher l’assassinat de Hartlepool, et cela uniquement parce que M. Wilks, notre camarade, un jeune homme très habile, sait pénétrer à merveille tous les sens d’un triolet.

 

— Pensez-vous qu’il y ait vraiment un rapport aussi étroit entre l’intellect moderne et le crime ?

 

— Vous n’êtes pas assez démocrate, répondit le policeman, mais vous aviez raison de dire, tout à l’heure, que nous traitons trop brutalement les criminels pauvres. Je vous assure que le métier, s’il se réduisait à persécuter les désespérés et les ignorants, me dégoûterait. Mais notre nouveau mouvement est tout autre chose. Nous donnons un démenti catégorique à cette théorie des snobs anglais selon laquelle les illettrés sont les criminels les plus dangereux. Nous nous souvenons des princes empoisonneurs de la Renaissance. Nous prétendons que le criminel dangereux par excellence, c’est le criminel bien élevé. Nous prétendons que le plus dangereux des criminels, aujourd’hui, c’est le philosophe moderne, affranchi de toutes les lois. Comparés à lui, le voleur et le bigame sont des gens d’une parfaite moralité. Combien mon cœur les lui préfère ! Ils ne nient pas l’essentiel idéal de l’homme. Tout leur tort est de ne pas savoir le chercher où il est. Le voleur respecte la propriété ; c’est pour la respecter mieux encore qu’il désire devenir propriétaire. Le philosophe déteste la propriété en soi : il veut détruire l’idée même de la propriété individuelle. Le bigame respecte le mariage, et c’est pourquoi il se soumet aux formalités, cérémonies et rites de la bigamie. Le philosophe méprise le mariage en soi. L’assassin même respecte la vie humaine : c’est pour se procurer une vie plus intense qu’il supprime son semblable. Le philosophe hait la vie, la vie en soi ; il la hait en lui-même comme en autrui. »[1]

 

Alors, c'est-y pas un beau filon ça? Lisez les amis, lisez! Et joyeux Noël!

 

[1] Gilbert Keith Chesterton, Le Nommé Jeudi, Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1911, pp. 57-64

Vingt ans après, d'Alexandre Dumas

06/10/2024

Bonjour !

 

Aujourd’hui, je vous propose une petite pause. Nous avons retroussé nos manches pour déterrer le sujet si profondément enfouit des méfaits du libéralisme et de l’économie de marché depuis un peu plus d’un mois, notre tâche n’est pas encore terminée mais elle s’avère exigeante, et sans jeux de mots coûteuse.

 

Reprenons donc une bouffée d’air frais dans cet extrait de Vingt ans après, d’Alexandre Dumas. La scène se passe entre un père et son fils, alors que celui-ci s’apprête à rejoindre l’armée du roi. Au moment des adieux, Athos choisi de faire un détour pour montrer à Raoul St Denis, et le tombeau du roi Louis XIII…

 

« — Venez, Raoul, dit Athos, et suivons cet homme.

 

Le gardien ouvrit la grille des tombes royales et se tint sur la haute marche, tandis qu’Athos et Raoul descendaient. Les profondeurs de l’escalier sépulcral étaient éclairées par une lampe d’argent brûlant sur la dernière marche, et juste au-dessous de cette lampe reposait, enveloppé d’un large manteau de velours violet, semé de fleurs de lis d’or, un catafalque soutenu par des chevalets de chêne.

 

Le jeune homme, préparé à cette situation par l’état de son propre cœur plein de tristesse, par la majesté de l’église qu’il avait traversée, était descendu d’un pas lent et solennel, et se tenait debout et la tête découverte devant cette dépouille mortelle du dernier roi, qui ne devait aller rejoindre ses aïeux que lorsque son successeur viendrait le rejoindre lui-même, et qui semblait demeurer là pour dire à l’orgueil humain, parfois si facile à s’exalter sur le trône :

 

— Poussière terrestre, je t’attends !

 

Il se fit un instant de silence.

 

Puis Athos leva la main, et désignant du doigt le cercueil :

 

— Cette sépulture incertaine, dit-il, est celle d’un homme faible et sans grandeur, et qui eut cependant un règne plein d’immenses événements ; c’est qu’au-dessus de ce roi veillait l’esprit d’un autre homme, comme cette lampe veille au-dessus de ce cercueil et l’éclaire. Celui-là, c’était le roi réel, Raoul ; l’autre n’était qu’un fantôme dans lequel il mettait son âme. Et cependant, tant est puissante la majesté monarchique chez nous, que cet homme n’a pas même l’honneur d’une tombe aux pieds de celui pour la gloire duquel il a usé sa vie ; car cet homme, Raoul, souvenez-vous de cette chose, s’il a fait ce roi petit, il a fait la royauté grande, et il y a deux choses enfermées dans le palais du Louvre : le roi, qui meurt, et la royauté, qui ne meurt pas. Ce règne est passé, Raoul ; ce ministre tant redouté, tant craint, tant haï de son maître, est descendu dans la tombe, tirant après lui le roi, qu’il ne voulait pas laisser vivre seul, de peur sans doute qu’il ne détruisît son œuvre, car un roi n’édifie que lorsqu’il a près de lui, soit Dieu, soit l’esprit de Dieu. Alors, cependant, tout le monde regarda la mort du cardinal comme une délivrance, et moi-même, tant sont aveugles les contemporains, j’ai quelquefois traversé en face les desseins de ce grand homme qui tenait la France dans ses mains, et qui, selon qu’il les serrait ou les ouvrait, l’étouffait ou lui donnait de l’air à son gré. S’il ne m’a pas broyé, moi et mes amis, dans sa terrible colère, c’était sans doute pour que je puisse aujourd’hui vous dire : « Raoul, sachez distinguer toujours le roi de la royauté : le roi n’est qu’un homme, la royauté, c’est l’esprit de Dieu. Quand vous serez en doute de savoir qui vous devez servir, abandonnez l’apparence matérielle pour le principe invisible. Car le principe invisible est tout. Seulement, Dieu a voulu rendre ce principe palpable en l’incarnant dans un homme. Raoul, il me semble que je vois votre avenir comme à travers un nuage. Il est meilleur que le nôtre, je le crois. Tout au contraire de nous, qui avons eu un ministre sans roi, vous aurez, vous, un roi sans ministre. Vous pourrez donc servir, aimer et respecter le roi. Si ce roi est un tyran, car la toute-puissance a son vertige qui la pousse à la tyrannie, servez, aimez et respectez la royauté, c’est-à-dire la chose infaillible, c’est-à-dire l’esprit de Dieu sur la terre, c’est-à-dire cette étincelle céleste qui fait la poussière si grande et si sainte que, nous autres gentilshommes de haut lieu cependant, nous sommes aussi peu de chose devant ce corps étendu sur la dernière marche de cet escalier, que ce corps lui-même devant le trône du Seigneur. »

 

— J’adorerai Dieu, monsieur, dit Raoul, je respecterai la royauté, je servirai le roi, et tâcherai, si je meurs, que ce soit pour le roi, pour la royauté ou pour Dieu. Vous ai-je bien compris ?

 

Athos sourit.

 

— Vous êtes une noble nature, dit-il, voici votre épée.

 

Raoul mit un genou en terre.

 

— Elle a été portée par mon père, un loyal gentilhomme. Je l’ai portée à mon tour, et lui ai fait honneur quelquefois quand la poignée était dans ma main et que son fourreau pendait à mon côté. Si votre main est faible encore pour manier cette épée, Raoul, tant mieux, vous aurez plus de temps à apprendre à ne la tirer que lorsqu’elle devra voir le jour.

 

— Monsieur, dit Raoul en recevant l’épée de la main du comte, je vous dois tout ; cependant, cette épée est le plus précieux présent que vous m’ayez fait. Je la porterai, je vous jure, en homme reconnaissant.

 

Et il approcha ses lèvres de la poignée, qu’il baisa avec respect.

 

— C’est bien, dit Athos. Relevez-vous, vicomte, et embrassons-nous.

 

Raoul se releva et se jeta avec effusion dans les bras d’Athos.

 

— Adieu, murmura le comte, qui sentait son cœur se fondre, adieu, et pensez à moi.

 

— Oh ! éternellement ! éternellement ! s’écria le jeune homme. Oh ! je le jure, monsieur, et s’il m’arrive malheur, votre nom sera le dernier nom que je prononcerai ; votre souvenir, ma dernière pensée.

 

Athos remonta précipitamment pour cacher son émotion, donna une pièce d’or au gardien des tombeaux, s’inclina devant l’autel et gagna à grands pas le porche de l’église, au bas duquel Olivain attendait avec les deux autres chevaux.

 

— Olivain, dit-il en montrant le baudrier de Raoul, resserrez la boucle de cette épée, qui tombe un peu bas. Bien. Maintenant, vous accompagnerez M. le vicomte jusqu’à ce que Grimaud vous ait rejoints ; lui venu, vous quitterez le vicomte. Vous entendez, Raoul ? Grimaud est un vieux serviteur plein de courage et de prudence, Grimaud vous suivra.

 

— Oui, Monsieur, dit Raoul.

 

— Allons, à cheval, que je vous voie partir.

 

Raoul obéit.

 

— Adieu, Raoul, dit le comte, adieu, mon cher enfant !

 

— Adieu, monsieur, dit Raoul, adieu, mon bien-aimé protecteur !

 

Athos fit signe de la main, car il n’osait parler, et Raoul s’éloigna, la tête découverte… Athos resta immobile et le regardant aller jusqu’au moment où il disparut au tournant d’une rue.

 

Alors le comte jeta la bride de son cheval aux mains d’un paysan, remonta lentement les degrés, rentra dans l’église, alla s’agenouiller dans le coin le plus obscur et pria. »[1]

 

A plusieurs reprises par la suite, Raoul se souviendra des paroles d’Athos. Ces paroles guideront son bras et l’aideront à agir en véritable serviteur de la royauté, plutôt qu’en courtisan empressé d’un monarque passager.

 

La distinction qu’opère ici Athos entre l’apparence matérielle du roi et le principe invisible de la monarchie n’est pas un élément de fiction mais une réalité essentielle pour comprendre le régime monarchique. C’est en vertu de ce principe que l’on s’exclame « le roi est mort, vive le roi ! » car si le corps physique meurt, le corps politique demeure et se transmet, intact, au successeur.

 

Ernst Kantorowicz s’est penché sur cette distinction dans son ouvrage les deux corps du roi, publié en 1957. Nous aurons l’occasion d’en parler à l’avenir, histoire de comprendre davantage comment s’est formée l’autorité politique dans la société chrétienne. Et pis d’en prendre de la graine, quoi.

 

Pour revenir au roman, je ne peux que vous recommander la trilogie les trois mousquetaires, vingt ans après et surtout le vicomte de Bragelonne (pour l’instant mon roman préféré), un véritable chef d’œuvre de détails historiques, d’intrigues dramatiques et de pittoresque qui me rend presque honteux d’avoir ignoré si longtemps qu’il existât une authentique suite aux aventures de D’Artagnan.

 

La prochaine fois, nous allons clôturer notre série sur la critique du libéralisme avec Polanyi, en nous concentrant plus particulièrement sur les paradoxes inhérents à la logique du laissez-faire et du libre-marché. D’ailleurs si vous souhaitez aborder d’autres thèmes sociétaux qui vous turlupinent pour qu’on les dépatouille ensemble n’hésitez pas !

 

Bonne semaine !

 

[1] Alexandre Dumas, Vingt Ans après, J.-B. Fellens et L.-P. Dufour, pp.161-162

Le Royaume caché, de Eloi Leclerc

24/03/2024

Bonjour !

 

Aujourd’hui, je vous propose d’ouvrir un livre dont j’ai effleuré la couverture avec vous il y a longtemps dans l’article Sursum corda. C’est un livre particulier, qui ne laisse pas indemne le lecteur. Je peux en témoigner parce qu’il m’a fait le coup, et que les deux personnes à qui je l’ai confié m’ont dit la même chose : « extraordinaire ». Vu que c’est le carême, je fais un effort pour partager mes cookies, j’espère que vous apprécierez la démarche… Il s’agit du livre le Royaume caché, d’Eloi Leclerc.

 

L’auteur revient, dans la préface de ce livre, sur son chemin de croix (dont nous avons déjà parlé dans l’article cité plus haut). Il explique que son éducation catholique et sa formation théologique ont été insuffisantes devant la souffrance immonde dont il a été témoin, et qu’il a éprouvée dans sa chair. Sidéré par le silence de Dieu au milieu de l’horreur, il a dû aller plus loin, plus profond dans sa connaissance du Christ. Et il est sorti de là avec un regard, les amis ! Je suis tout bonnement incapable de vous le traduire. Par contre je peux vous en partager un petit fragment.

 

Eloi Leclerc nous embarque aux côtés de Jésus, il fait de nous ses compagnons du début à la fin de sa vie sur Terre et nous aide à comprendre un peu plus ce que Dieu a vécu parmi nous. Voici le passage concernant ce qui s’est passé juste après le baptême dans les eaux du Jourdain :

 

« Désormais une force intérieure va pousser Jésus à communiquer aux hommes ce qu'il vient de vivre. Du cœur de sa relation avec le Père, il leur annoncera un nouvel avenir venant de Dieu. Il sera le messager et le témoin de la nouvelle et incomparable proximité de Dieu, et, par là même, le messager et le témoin d'une humanité nouvelle, appelée à partager la vie divine. Oui, tout homme, en lui, est appelé à s'entendre dire par le Père: "Tu es mon Fils bien-aimé." Tous sans exception. À commencer par ces publicains et ces pécheurs qui se pressent autour de lui et dont il s'est rendu solidaire en descendant dans le fleuve avec eux. Pour eux aussi, le Règne de Dieu s'est approché d'une façon ineffable et totalement imprévisible.

 

« Ce jour-là, au bord du Jourdain, un homme a vu le ciel s'ouvrir au fond de son âme; il y a vu son nom écrit au cœur même de Dieu. Et aussi celui de tous ses frères en humanité. Alors les astres du ciel pâlirent à ses yeux: la terre, touchée par la gloire de Dieu, brillait d'un éclat unique. Jamais l'homme n'avait paru si grand. Le regard rempli de cette lumière divine, Jésus ira désormais vers ses frères pour leur annoncer la joyeuse Nouvelle. A chacun d'eux, il dira: "Le Règne de Dieu s'est approché... Lève-toi et marche. Toi aussi, tu es fils de Dieu.

 

« [...] Quand après cette théophanie, Jésus reprit contact avec les gens qui l'entouraient, son aspect n'était plus tout à fait le même. Ceux qui le connaissaient s'en aperçurent. Son visage rayonnait, sa voix avait changé. Bien sûr, c'était toujours la voix du jeune charpentier de Nazareth, avec le même accent de terroir, empreinte de simplicité et de bonté. Mais il s'y ajoutait maintenant quelque chose d'indéfinissable: une gravité et aussi une autorité qui n'étaient pas de ce monde. Jean le Baptiste fut le premier à s'en apercevoir, et il en fut impressionné; il n'avait plus devant lui un disciple venu l'écouter, mais un homme ruisselant du mystère de Dieu et sur le visage duquel rayonnait la joie messianique. Bouleversé, Jean s'écria à l'adresse de tous ceux qui se trouvaient là: "au milieu de de vous se tient celui que vous ne connaissez pas; il vient après moi et je ne suis pas digne de dénouer la lanière de sa sandale" (Jn 1, 26-27). "Moi, je vous baptise dans l'eau en vue de la conversion, ... lui vous baptisera dans l'Esprit Saint et le feu" (Mt 3, 11).

 

« La mission de Jean s'achevait, celle de Jésus commençait. Le temps de l'eau était écoulé. Venait celui du feu. Et le regard de Jean, posé sur Jésus, avait des reflets d'aurore. »[1]

 

Voilà. Il existe des tas de livres de toute sorte, mais des livres comme celui-ci, je n’en connais pas d’autre.

 

Bon carême les amis, et à bientôt !

 

[1] Eloi Leclerc, Le Royaume Caché, DDB, 1987 pp. 34-36.

La peau de Chagrin, d'Honoré de Balzac

28/05/2023

Bonjour !

 

Après quelques semaines d’absence inopinée - dont je m’excuse platement -, je vous propose de reprendre nos bonnes habitudes avec l’extrait d’une œuvre bien connue : la peau de chagrin, d’Honoré de Balzac. Dans cet extrait, le héros du roman est sur le point de se suicider lorsqu’il rencontre un vieillard. Celui-ci lui parle de la joie que procure la connaissance, et lui explique comment le savoir conduit au détachement et protège des écueils de la passion.

 

Cet extrait me semble être une bonne mise en bouche pour la petite surprise que je vous prépare dans deux semaine… Bonne lecture, et bonne semaine !

 

« Je vais vous révéler en peu de mots un grand mystère de la vie humaine. L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort : VOULOIR et POUVOIR. Entre ces deux termes de l’action humaine il est une autre formule dont s’emparent les sages, et je lui dois le bonheur et ma longévité. Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit ; mais SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. Ainsi le désir ou le vouloir est mort en moi, tué par la pensée ; le mouvement ou le pouvoir s’est résolu par le jeu naturel de mes organes. En deux mots, j’ai placé ma vie, non dans le cœur qui se brise, ou dans les sens qui s’émoussent ; mais dans le cerveau qui ne s’use pas et qui survit à tout. Rien d’excessif n’a froissé ni mon âme ni mon corps. Cependant j’ai vu le monde entier : mes pieds ont foulé les plus hautes montagnes de l’Asie et de l’Amérique, j’ai appris tous les langages humains, et j’ai vécu sous tous les régimes : j’ai prêté mon argent à un Chinois en prenant pour gage le corps de son père, j’ai dormi sous la tente de l’Arabe sur la foi de sa parole, j’ai signé des contrats dans toutes les capitales européennes, et j’ai laissé sans crainte mon or dans le wigham des sauvages, enfin j’ai tout obtenu parce que j’ai tout su dédaigner. Ma seule ambition a été de voir. Voir n’est-ce pas savoir ? Oh ! savoir, jeune homme, n’est-ce pas jouir intuitivement ? n’est-ce pas découvrir la substance même du fait et s’en emparer essentiellement ? Que reste-t-il d’une possession matérielle ? une idée. Jugez alors combien doit être belle la vie d’un homme qui, pouvant empreindre toutes les réalités dans sa pensée, transporte en son âme les sources du bonheur, en extrait mille voluptés idéales dépouillées des souillures terrestres. La pensée est la clef de tous les trésors, elle procure les joies de l’avare sans donner ses soucis. Aussi ai-je plané sur le monde, où mes plaisirs ont toujours été des jouissances intellectuelles. Mes débauches étaient la contemplation des mers, des peuples, des forêts, des montagnes ! J’ai tout vu, mais tranquillement, sans fatigue ; je n’ai jamais rien désiré, j’ai tout attendu ; je me suis promené dans l’univers comme dans le jardin d’une habitation qui m’appartenait. Ce que les hommes appellent chagrins, amours, ambitions, revers, tristesse, sont pour moi des idées que je change en rêveries ; au lieu de les sentir, je les exprime, je les traduis ; au lieu de leur laisser dévorer ma vie, je les dramatise, je les développe, je m’en amuse comme de romans que je lirais par une vision intérieure. N’ayant jamais lassé mes organes, je jouis encore d’une santé robuste ; mon âme ayant hérité de toute la force dont je n’abusais pas, cette tête est encore mieux meublée que ne le sont mes magasins. Là, dit-il en se frappant le front, là sont les vrais millions. Je passe des journées délicieuses en jetant un regard intelligent dans le passé, j’évoque des pays entiers, des sites, des vues de l’Océan, des figures historiquement belles ! J’ai un sérail imaginaire où je possède toutes les femmes que je n’ai pas eues. Je revois souvent vos guerres, vos révolutions, et je les juge. Oh ! comment préférer de fébriles, de légères admirations pour quelques chairs plus ou moins colorées, pour des formes plus ou moins rondes ! comment préférer tous les désastres de vos volontés trompées à la faculté sublime de faire comparaître en soi l’univers, au plaisir immense de se mouvoir sans être garrotté par les liens du temps ni par les entraves de l’espace, au plaisir de tout embrasser, de tout voir, de se pencher sur le bord du monde pour interroger les autres sphères, pour écouter Dieu ! Ceci, dit-il d’une voix éclatante en montrant la Peau de chagrin, est le pouvoir et le vouloir réunis. Là sont vos idées sociales, vos désirs excessifs, vos intempérances, vos joies qui tuent, vos douleurs qui font trop vivre ; car le mal n’est peut-être qu’un violent plaisir. Qui pourrait déterminer le point où la volupté devient un mal et celui où le mal est encore la volupté ? Les plus vives lumières du monde idéal ne caressent-elles pas la vue, tandis que les plus douces ténèbres du monde physique la blessent toujours ; le mot de Sagesse ne vient-il pas de savoir ? et qu’est-ce que la folie, sinon l’excès d’un vouloir ou d’un pouvoir ? »[1]


[1] Honoré de Balzac, La peau de chagrin, Œuvres complètes de H. de Balzac, A. Houssiaux, 1855 pp. 28-29.

Everything that rises must converge, de Flannery O'Connor

19/02/2023

Bonjour !

 

Aujourd’hui, j’aimerais vous faire découvrir un auteur méconnu à la plume aussi fine qu’acérée : Flannery O’Connor. Cette jeune femme a vécu en Géorgie au milieu du siècle dernier. On pourrait dire qu’elle est à Harper Lee[1] ce que Dieudonné est à Gad Elmaleh : le rire que l’un suscite avec délicatesse, l’autre le prend de force, par un trait implacable et sardonique. Il y a quelque chose d’un Chesterton en plus brutal chez Flannery : elle aime mettre en valeur les paradoxes pour s’en jouer, elle aime dépeindre avec beaucoup de finesse les faux semblants qui sont monnaie courante pour les faire éclater au contact de la réalité. 

 

Je dis « réalité » parce que « vérité chrétienne » a de nos jours une odeur trop subjective : il en faut peu pour faire du nom propre de Vérité un nom commun. C’est là le cheval de bataille de Flannery, qui prend un malin plaisir à briser toutes les petites vanités qui étouffent la réalité. Sa proie favorite c’est la complaisance, tous les gens qui sont satisfaits d’eux-mêmes, qui prennent soin de leur pré carré, ceux qui pensent avoir une pierre où poser la tête.

 

Car Flannery, elle, est sur les charbons ardents. Elle porte une maladie héréditaire qui la détruit peu à peu dans la souffrance, jusqu’à sa mort à 39 ans. On retrouve ici le gouffre vertigineux de la souffrance, ce même gouffre qui tourmente le père Molinié et qui a accompagné le père Eloi Leclerc à découvrir que Dieu n’est pas seulement le Bien ou le Beau : il est aussi le Vivant, Celui Qui Souffre et qui continue à être l’Amour dans l’abîme. Quelle convention, quelle norme peut tenir devant ce mystère ? Et surtout, quelle convenance sociale peut prétendre fixer une limite à l’amour ? 

 

Voilà ce qui frappe quand on lit l’œuvre de cette écrivaine : derrière le rejet de toutes ces normes, on perçoit un désir immense d’infini, une soif que Dieu seul peut combler. Et cela nous pousse à ne pas nous satisfaire de peu. Cela nous pousse à désirer, à notre tour, l’infini au quotidien.

 

Certains pourraient se demander quel est l’intérêt de désirer l’impossible. Pourquoi attiser une ambition qui dépasse nos capacités ? Pourquoi garder ce feu dans nos cœurs comme un tourment, pourquoi souffrir inutilement ? C’est là un défaut d’adaptation, une inadéquation au réel, une anomalie, un excès. La question, en effet, mérite d’être posée.

 

Je crois que la réponse ne peut pas venir de nous. Par contre, il dépend de nous de nous adresser à la bonne personne. A voir sainte Thérèse, saint François, tous les saints, tous les prophètes, mais aussi Bernanos, Chesterton, Péguy, mais aussi La Tour du Pin, Maritain, Daujat, tous ces gens complètement cramés, ça donne quand même un peu envie de jouer avec le feu, n’est-ce pas ? Toute l’œuvre de Flannery O’Connor nous y encourage.

 

Je vous laisse pour finir un échantillon de l’humour de Flannery. Il s’agit ici de l’extrait d’une correspondance datant de 1955 :

 

« J'ai l'impression d'offrir, sur mes béquilles, un spectacle assez pathétique. L'autre jour, j'étais dans l'ascenseur d'un grand magasin à Atlanta. Une vieille dame est montée après moi et dès que je me suis retournée, elle m'a toisée d'un œil humide et s'est exclamée: "Dieu vous bénisse, ma chère petite!". Je me suis sentie comme un phénomène et je lui ai lancé un morne regard de haine. Encouragée, elle m'a saisie par le bras et m'a murmuré (très fort) à l'oreille : "Souvenez-vous des paroles de saint Jean." Je n'étais pas encore à l'étage où je voulais me rendre mais je suis sortie et je crois avoir surpris la vieille dame par la vitesse avec laquelle je me mouvais sur mes béquilles. J'ai une amie qui n'a qu'une jambe et je lui ai demandé à quoi ces paroles de saint Jean faisaient allusion. Elle pense que ce doit être: "Les infirmes entreront les premiers." Sans doute parce que les infirmes assèneront des coups de béquille à tous ceux qu'ils rencontreront sur leur route. » [2]

 

Si vous cherchez par où commencer pour découvrir cet auteur, je vous conseille le recueil everything that rises must converge. Il s’agit d’un recueil d’histoires courtes et percutantes. Flannery explique que chaque histoire cherche à dépeindre ce qu’il se passe lorsqu’une personne s’approche malgré elle de la lumière de Dieu. Petit spoiler : ça fait mal.

 

Bonne lecture, et bonne semaine !

 

[1] l’auteur de to kill a mockingbird
[2] Flannery O'Connor - Oeuvres complètes : Romans, nouvelles, essais, correspondance de Flannery O'Connor Lettre à "A", 10 novembre 1955.

Les aventures de Nonni, de Jón Svensson

25/12/2022

Bonjour !

 

Il y a quelques années, ma femme et moi avons échangé avec une dame remarquable. Depuis cinquante ans, cette dame visite les personnes âgées, et elle était frappée des histoires que pouvaient lui raconter ses aînés sur leur quotidien, les traditions... Elle a tout de même pu nous faire remarquer qu’au fil du temps, les histoires se sont tari dans la bouche des anciens, comme s’ils n’avaient plus grand chose à raconter, comme si la période des trente glorieuses avait asséché quelque chose de notre humanité. Il semble que nous avons perdu quelque chose en chemin…

 

La rencontre, le partage, les temps passés ensemble sont des richesses qui méritent d’être cultivées. Mais nous croyons à tort que ces moments, pour être vrais, ne doivent pas se préparer, qu’il vaut mieux les saisir quand ils passent, un peu comme des feuilles emportées par le vent qui tomberaient par hasard dans nos mains. 

 

Quelle erreur ! C’est à nous qu’il appartient de mettre en place des rituels, de déterrer des traditions, de déblayer dans notre quotidien frénétique des espaces de qualité, des retrouvailles journalières heureuses avec nos proches. Et dans ces moments, il nous appartient de conter ces joyaux que nous recevons, cette beauté que nous avons découvert dans la forme d’un nuage, dans la chaleur d’un rayon de soleil ou dans le souffle du vent. Ce que nous donnons alors, à nos enfants et à nos proches, est d’une valeur inestimable : nous leur donnons du temps. Non pas un temps furtif, un regard fugace trop vite évanoui, mais un temps plein, rempli de notre âme. Car, en fin de compte, le temps ce n’est pas de l’argent, c’est de l’amour.

 

Aujourd’hui, un lecteur, monsieur Bruno Edouard-Hagron, a eu l’excellente idée de nous partager l’héritage d’un homme qui a vécu de cette façon. Venez donc, par ces froides nuits d’hiver, rassemblons-nous autour d’un bon feu de bois pour découvrir ce conteur naguère connu du monde entier, et pourtant tombé dans l’oubli. Il nous vient du pays de glace, une terre de volcans, de glaciers, d’aurores boréales et de fjords, colonisé par les vikings il y a plus de dix siècles. Il nous vient d’Islande.

 

Jón Svensson est né en 1857. Arrivé sur le continent par la mer du nord en 1870, il devient jésuite, puis se met à écrire ses aventures, les aventures de Nonni, entre 1913 et 1922. Ces fabuleux romans, parsemés de cavalcades, de voyages en bateau et de lutte contre les ours blancs auront un grand succès partout dans le monde.

 

Le lecteur à qui nous devons ce splendide trésor nous transmet ces quelques paroles de Jón Svensson, qui suffiront j’en suis sûr à vous donner l’eau à la bouche :

 

« Dans ma longue existence, j’ai remarqué que les maladies de l’âme les plus répandues sont le découragement et la tristesse.

 

« La plupart des humains se laissent abattre par les coups du sort ; ils en perdent toute énergie, toute joie.

 

« Contre ce mal détestable, je veux agir, lutter par mes livres, non seulement près de la jeunesse, mais aussi parmi les grandes personnes. »

 

Que dire de plus ? Bonne lecture, et bonnes fêtes !

Jeanne, relapse et sainte de Bernanos

27/11/2022

Bonjour !

 

Aujourd’hui, je vous propose de découvrir l’ouvrage d’un auteur que vous commencez à connaitre, Bernanos. Mais le livre dont il est question n’est plus un roman, c’est un discours. Le style est plus direct, et l’auteur, dans sa méditation sur la petite Jeanne, nous livre un vrai trésor. J’ai choisi un passage que je trouve magnifique, et qu’il me parait important de lire dans ces temps de trouble. J’espère qu’il vous apportera la lumière que j’y ai trouvé !

 

Bonne lecture, et bonne semaine.

 

« Notre Église est l'Église des saints. Qui s'approche d'elle avec méfiance ne croit voir que des portes closes, des barrières et des guichets, une espèce de gendarmerie spirituelle. 

 

Mais notre Église est l'Église des saints. Pour être un saint, quel évêque ne donnerait son anneau, sa mitre, sa crosse, quel cardinal sa pourpre, quel pontife sa robe blanche, ses camériers, ses suisses et tout son temporel ? Qui ne voudrait avoir la force de courir cette admirable aventure ? Car la sainteté est une aventure, elle est même la seule aventure. Qui l'a une fois compris est entré au cœur de la foi catholique, a senti tressaillir dans sa chair mortelle une autre terreur que celle de la mort, une espérance surhumaine. 

 

Notre Église est l'Église des saints. Mais qui se met en peine des saints ? On voudrait qu'ils fussent des vieillards pleins d'expérience et de politique, et la plupart sont des enfants. Or l'enfance est seule contre tous. Les malins haussent les épaules, sourient : quel saint eut beaucoup à se louer des gens d'Église ? Hé ! Que font ici les gens d'Église ! Pourquoi veut-on qu'ait accès aux plus héroïques des hommes tel ou tel qui s'assure que le royaume du ciel s'emporte comme un siège à l'Académie, en ménageant tout le monde ? Dieu n'a pas fait l'Église pour la prospérité des saints, mais pour qu'elle transmît leur mémoire, pour que ne fût pas perdu, avec le divin miracle, un torrent d'honneur et de poésie. Qu'une autre Église montre ses saints! 

 

La nôtre est l'Église des saints. A qui donneriez-vous à garder ce troupeau d'anges ? La seule histoire, avec sa méthode sommaire, son réalisme étroit et dur, les eût brisés. Notre tradition catholique les emporte, sans les blesser, dans son rythme universel. Saint Benoît avec son corbeau, saint François avec sa mandore et ses vers provençaux, Jeanne avec son épée, Vincent avec sa pauvre soutane, et la dernière venue, si étrange, si secrète, suppliciée par les entrepreneurs et les simoniaques, avec son incompréhensible sourire, Thérèse de l’Enfant-Jésus. Souhaiterait-on qu'ils eussent tous été, de leur vivant, mis en châsse ? assaillis d'épithètes ampoulées, salués à genoux, encensés ? De telles gentillesses sont bonnes pour les chanoines. Ils vécurent, ils souffrirent comme nous. Ils furent tentés comme nous. Ils eurent leur pleine charge et plus d'un, sans la lâcher, se coucha dessous pour mourir. Quiconque n'ose encore retenir de leur exemple la part sacrée, la part divine, y trouvera du moins la leçon de l'héroïsme et de l'honneur. Mais qui ne rougirait de s'arrêter si tôt, de les laisser poursuivre seuls leur route immense ? Qui voudrait perdre sa vie à ruminer le problème du mal, plutôt que de se jeter en avant ? 

 

Notre Église est l'Église des saints. Tout ce grand appareil de sagesse, de force, de souple discipline, de magnificence et de majesté n'est rien de lui-même, si la charité ne l'anime. Mais la médiocrité n'y cherche qu'une assurance solide contre les risques du divin. Qu'importe ! Le moindre petit garçon de nos catéchismes sait que la bénédiction de tous les hommes d'Église ensemble n'apportera jamais la paix qu'aux âmes déjà prêtes à la recevoir, aux âmes de bonne volonté. Aucun rite ne dispense d'aimer. 

 

Notre Église est l'Église des saints. Nulle part ailleurs on ne voudrait imaginer seulement telle aventure, et si humaine, d'une petite héroïne qui passe un jour tranquillement du bûcher de l'inquisiteur en Paradis, au nez de cent cinquante théologiens. « Si nous sommes arrivés à ce point, écrivaient au pape les juges de Jeanne, que les devineresses vaticinant faussement au nom de Dieu, comme certaine femelle prise dans les limites du diocèse de Beauvais, soient mieux accueillies par la légèreté populaire que les pasteurs et les docteurs, c'en est fait, la religion va périr, la foi s'écroule, l'Église est foulée aux pieds, l'iniquité de Satan dominera le monde !... » et voilà qu'un peu moins de cinq cents ans plus tard l'effigie de la devineresse est exposée à Saint-Pierre de Rome - il est vrai peinte en guerrière, sans tabard ni robe fendue ! - et à cent pieds au-dessous d'elle, Jeanne aura pu voir un minuscule homme blanc, prosterné, qui était le pape lui-même. 

 

Notre Église est l'Église des saints. Du Pontife au gentil clergeon qui boit le vin des burettes, chacun sait qu'on ne trouve au calendrier qu'un très petit nombre d'abbés oratoires et de prélats diplomates. Seul peut en douter tel ou tel bonhomme bien pensant, à gros ventre et à chaîne d'or, qui trouve que les saints courent trop vite, et souhaiterait d'entrer au paradis à petits pas, comme au banc d'œuvre, avec le curé son compère. 

 

Notre Église est l'Église des saints. Nous respectons les services d'intendance, la prévôté, les majors et les cartographes, mais notre coeur est avec les gens de l'avant, notre coeur est avec ceux qui se font tuer. Nul d'entre nous portant sa charge, (patrie, métier, famille), avec nos pauvres visages creusés par l'angoisse, nos mains dures, l'énorme ennui de la vie quotidienne, du pain de chaque jour à défendre, et l'honneur de nos maisons, nul d'entre nous n'aura jamais assez de théologie pour devenir seulement chanoine. Mais nous en savons assez pour devenir des saints. Que d'autres administrent en paix le royaume de Dieu ! Nous avons déjà trop à faire d'arracher chaque heure du jour, une par une, à grand-peine, chaque heure de l'interminable jour, jusqu'à l'heure attendue, l'heure unique où Dieu daignera souffler sur sa créature exténuée, ô Mort si fraîche, ô seul matin ! Que d'autres prennent soin du spirituel, argumentent, légifèrent : nous tenons le temporel à pleines mains, nous tenons à pleines mains le royaume temporel de Dieu. Nous tenons l'héritage des saints. Car depuis que furent bénis avec nous la vigne et le blé,  la pierre de nos seuils, le toit où  nichent les colombes, nos pauvres lits pleins de songe et d'oubli, la route où grincent les chars, nos garçons au rire dur et nos filles qui pleurent au bord de la fontaine, depuis que Dieu lui-même nous visita, est-il rien en ce monde que nos saints n'aient dû reprendre, est-il rien qu'ils ne puissent donner?[1]

 

[1] G. Bernanos, Jeanne, relapse et sainte paru dans le recueil scandale de la Vérité, éditions Robert Laffont, Paris, 2019 pp.279-281

Harry Potter, de J.K. Rowling

30/10/2022

Bonjour !

 

Aujourd’hui, je vous dois des excuses. Je n’ai pas été aussi loin que d’habitude dans mes tiroirs, et le grimoire dont nous allons discuter n’est pas très vieux. Pourtant le terme de grimoire est adapté, car il s’agit de sorcellerie, de baguettes magiques et de chapeaux pointus : il s’agit de la série des Harry Potter.

 

J’aimerais qu’on en discute parce qu’une question flotte au-dessus de ces livres : est-il bon de lire les Harry Potter ? Et surtout : est-il avisé de les faire lire à nos enfants ? Deux camps s’opposent sur la question, qui n’a pas l’air vraiment tranchée.

 

Pour ceux d’entre vous qui ne connaissent pas l’histoire, Harry est un garçon qui découvre à ses onze ans l’existence d’un monde magique caché dans le monde réel : toute une partie de la population dispose de pouvoirs magiques : ce sont des sorciers. Chaque sorcier dispose d’une baguette magique, et utilise ses pouvoirs en brandissant sa baguette tout en énonçant une formule. Il y a une école très ancienne, Poudlard, où les enfants apprennent la magie de onze à dix-sept ans, avec des diplômes, des professeurs etc. Il y a aussi un gouvernement, le ministère de la magie. Tout un monde, quoi.

 

Les sorciers se cachent des hommes qui n’ont pas de pouvoirs magiques (et qu’on appelle les « moldus »), ils utilisent donc toutes sortes d’astuces magiques pour se rendre invisibles à leurs yeux. Certains sorciers voient cette situation d’un mauvais œil, et considèrent que les moldus sont inférieurs aux sorciers, qu’ils devraient être à leur service. Ces méchants sorciers sont obsédés par la pureté du sang, ils luttent pour que les sorciers ne se mêlent pas aux moldus, et affirment que les enfants nés de parents moldus qui se découvrent des pouvoirs magiques (et qui deviennent donc des sorciers) sont des imposteurs.

 

L’un de ces méchants sorciers a fait des siennes dix ans avant que ne commence l’histoire. Très puissant, très méchant et très intelligent, il a rassemblé des disciples et a terrorisé son monde. Il s’est fait appeler Lord Voldemort, mais il a si bien collé les miquettes que les gens n’ont plus osé l’appeler par son nom, le désignant comme « celui dont on ne doit pas prononcer le nom », ou encore « vous savez qui ». Et puis un jour, sans que personne ne sache trop pourquoi, il est entré dans la maison des parents de Harry, pour assassiner le bout-de-chou qui avait un an. Il a tué le père de Harry, puis sa mère et au moment où il s’est attaqué à Harry, le sort a rebondi pour lui revenir en pleine poire. Plus personne n’a jamais revu le grand méchant loup…

 

Harry a alors été envoyé par Albus Dumbledore (le grand sage de l’histoire, directeur de l’école, puissant magicien et défenseur des faibles) chez son oncle et sa tante, des moldus sans histoire vivant dans un quartier résidentiel loin du monde des sorciers. Il y est resté jusqu’à ses onze ans, sans rien connaitre de son histoire ni du monde magique, et découvre donc toute cette féérie en même temps que le lecteur. Il va rester six ans à l’école des sorciers, et chaque année il sera confronté au vilain Voldemort qui cherche à retrouver ses pouvoirs et à zigouiller Harry. Un vrai méchant quoi.

 

En plus de détester les moldus et de vouloir les asservir, Voldemort désire par-dessus tout devenir immortel. Par des stratagèmes magiques il tente donc de neutraliser la mort. Or, une prophétie lui a appris que l’obstacle entre lui et la vie éternelle était Harry, d’où l’acharnement maléfique qu’il dépense à l’endroit de notre héros. Harry, de son côté, va découvrir au fil des confrontations avec Voldemort quels sont les principes qui régulent la magie.

 

La magie dans Harry Potter

Dans le monde d’Harry Potter, la magie est une force qui s’exprime par le biais d’une baguette magique. Cette force semble dépendre en bonne partie de l’énergie affective du sorcier. Il y a des émotions positives (l’amour, la joie) et des émotions négatives (la haine, la colère). Dans le roman, la magie est donc un outil d’expression et de compréhension de l’affectivité des personnages. Ainsi, il arrive qu’un personnage en colère fasse par inadvertance surgir de petites étincelles au bout de sa baguette. La magie existe donc indépendamment de l’utilisation qu’en font les sorciers, et progressivement Harry découvre que la magie est permanente, qu’elle agit même en dehors de la volonté consciente des personnages. En particulier, il apprend qu’en donnant sa vie pour sauver la sienne sa mère l’a protégé par son amour, ce qui lui a permis de résister au sort que lui a lancé Voldemort.

 

C’est ici l’un des grands enseignements qu’apprend Harry : la magie la plus invisible, la plus insignifiante est parfois plus puissante que la magie la plus impressionnante et la plus visible. En particulier, l’amour est plus fort que la haine. Cette réalité est rendue très concrète dans le roman par le biais de la magie, car la confrontation entre le bien et le mal est alors visible.

 

Un deuxième enseignement qui n’est pas anodin dans le roman se situe dans le rapport à la mort des personnages. Tandis que le méchant s’agrippe à la vie et commet les pires crimes pour ne pas mourir physiquement, le gentil découvre que pour vivre vraiment il faut accepter de mourir. L’auteur de Harry Potter insiste sur l’importance de ne pas chercher à fuir les épreuves qui nous attendent mais au contraire à les choisir comme un moyen de se donner. J. K. Rowling compare pour expliquer cela la situation d’un homme trainé dans l’arène pour y mourir et d’un homme qui entre dans cette même arène la tête haute, et explique que la différence entre ces deux attitudes peut sembler minime, mais qu’en réalité cela change tout.

 

Par son principe de fonctionnement, la magie du monde de Harry Potter dessine donc une morale très proche de la morale chrétienne : il faut apprendre à maitriser ses instincts pour faire de notre désir de vie une puissance de fécondité, il faut choisir le bien plutôt que la facilité, il ne faut pas s’arrêter au monde visible…

 

Dans ce cas, me direz-vous, que peut-on reprocher à ces romans ? De ce que j’ai vu, les accusations sont diverses. Il y a bien évidemment la présence de la magie blanche et de la magie noire dans le roman, qui perturbe la compréhension que nous avons de ces forces spirituelles dans la réalité en nous donnant une vision faussement neutre de ces puissances. Rappelons ici que même la magie blanche, l’utilisation de capacités extra-sensorielles pour faire le bien (soigner des verrues, passer le feu etc…) n’est pas souhaitable tant qu’elle n’a pas été explicitement déposée aux pieds de Dieu. Qu’on se rappelle ici les paroles du Christ (Mat. 12, 30) : « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi ; celui qui ne rassemble pas avec moi disperse. » Dans un domaine que nous ne maitrisons pas, il est d’autant plus nécessaire de demander l’aval du Big Boss et de l’impliquer dans le processus. Pour plus de détails référez-vous au livre Délié de Neal Lozano.

 

A la lecture des romans, j’ai pu identifier trois autres motifs de précaution. Le premier concerne le rapport des personnages à la réalité, le deuxième concerne leur rapport à l’autorité et le troisième concerne la distinction entre le matériel et le spirituel.

 

Le rapport des personnages à la réalité

La magie, même lorsqu’elle suit certaines règles, reste un contournement de la réalité, une sorte de raccourci. On pourrait dire qu’un miracle ou un prodige « empêche », en quelque sorte, la nature de suivre son cours. Or, dans le monde de Harry Potter, la magie est permanente et son utilisation est facile. La réalité est donc biaisée, car l’action des personnages est grandement facilitée. Cela signifie que les personnages ont moins le sens de l’effort au quotidien. 

 

D’ailleurs, l’auteur valorise beaucoup le confort (l’école de Poudlard est, au quotidien, un vrai hôtel trois étoiles si on met de côté le chien à trois têtes, le serpent géant et autre festivité). Cela ne signifie pas que tout est facile pour les personnages – loin s’en faut -, mais on peut se demander si l’idéal tacite de confort, de satiété et de profusion matérielle qui sous-tend l’univers de Harry Potter n’excite pas nos pulsions consommatrices.

 

Le rapport des personnages à l’autorité

A la lecture des romans, on ne peut s’empêcher de remarquer que l’autorité officielle est peu crédible dans l’univers magique de Harry Potter. Il y a bien un gouvernement, mais il n’a que peu de poids dans la protection des sorciers et le ministre de la magie est très souvent dépassé par les événements. La loi ou les règlements sont souvent abusifs, ils ne protègent pas et les protagonistes cherchent souvent à contourner l’autorité plus qu’à la respecter. Ceci étant, il faut reconnaitre que la figure d’Albus Dumbledore contrebalance ces insuffisances - dans une certaine mesure.

 

La distinction entre le matériel et le spirituel

De façon générale, il faut remarquer aussi que J. K. Rowling sépare nettement le monde physique du monde spirituel. A première vue c’est une excellente chose car ça permet de donner de la visibilité à des idées intéressantes -d’autant que comme on l’a dit la cohérence philosophique du roman est plutôt solide, mais concrètement il y a un hic. L’unité entre l’âme et le corps, cette unité qui réfute la vision d’un corps simplement habité par une âme, est mise à mal quand on apprend que Voldemort a séparé son âme en huit morceaux répartis dans des objets, pour pouvoir survivre si une partie de lui est attaquée. Voici un extrait de l’article chats, crapauds et croquemitaines où l’on avait déjà parlé de ça :

 

« Il est très important de comprendre que l'âme n'est pas un esprit immatériel indépendant du corps, qui l'animerait comme une marionnette (ça c'est l'erreur de Platon et de Descartes). Elle ne fait qu'un avec ce corps. Elle naît avec la matière, elle lui est immanente et lorsque le corps meurt, l'âme humaine est profondément mutilée - jusqu'à la résurrection de ce même corps avec lequel elle ne faisait qu'un auparavant, qui marquera la réunion des deux. Pour les végétaux et les animaux, comme l'âme ne possède pas ce principe intelligible et immatériel, privilège de l'âme humaine, l'âme meurt avec la matière. On voit ainsi que l'âme est singularisée par la matière, autrement dit que le corps n'est pas un simple vêtement interchangeable mais qu'il constitue l'identité de la personne humaine. »

 

Voilà. Ceci étant, c’est l’occasion de remarquer un détail très intéressant : pour séparer son âme Voldemort doit commettre un crime, il doit tuer quelqu’un, et s’il voulait retrouver l’unité de son âme il lui faudrait ressentir un remord authentique, atrocement douloureux. C’est ici une allégorie très intéressante de l’état de grâce : le péché nous sépare de Dieu, il nous éparpille et nous morcèle, nous le commettons souvent dans l’illusion que nous parviendrons à obtenir notre bonheur par nos propres forces et dans le refus de recevoir notre bonheur de Dieu. Seule la confession peut alors nous permettre de retrouver l’union à Dieu. D’ailleurs le concile de Trente dit que la contrition est notamment une « douleur de l’âme ». Cette allégorie que l’on trouve dans le roman nous permet de comprendre à quel point la contrition est importante face au péché, à quel point nous devons la rechercher pour nous disposer à accueillir la miséricorde. Une sainte disait qu’il fallait dans son examen de conscience passer plus de temps à s’exciter à la contrition qu’à répertorier tous ses péchés.

 

Vous l’aurez compris, ces réserves sont relatives, vous allez pouvoir exercer votre jugement en toute autonomie. D’autre part, reconnaissons que les livres sont bien écrits, très bien construits et parfaitement rythmés, et que l’auteur fait preuve d’une connaissance de la nature humaine très impressionnante pour notre époque. 

 

Toutefois, il faut insister sur un point : Harry Potter n’est pas une série de romans pour enfants. Les premiers livres conviennent peut-être à de jeunes adolescents, mais il n’est pas bon de laisser des enfants de moins de 14 ans lire les tomes 4, 5, 6 et 7. Comme on l’a dit, l’auteur a très bien construit l’histoire, et plus l’intrigue avance plus les thèmes et les événements sont graves, profonds et demandent de la maturité au lecteur. Ici comme ailleurs, gare aux étiquettes ! Ce n’est pas parce que tout le monde laisse faire qu’il faut suivre le mouvement. Rappelez-vous les conseils du cardinal Antoniano, dans son traité d’éducation : les parents (et plus particulièrement le père) doivent être au courant de ce qui se trame sous leur toit, pour juger des choses en connaissance de cause. La lecture, les films, la musique, sont des aliments qui nourrissent l’âme, et doivent être filtrés. 

 

Et dans le doute, abstenez-vous !

Le petit chose, d'Alphonse Daudet

12/06/2022

Bonjour !

 

Le petit chose - c’est le surnom que se donne l’auteur, d’après l’habitude qu’avait un de ses enseignants de l’appeler ainsi – n’a pas une enfance qu’on qualifierait de joyeuse. Elle pourrait même fournir les bases d’un roman noir ou d’un film triste, froid et violent comme en raffolent beaucoup d’auteurs français. D’ailleurs ça aurait sûrement été plus facile d’insister sur l’aspect dramatique de l’histoire. C’est toujours plus facile de faire pleurer que de faire rire. En musique, rien de plus simple que de composer une mélodie en mineur qu’en majeur. Et même, dans le rire, il est bien plus facile d’user de cet humour sans âme qu’est le sarcasme plutôt que de provoquer la joie.

 

Or, le regard que porte Daudet sur son enfance est tel qu’il provoque la joie. Sans chercher à nier les difficultés de son enfance, il ne tente pas d’en bombarder le lecteur pour revendiquer sa souffrance. Il faut dire qu’à l’époque, le discours victimaire n’était pas tant en vogue qu’aujourd’hui… Ainsi, en lisant le petit chose on apprend à ne pas avoir démesurément à cœur notre nombril, à prendre une certaine distance vis-à-vis de nos mauvaises expériences. En tirant un peu les choses, on pourrait voir là un début de l’indifférence ignatienne, de ce renoncement aux choses du monde qui nous permet d’être davantage disponible à la vie dans l’Esprit.

 

Je vous propose maintenant un extrait du petit chose, dans lequel le héros qui est pion au sein d’un établissement scolaire parle de son expérience :

 

« Deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi, il fallait mener les enfants en promenade. Cette promenade était un supplice pour moi.

 

D’habitude nous allions à la Prairie, une grande pelouse qui s’étend comme un tapis au pied de la montagne, à une demi-lieue de la ville. Quelques gros châtaigniers, trois ou quatre guinguettes peintes en jaune, une source vive courant dans le vert, faisaient l’endroit charmant et gai pour l’œil… Les trois études s’y rendaient séparément ; une fois là, on les réunissait sous la surveillance d’un seul maître qui était toujours moi. Mes deux collègues allaient se faire régaler par des grands dans les guinguettes voisines, et, comme on ne m’invitait jamais, je restais pour garder les élèves… Un dur métier dans ce bel endroit !

 

Il aurait fait si bon s’étendre sur cette herbe verte, dans l’ombre des châtaigniers, et se griser de serpolet, en écoutant chanter la petite source !… Au lieu de cela, il fallait surveiller, crier, punir… J’avais tout le collège sur les bras. C’était terrible…

 

Mais le plus terrible encore, ce n’était pas de surveiller les élèves à la Prairie, c’était de traverser la ville avec ma division, la division des petits. Les autres divisions emboîtaient le pas à merveille et sonnaient des talons comme de vieux grognards ! cela sentait la discipline et le tambour. Mes petits, eux, n’entendaient rien à toutes ces belles choses. Ils n’allaient pas en rang, se tenaient par la main et jacassaient le long de la route. J’avais beau leur crier : « Gardez vos distances ! » ils ne me comprenaient pas et marchaient tout de travers.

 

J’étais assez content de ma tête de colonne. J’y mettais les plus grands, les plus sérieux, ceux qui portaient la tunique ; mais à la queue, quel gâchis ! quel désordre ! Une marmaille folle, des cheveux ébouriffés, des mains sales, des culottes en lambeaux ! Je n’osais pas les regarder.

 

Desinit in piscem[1], me disait à ce sujet le souriant M. Viot, homme d’esprit à ses heures. Le fait est que ma queue de colonne avait une triste mine.

 

Comprenez-vous mon désespoir de me montrer dans les rues de Sarlande en pareil équipage, et le dimanche, surtout ! Les cloches carillonnaient, les rues étaient pleines de monde. On rencontrait des pensionnats de demoiselles qui allaient à vêpres, des modistes en bonnet rose, des élégants en pantalon gris perle. Il fallait traverser tout cela avec un habit râpé et une division ridicule. Quelle honte !…

 

Parmi tous ces diablotins ébouriffés que je promenais deux fois par semaine dans la ville, il y en avait un surtout, un demi-pensionnaire, qui me désespérait par sa laideur et sa mauvaise tenue.

 

Imaginez un horrible petit avorton, si petit que c’en était ridicule ; avec cela disgracieux, sale, mal peigné, mal vêtu, sentant le ruisseau, et, pour que rien ne lui manquât, affreusement bancal.

 

Jamais pareil élève, s’il est permis toutefois de donner à ça le nom d’élève, ne figura sur les feuilles d’inscription de l’Université. C’était à déshonorer un collège.

 

Pour ma part, je l’avais pris en aversion ; et quand je le voyais, les jours de promenade, se dandiner à la queue de la colonne avec la grâce d’un jeune canard, il me venait des envies furieuses de le chasser à grands coups de botte pour l’honneur de ma division.

 

Bamban, nous l’avions surnommé Bamban à cause de sa démarche plus qu’irrégulière — Bamban était loin d’appartenir à une famille aristocratique. Cela se voyait sans peine à ses manières, à ses façons de dire et surtout aux belles relations qu’il avait dans le pays.

 

Tous les gamins de Sarlande étaient ses amis.

 

Grâce à lui, quand nous sortions, nous avions toujours à nos trousses une nuée de polissons qui faisaient la roue sur nos derrières, appelaient Bamban par son nom, le montraient du doigt, lui jetaient des peaux de châtaignes, et mille autres bonnes singeries. Mes petits s’en amusaient beaucoup, mais moi, je ne riais pas, et j’adressais chaque semaine au principal un rapport circonstancié sur l’élève Bamban et les nombreux désordres que sa présence entraînait.

 

Malheureusement mes rapports restaient sans réponse et j’étais toujours obligé de me montrer dans les rues en compagnie de M. Bamban, plus sale et plus bancal que jamais.

 

Un dimanche entre autres, un beau dimanche de fête et de grand soleil, il m’arriva pour la promenade dans un état de toilette tel que nous en fûmes tous épouvantés. Vous n’avez jamais rien rêvé de semblable. Des mains noires, des souliers sans cordon, de la boue jusque dans les cheveux, presque plus de culotte… un monstre.

 

Le plus risible, c’est qu’évidemment on l’avait fait très beau, ce jour-là, avant de me l’envoyer. Sa tête, mieux peignée qu’à l’ordinaire, était encore roide de pommade, et le nœud de cravate avait je ne sais quoi qui sentait les doigts maternels. Mais il y a tant de ruisseaux avant d’arriver au collège !…

 

Bamban s’était roulé dans tous.

 

Quand je le vis prendre son rang parmi les autres, paisible et souriant comme si de rien n’était, j’eus un mouvement d’horreur et d’indignation.

 

Je lui criai : « Va t’en ! »

 

Bamban pensa que je plaisantais et continua de sourire. Il se croyait très beau, ce jour-là !

 

Je lui criai de nouveau : « Va t’en ! va-t’en ! »

 

Il me regarda d’un air triste et soumis, son œil suppliait ; mais je fus inexorable et la division s’ébranla, le laissant seul, immobile au milieu de la rue.

 

Je me croyais délivré de lui pour toute la journée, lorsqu’au sortir de la ville des rires et des chuchotements à mon arrière-garde me firent retourner la tête.

 

À quatre ou cinq pas derrière nous, Bamban suivait la promenade gravement.

 

— Doublez le pas, dis-je aux deux premiers.

 

Les élèves comprirent qu’il s’agissait de faire une niche au bancal, et la division se mit à filer d’un train d’enfer.

 

De temps en temps on se retournait pour voir si Bamban pouvait suivre, et on riait de l’apercevoir là-bas, bien loin, gros comme le poing, trottant dans la poussière de la route, au milieu des marchands de gâteaux et de limonade.

 

Cet enragé-là arriva à la Prairie presque en même temps que nous. Seulement il était pâle de fatigue et tirait la jambe à faire pitié.

 

J’en eus le cœur touché, et, un peu honteux de ma cruauté, je l’appelai près de moi doucement.

 

Il avait une petite blouse fanée, à carreaux rouges, la blouse du petit Chose, au collège de Lyon.

 

Je la reconnus tout de suite, cette blouse, et dans moi-même je me disais : « Misérable, tu n’as pas honte ? Mais c’est toi, le petit Chose que tu t’amuses à martyriser ainsi. » Et, plein de larmes intérieures, je me mis à aimer de tout mon cœur ce pauvre déshérité.

 

Bamban s’était assis par terre à cause de ses jambes qui lui faisaient mal. Je m’assis près de lui. Je lui parlai… Je lui achetai une orange… J’aurais voulu lui laver les pieds…

 

À partir de ce jour, Bamban devint mon ami. J’appris sur son compte des choses attendrissantes…

 

C’était le fils d’un maréchal-ferrant qui, entendant vanter partout les bienfaits de l’éducation, se saignait les quatre membres, le pauvre homme ! pour envoyer son enfant demi-pensionnaire au collège. Mais, hélas ! Bamban n’était pas fait pour le collège, et il n’y profitait guère.

 

Le jour de son arrivée, on lui avait donné un modèle de bâtons en lui disant : « Fais des bâtons ! » Et depuis un an, Bamban, faisait des bâtons. Et quels bâtons, grand Dieu !… tortus, sales, boiteux, clopinant, des bâtons de Bamban !…

 

Personne ne s’occupait de lui. Il ne faisait spécialement partie d’aucune classe ; en général, il entrait dans celle qu’il voyait ouverte. Un jour, on le trouva en train de faire ses bâtons dans la classe de philosophie… Un drôle d’élève, ce Bamban.

 

Je le regardais quelquefois à l’étude, courbé en deux sur son cahier, suant, soufflant, tirant la langue, tenant sa plume à pleines mains et appuyant de toutes ses forces, comme s’il eût voulu traverser la table… À chaque bâton il reprenait de l’encre, et à la fin de chaque ligne, il rentrait sa langue et se reposait en se frottant les mains.

 

Bamban travaillait de meilleur cœur maintenant que nous étions amis…

 

Quand il avait terminé une page, il s’empressait de gravir ma chaire à quatre pattes et posait son chef-d’œuvre devant moi, sans parler.

 

Je lui donnais une petite tape affectueuse en lui disant : « C’est très bien ! » C’était hideux, mais je ne voulais pas le décourager.

 

De fait, peu à peu, les bâtons commençaient à marcher plus droit, la plume crachait moins, et il y avait moins d’encre sur les cahiers… Je crois que je serais venu à bout de lui apprendre quelque chose ; malheureusement, la destinée nous sépara. Le maître des moyens quittait le collège.

 

Comme la fin de l’année était proche, le principal ne voulut pas prendre un nouveau maître. On installa un rhétoricien à barbe dans la chaire des petits, et c’est moi qui fus chargé de l’étude des moyens.

 

Je considérai cela comme une catastrophe.

 

D’abord les moyens m’épouvantaient. Je les avais vus à l’œuvre les jours de Prairie, et la pensée que j’allais vivre sans cesse avec eux me serrait le cœur.

 

Puis il fallait quitter mes petits, mes chers petits que j’aimais tant… Comment serait pour eux le rhétoricien à barbe ?… Qu’allait devenir Bamban ? J’étais réellement malheureux.

 

Et mes petits aussi se désolaient de me voir partir. Le jour où je leur fis ma dernière étude, il y eut un moment d’émotion quand la cloche sonna… Ils voulurent tous m’embrasser. Quelques-uns même, je vous assure, trouvèrent des choses charmantes à me dire.

 

Et Bamban ?…

 

Bamban ne parla pas. Seulement, au moment où je sortais, il s’approcha de moi, tout rouge, et me mit dans la main, avec solennité, un superbe cahier de bâtons qu’il avait dessinés à mon intention.

 

Pauvre Bamban ! »[2]

 


[1] « Se finit en queue de poisson », extrait d’une citation d’Horace qui compare une œuvre d’art sans unité à un buste de femme qui se finirait en queue de poisson. Ça donne envie de faire étudier Horace à certains artistes…
[2] Alphonse Daudet, Le petit chose, Hetzel, 1868, pp. 67-74

De toute son âme, de René Bazin

15/05/2022

« À quelques pas de là, […] sous le couvert de quelques arbustes et d’un cèdre qui formaient son jardin, un vieux prêtre, habitué de la paroisse Sainte-Anne, se promenait, regardant le même horizon et pensant aux mêmes choses. En dehors du quartier, il était presque aussi inconnu que ces humbles qu’il secourait. Chaque soir, quand l’armée de l’usine montait, ce vieil ami sans lassitude et sans récompense humaine sortait, gagnait la motte pelée de son cèdre entre les branches duquel on voyait toute la ville, et, écoutant marcher, de l’autre côté du mur, cette misère qu’il connaissait, ému de la même sorte depuis douze ans qu’il venait là, il disait cette prière qu’avait composée son cœur tout simple : 

 

« Seigneur, bénissez la terre qui se voile, bénissez la ville et la banlieue, les riches là-bas pour qu’ils aient pitié, les pauvres ici pour qu’ils s’entraiment : surtout les pauvres, mon Dieu, et envoyez au-devant du père qui rentre les enfants avec l’ange qui les fait sourire. Écartez les querelles entre les époux ; mettez la paix entre les frères ; rendez heureuse pour tous la seule heure où ils sont ensemble, les petits et les grands, afin qu’aucun d’eux ne vous maudisse ; qu’ils vous aiment plutôt, Seigneur ! Je vous prie pour tous ceux qui ne vous prieront pas ce soir, je vous aime pour tous ceux qui ne vous aiment pas encore, je vous donne ma vie pour que la leur soit meilleure et moins dure. Prenez-la, si cela vous plaît. Amen. » 

 

Dieu ne la prenait pas. Il la savait utile. »

 

Voici la fin du premier chapitre du livre dont nous allons parler aujourd’hui. C’est du Bazin, autrement dit du Giono converti, ou encore du Bernanos plein de douceur. De toute son âme, publié en 1897, est une lecture qui illumine tout en conviant à la prière. L’intrigue se passe à Nantes, dans les années 1880. On y parle d’ouvriers, de soldats, de jeunes filles œuvrant dans la mode, de pêcheurs, de pauvres et de riches, et surtout on y parle du cœur des humbles.

 

La plume est celle d’un peintre, pleine de vie. Voici un autre passage qui vous donnera une idée des talents de l’auteur dans ce domaine :

 

« La terre était, devant elle, toute fleurie. La prairie avait sa fourrure de foin mûr où les marguerites, par plaques, effaçaient le vert blondissant des tiges et des graines. Ailleurs c’étaient les boutons d’or, ailleurs les trèfles mauves qui faisaient des taches. Chaque pas rompait des herbes enlacées. Le vent suscitait, des profondeurs de la moisson, des reflets comme il en court sur le dos des grandes lames. Il emportait le pollen de myriades de fleurs comme un brouillard d’écume. Toutes les bêtes qui habitent la terre criaient au bord de leurs trous. C’était la plénitude de l’été, la saison ivre, où la vie, nuit et jour, roule sous les étoiles, afin que l'homme la boive. »[1]

 

La plume est aussi celle d’un fin psychologue, qui dresse devant nous des scènes de la vie quotidienne avec tact et réalisme, et –chose remarquable- nous dévoile sans mièvrerie le cœur à cœur pudique d’une jeune femme avec le Seigneur.

 

Je vais m’arrêter ici, mais avant il faut que je vous dise quelque chose. Il y a plusieurs types de livres : des livres de poche, des livres brochés, des livres reliés, des ebooks… Pour tous ces formats, vous aurez les mêmes mots. Rien ne change apparemment que le prix, ou l’aspect de la bibliothèque. Seulement voilà : un livre, et tout particulièrement celui-ci, renferme quelque chose d’autre. Ce qui sépare un ebook et un vieux livre relié c’est ce qui sépare une ampoule led d’une flamme de bougie. Parfois, on oublie et on passe à côté, et c’est vraiment dommage… 

 

Allez donc faire un tour à Emmaüs ! 

 

Bonne semaine,


[1] R. Bazin, De toute son âme, édition Calmann Lévy, 1906, p.77

Waverley, de Walter Scott

17/04/2022

Bonjour !

 

Aujourd’hui, après toutes ces péripéties en lien avec l’actualité, nous allons reprendre notre rythme habituel à l'aide d'un roman. Mais pas n’importe quel roman… C’est l’histoire d’un jeune et fougueux noble anglais catapulté au beau milieu du conflit entre la maison de Hanovre et des Stuart, pendant la rébellion jacobite de 1745. C’est l’histoire de l’Ecosse. C’est l’histoire des highlanders, ces guerriers écossais aussi habiles que courageux, et non dénués d’humour... Voici un extrait du roman historique Waverley, de Walter Scott. Savourez !

 

« Il y eut un moment de halte quand toute la troupe fut sortie de la chaumière, et le chef des montagnards, que Waverley, en recherchant dans sa mémoire, crut reconnaître pour le vigoureux gaillard qui servait de lieutenant à Donald Beau Lean, commanda par des signes et des demi-mots le plus profond silence. Il remit à Édouard une épée et une paire de pistolets, puis, montrant la route, lui mit la main sur la poignée de sa claymore, comme pour lui faire comprendre qu’il leur faudrait peut-être recourir à la force pour se frayer un passage. Il se plaça alors à la tête de sa troupe, qui monta le sentier sur une seule file, à la mode des Indiens. Waverley était à côté du chef, qui s’avançait avec beaucoup de précaution, comme pour ne pas donner l’alarme, et s’arrêta quand il fut au haut de la montée. Waverley en comprit bientôt le motif, car il entendit à peu de distance une sentinelle anglaise crier : « All is well ! » Sa voix sonore, portée sur les ailes du vent, retentit jusque dans les broussailles de la vallée, et fut renvoyée par les échos d’alentour, et le même signal fut répété une seconde, une troisième et une quatrième fois, mais de plus faible en plus faible, comme de plus loin en plus loin. On ne pouvait douter qu’il n’y eût aux environs un détachement de soldats, et tous étaient sur leurs gardes ; mais toute cette vigilance ne put faire découvrir à la sentinelle des hommes aussi habiles dans toutes les ruses de brigands que ceux dont elle épiait alors inutilement le passage.

 

« Ces cris moururent donc dans le silence de la nuit, et les montagnards se remirent tout de suite en route, mais toujours avec plus de précaution et dans le plus grand silence. Waverley n’avait ni le temps, ni même l’envie d’observer, et il s’aperçut seulement qu’ils passaient à quelque distance d’un vaste édifice aux fenêtres duquel brillaient encore une ou deux lumières. Un peu plus loin, le chef montagnard flaira le vent comme un chien couchant, puis ordonna à sa troupe de s’arrêter une seconde fois ; il se mit à quatre pattes, enveloppé dans son manteau, de façon à ne point trop paraître au-dessus de la bruyère qu’il parcourait, et dans cette posture s’avança à la découverte. Il revint bientôt, congédia tous ses hommes, à l’exception d’un seul, et faisant signe à Waverley de l’imiter, ils se traînèrent tous trois, sans bruit, sur leurs mains et leurs genoux.

 

« Après avoir marché de cette manière pénible plus de temps qu’il n’en fallait pour s’abîmer les genoux et les jambes, Waverley sentit une odeur de fumée qui sans doute avait frappé beaucoup plus tôt l’odorat plus fin de son guide. Elle sortait du coin d’une bergerie basse et presque en ruine, dont les murailles étaient faites de cailloux, comme toutes les chaumières d’Écosse, Le montagnard conduisit notre héros jusqu’au pied du mur, et sans doute pour lui faire comprendre l’imminence du danger, ou peut-être pour lui donner une plus haute idée de sa propre adresse, lui fit signe, tout en lui donnant l’exemple, de lever la tête, et de chercher à voir dans la bergerie. Waverley obéit, et aperçut cinq ou six soldats étendus près de leurs armes ; ils dormaient tous, à l’exception de la sentinelle, qui se promenait de long en large, son fusil sur l’épaule ; la lueur rougeâtre du feu se réfléchissait sur le canon de son fusil, tandis qu’elle passait et repassait devant le foyer dans sa courte promenade, tournant sans cesse les yeux vers le ciel du côté où la lune, cachée jusqu’alors par le brouillard, semblait près de se montrer.

 

« En moins d’une ou deux minutes, par un de ces changements soudains d’atmosphère, si fréquents dans un pays de montagnes, une brise s’éleva et balaya devant elle les nuages qui avaient obscurci l’horizon ; puis l’astre de la nuit éclaira de toute sa lumière une vaste bruyère grisâtre, bordée de taillis et d’arbres chétifs dans la partie d’où ils venaient, mais unie et nue du côté qui leur restait à parcourir, de façon que la sentinelle pouvait tout voir. Les murs de la bergerie les cachaient bien tant qu’ils restaient baissés, mais il semblait impossible de quitter cet abri sans être aperçu.

 

« Le montagnard fixait la voûte azurée ; mais, au lieu de bénir l’utile clarté des cieux, comme les héros d’Homère, ou plutôt comme le paysan de Pope, surpris par la nuit, il murmura un juron gaëlique contre la lanterne de Mac-Farlane, qui brillait mal à propos[1]. Il regarda quelque temps d’un air inquiet autour de lui, puis sembla prendre une résolution. Laissant son compagnon avec Waverley, après avoir fait signe à Édouard de rester tranquille et donné à voix basse des instructions à son camarade, il s’éloigna, favorisé par l’inégalité du terrain, dans la direction qu’ils avaient prise, et de la manière qu’ils étaient venus. Édouard, le suivant des yeux, l’aperçut qui courait à quatre pattes avec l’agilité d’un Indien, profitant, pour n’être point vu, des moindres buissons, du moindre monticule, et ne franchissant jamais un endroit découvert qu’au moment où la sentinelle avait le dos tourné. À la fin, il gagna les taillis et les buissons qui couvraient presque toute la lande de ce côté et s’étendaient sans doute jusqu’au bord du vallon où notre héros avait si long-temps demeuré. Le montagnard disparut, mais seulement pour quelques minutes ; car il sortit de nouveau par un autre côté, et s’avançant bravement sur la bruyère comme pour se faire voir, épaula son fusil, et tira sur le factionnaire. Une blessure au bras interrompit fort désagréablement le pauvre diable au milieu de ses observations météorologiques et tandis qu’il s’amusait à siffler l’air de Nancy Dawson ; il riposta, mais sans succès, et ses camarades, éveillés par le bruit, coururent aussitôt vers l’endroit d’où était parti le coup. Le montagnard, après leur avoir donné le temps de l’apercevoir, s’enfonça dans les buissons, car sa ruse de guerre avait parfaitement réussi.

 

« Pendant que les soldats poursuivaient leur audacieux ennemi dans cette direction, Waverley, obéissant aux instructions du montagnard resté près de lui, parcourut à toutes jambes l’espace par où son guide voulait d’abord le conduire, et qui n’était plus ni surveillé, ni gardé, puisque l’attention du détachement était occupée ailleurs ; après un quart de mille, ils arrivèrent au sommet d’une petite colline où il était impossible qu’on les aperçût. Cependant ils entendaient encore dans le lointain les cris des soldats qui s’appelaient les uns les autres au milieu de la bruyère, et distinguaient aussi dans la même direction le bruit éloigné d’un tambour battant un rappel ; mais ces sons hostiles retentissaient bien loin derrière eux et mouraient avec la brise qui les apportait.

 

« Après une demi-heure de marche à travers une campagne toujours nue et stérile, ils rencontrèrent un vieux tronc de chêne qui, à en juger par les restes, devait avoir été d’une grandeur extraordinaire. Dans un creux voisin ils trouvèrent plusieurs montagnards avec un ou deux chevaux. Ils les avaient à peine joints, et le surveillant de Waverley leur expliquait sans doute le motif de leur retard, car on répéta souvent le nom de Duncan-Duroch, quand Duncan lui-même parut, hors d’haleine, il est vrai, comme s’il avait couru pour échapper à un péril, mais riant et tout joyeux de la réussite du tour qu’il avait joué à ceux qui le poursuivaient. Waverley n’eut pas grand peine à comprendre que cet emploi était facile à un montagnard agile, connaissant parfaitement les lieux et se dirigeant avec une certitude et une confiance qui devaient manquer à ses ennemis. L’alarme qu’il avait donnée paraissait durer encore, car on entendit à une grande distance un ou deux coups de fusil qui ne firent qu’augmenter la gaieté de Duncan et de ses compagnons. »[2]

 

Voilà, j’espère que cet aperçu vous donnera envie de lire la suite ! Walter Scott a publié en 1814 ce roman, que certains qualifient de "premier roman historique". Il n’y a pas à dire, il vaut le détour !

Bonne lecture, et bonne semaine !


[1]La lanterne de Mac Farlane désigne la lune, car le clan de cet écossais organisait ses expéditions la nuit, éclairé seulement par elle.
[2] Walter Scott, Waverley, chapitre 38 Aventure nocturne

La joie, de Bernanos

13/02/2022

Bonjour!

Permettez-moi un petit mot avant de commencer: je préparais un article lundi dernier, et puis il m'a échappé des mains le coquin! Il avait tellement hâte de vous rencontrer qu'il s'est invité dans la boîte mail de chacun d'entre vous. La boulette, comme qui dirait. Hé hé. Promis je recommencerai plus. Pour les curieux c'était un article qui paraitra le 28 février, il abordera la question de la libre pensée. Dans deux semaines vous pourrez le lire avec la délectation qui s'impose...

Sur ce, bonne lecture!

 

« Les gens sont souvent déraisonnables, illogiques et centrés sur eux-mêmes ;

Pardonne-leur quoiqu’il arrive.

Si tu es gentil, les gens peuvent t'accuser d'être égoïste et d'avoir des arrières pensées ;

Sois gentil quoiqu’il arrive.

Si tu réussis, tu trouveras de faux amis et de vrais ennemis ;

Réussis quoiqu’il arrive.

Si tu es honnête et franc, il se peut que les gens abusent de toi ;

Sois honnête et franc quoiqu’il arrive.

Ce que tu as mis des années à construire, quelqu'un pourrait le détruire en une nuit ; 

Construis quoiqu’il arrive.

Si tu trouves la sérénité et la joie, ils pourraient être jaloux ; 

Sois heureux quoiqu’il arrive.

Le bien que tu fais aujourd'hui, les gens l'auront souvent oublié demain ; 

Fais le bien quoiqu’il arrive.

Donne au monde le meilleur de ce que tu as, et il se pourrait que cela ne soit jamais assez ;

Donne au monde le meilleur de ce que tu as quoiqu’il arrive.

Tu vois, en fin de compte c’est entre toi et Dieu, cela n'a jamais été entre toi et eux, quoiqu’il arrive. »

 

Voilà. Vous aurez bien sûr reconnu l’un des plus célèbres textes de mère Teresa. Ce n’est donc pas du tout une citation du roman La joie dont nous allons parler aujourd’hui, et pourtant je trouve que ce texte résume tout à fait la situation de Chantal, l’héroïne de l’histoire.

 

Chantal a 18 ans. Elle est jeune, radieuse et insouciante, mais sa joie et son insouciance ne sont pas de ce monde. C’est la joie du Christ, que son directeur spirituel l’abbé Chevance, décédé un an plus tôt, a protégé de toutes ses forces et avec toute son expérience, allant jusqu’à lui cacher le caractère mystique de sa vie intérieure pour ne pas la sortir de cet esprit de simplicité qui la caractérise. La jeune fille ignore même la nature de ses propres extases ! 

 

Maintenant qu’il est décédé, la voilà seule avec sa joie. Seule avec Dieu. Et chacune des personnes de son entourage va se heurter à cette joie surnaturelle. Parce qu’il ne faut pas croire que Chantal vit en recluse. Au contraire, son père l’a chargée de tenir la maison. Ce poids injuste, inadapté vu son âge et le côté retors des domestiques, Chantal le porte courageusement. Elle accomplit son devoir de son mieux, jusqu’au bout. Quoiqu’il arrive.

 

Et il en arrive, des choses… C’est d’ailleurs tout à fait étonnant de voir comme la joie intérieure de Chantal va perturber toutes les personnes qu’elle fréquente, alors qu’elle-même veille à ne pas attirer l’attention. Plus elle se fait petite, plus elle rayonne, et plus son père, sa grand-mère, le psychanalyste, l’abbé Cénabre, et jusqu’au chauffeur de la famille sont comme irrésistiblement poussés vers elle.

 

Chacune de ces personnes est perdue dans sa misère, que ce soit l’addiction (le chauffeur), la paresse (le père), l’avarice (la grand-mère), l’envie (le psychanalyste) ou la colère (l’abbé Cénabre). Puisque l’addiction correspond à la gourmandise, on est déjà à cinq péchés capitaux sur sept, il ne manque que la luxure et l’orgueil pour compléter ce beau tableau ! Chacun s’agrippe à son péché comme un enfant à son doudou. La réplique de Chantal au docteur la Pérouse à propos de sa grand-mère illustre bien cela : « elle a construit son histoire ainsi, brin à brin, comme un oiseau son nid, mensonge par mensonge, et vous faites semblant d'y croire, vous refusez de la délivrer. Mon Dieu, il me semble pourtant qu'il n'y a pas de mensonges plus redoutables que ceux-là qu'on commet contre soi-même? »[1]

 

Il n’y a pas de mensonges plus redoutables que ceux-là qu’on commet contre soi-même… Chantal met le doigt sur leurs ténèbres à tous, sa lumière éclate dans la nuit et agit comme un décapant. Cela rappelle l’évangile de la femme adultère (Jean 8, 1-11), quand chacun des accusateurs part, à commencer par les plus âgés. Chaque juif s’évade de la synagogue avec son malheur collé au corps, incapable de comprendre la joie de la miséricorde.

 

Dans La joie, ce qui est très intéressant c’est que les pécheurs s’évadent vers Chantal, un peu comme des moustiques attirés par la lumière qui va les brûler vifs. Oh bien sûr, chacun y va en croyant pouvoir la convertir à son désespoir, persuadé qu’elle n’est pas plus forte qu’eux. Chacun s’approche de Chantal les armes à la main, prêt au combat. 

 

Et tous échouent. Ils échouent parce qu’au lieu d’une bataille, ils ne trouvent rien. Chacun se démène à sa façon, et plus il se démène plus il s’aperçoit qu’au lieu de persuader l’autre il a surtout besoin de se persuader lui-même. Tous étalent leurs âmes devant cette enfant de Dieu, et pour la première fois depuis trop longtemps ils éprouvent de la honte.

 

Chantal, elle, va d’épreuve en épreuve. Sa joie si parfaite, que l’abbé Chevance protégeait, voilà qu’elle ne sait plus comment la garder. D’ailleurs, faut-il la protéger ? Elle a appris à renier la complaisance, le retour sur soi-même, elle a appris à déployer son âme par l’accomplissement de son devoir d’état. C’est édifiant de voir comment Chantal préserve sa tranquillité intérieure par le don d’elle-même, de façon très concrète. En se donnant à travers toutes les petites tâches du quotidien, Chantal tourne sans relâche son cœur vers Dieu, s’empêchant par-là de s’apitoyer sur son sort.

 

Il y a deux semaine, nous avons vu dans l’article sur les Beltrame comment Dieu donne aux époux par le sacrement du mariage la grâce de se reconnaître mutuellement en tant que voie sanctifiante privilégiée[2]. C’est la tentation des mariés que de chercher sa propre voie sanctifiante indépendamment du conjoint, d’être saint malgré l’autre et non pas par l’autre. Dans la joie de Bernanos, nous découvrons que cette pédagogie divine concerne en réalité l’accomplissement de notre devoir d’état : c’est par l’accomplissement de notre devoir d’état que nous pouvons grandir en sainteté, et pas autrement. Si le mari ou la femme doit considérer son conjoint comme sa voie sanctifiante privilégiée, c’est précisément parce que le sacrement du mariage lui en fait un devoir primordial, un devoir d’état.

 

Dans La joie, nous découvrons comment Chantal se laisse travailler par son devoir d’état, refusant même le cloître car il se présente à ce moment-là davantage comme une échappatoire que comme un appel. C’est ici l’aspect le plus passionnant du roman, car Bernanos réussit à mettre en lumière tous ces instants où il est tentant de se reposer sur l’assentiment de notre entourage, de nous appuyer sur la complaisance des hommes pour subrepticement éviter notre devoir. Dans ces moments, nous savons que rien d’extérieur ne pourra faire la différence entre l’acte apparemment bon et l’acte vraiment libre que nous nous apprêtons à poser. Personne ne verra notre sacrifice, mis à part Dieu et nous-mêmes.

 

Voilà l’attitude que Chantal a choisie, voilà son dépouillement : refuser les consolations du monde. Tout comme pour sainte Thérèse de l’enfant Jésus, cela va l’amener à briser complètement les conventions, à entrer dans une liberté intérieure de plus en plus vaste. Concrètement cependant, Chantal est tétanisée à l’idée que sa liberté intérieure et ses extases puissent être une occasion de chute pour les autres. Elle semble souvent inquiète de scandaliser, mais à chaque fois elle finit par accepter de se laisser faire, de se laisser traverser par la curiosité tourmentée des autres. Par amour pour Dieu, elle ne retient rien et se laisse tout prendre, sans exception.

 

Sacrée aventure, comme qui dirait ! mais rassurez-vous, il ne s’agit pas là d’un roman éthéré, une espèce de drame à l’eau de rose où la perfection de l’héroïne vole si haut qu’il ne reste plus au lecteur qu’à admirer derrière une vitrine. Comme d’habitude, Bernanos fait preuve d’une telle lucidité sur la vie de la grâce et sur nos misères humaines qu’il est impossible de ne pas retrouver un petit bout de soi en chacun des personnages. C’est la patte de l’auteur que de nous river les pieds sur terre tout en nous faisant entrevoir la miséricorde agissante.

 

Lisez, méditez, agissez !


[1] G. Bernanos, La joie, édition La Palatine, Plon, 1929, p.217
[2] Ingrid d’Ussel, Humanae Vitae questionnée par Proust, Via Romana, 2018, p.44

L'Étrange Cas du docteur Jekyll et de Mr. Hyde

16/01/2022

Aujourd’hui, je vous propose de nous intéresser à un roman court de R-L. Stevenson, L'Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde, publié en 1886.

 

C’est une histoire à suspens, donc si vous préférez garder celui-ci croustillant comme il faut, il vaut mieux ne pas lire ce qui va suivre.

 

Pour faire simple, le docteur Jekyll est un illustre scientifique. Il n’a pas un mauvais fond mais il sent des pulsions mauvaises de plus en plus impérieuses, tout à fait inconciliables avec son existence d’honorable érudit. Passionné d’alchimie, il entreprend donc de dissocier physiquement son identité mondaine, celle de l’éminent chercheur, honnête et généreux, et son identité déplorable, cet homme imbu de vices et assoiffé de violence.

Il y parvient…

 

…A moitié. En fait il remarque qu’en buvant un élixir il se transforme en un être rabougri, laid au possible, et surtout fait de la malveillance la plus pure. Il décide de l’appeler Mr. Hyde, et jouit sous ces traits de l’impunité de conscience la plus totale.  Une fois qu’il s’est bien défoulé, il reprend l’élixir et redevient le Dr Jekyll, personnalité estimée. 

 

Là où le bât blesse, c’est que la dose à prendre pour se transformer doit être de plus en plus forte, jusqu’à ce que l’équilibre s’inverse : le Dr Jekyll devient le fantôme, et Mr Hyde la réalité. L’élixir sert alors à retrouver les traits du Dr Jekyll, qui est de plus en plus faible… Je ne vous raconte pas la fin, vous en savez déjà trop. Et puis on n’a pas besoin de connaitre la fin pour discuter de l’erreur que dénonce Stevenson.

 

Etudions donc le cas du docteur. Celui-ci sent deux hommes en lui : l’un aspiré vers le bien, l’autre vers le mal. Seulement il croit ces deux hommes équivalents, deux forces égales, un ying et un yang. Un seigneur sith et un chevalier jedi. Erreur. Grosse erreur.

 

Le docteur Jekyll se trompe parce qu’il considère que le mal en lui est une force autonome, inéluctable, comme si le vieil homme était une personne à part entière. En fait le vieil homme est une vieillesse, une corruption de l’âme - tout comme le monde est une corruption du jardin d’Eden, un avilissement. Retenez bien ça : le mal est une absence de bien, ce n’est pas l’équivalent du bien en négatif. Satan n’est en rien l’égal du Christ, ce n’est qu’un ange, une créature déchue de sa vocation. Vénère, mais déchu quand même. Cela signifie que la seule force créatrice est celle du bien, le mal n’est que l’altération de cette force créatrice, sa déviance ou sa corruption. Le mal n’est pas une nature, c’est simplement l’altération de cette nature.

 

Ça parait bien subtil tout ça. Pourquoi cette distinction est-elle importante dans nos vies ? En quoi nous concerne-t-elle ? 

 

Précisément à cause du docteur Jekyll. Selon la logique de l’éminent docteur, si le mal était une puissance symétrique à celle du bien, il aurait effectivement suffi de séparer ces deux puissances du bien et du mal pour libérer à la fois le docteur Jekyll et Mr Hyde, tous deux grandissant alors selon leur nature. Rien de plus faux, comme le montre la suite de l’histoire… Et, il faut bien l’avouer, nous aussi avons tendance à croire que le mal fait en quelque sorte partie de nous, qu’il y a comme une zone du mal incontrôlable en nous qui est irréductible et qu’il suffirait, en fait, de laisser tranquille pour retrouver la sérénité.

 

Allons encore un peu plus loin : à force de croire que le mal est équivalent au bien, on se met à croire que l’expérience du mal est une source de connaissance similaire à l’expérience du bien, voire même qu’en ne pratiquant « que » le bien et la vertu, en renonçant au mal, on renoncerait à une partie de la sagesse humaine en s’enfermant dans une sorte de snobisme, de scrupule ou de pudibonderie. Or, c’est exactement l’inverse qui se passe : la pratique du mal ne conduit qu’à faire croître la confusion et l’ignorance du bien, tandis que la pratique du bien amène à saisir avec de plus en plus de finesse le mal. Concrètement, en s’enfonçant dans le péché, on émousse notre sens moral et on use notre contrition (capacité vitale qui nous permet d’accueillir au mieux Dieu). On se coupe de la grâce sanctifiante, de la connaissance du bien et du mal, on rejette l’Esprit de vie, enfin c’est le bazar quoi. En revanche, quand on s’attelle à la pratique du bien et à l’exercice des vertus, on affine nos repères pour grandir en sagesse.

 

Ça le roman de Stevenson nous le montre merveilleusement bien, quand il décrit la confusion où mène l’expérience du docteur Jekyll : celui-ci s’aperçoit rapidement que Mr Hyde ne réagit pas comme un gentil cobaye, mais comme un virus : donnez-lui la main et il vous prend la tête, le bras, enfin tout, quoi. C’est un virus parce qu’il ne vit pas tout seul, il ne vit qu’en mangeant le bien, autrement dit le docteur Jekyll.

 

En somme, le mal n’a rien de légitime. Dans l’ordre de l’univers c’est lui qui se tape l’incruste, lui qui ne comprend pas bien l’essence des choses, lui qui brouille tout. Alors, pourquoi ne le détecte-t-on pas directement ? Pourquoi avons-nous tendance à le sentir en nous comme une force autonome et sauvage ? En raison du péché originel. C’est à cause du péché originel que le bien ne semble pas aller de soi, c’est à cause de lui que nous avons besoin de la grâce pour être rétablis dans l’ordre des choses.

 

En fait, ce dont a besoin le docteur Jekyll pour retrouver sa liberté c’est la grâce de Dieu, obtenue par le baptême et entretenue par les sacrements et la vie de prière. Dans ce cas, Jekyll est-il donc condamné à être un assisté de Dieu ? Oui et non. Ça reste logique, honorable et exaltant d’être élevé par Dieu, mais rappelez-vous l’article être homme, être chrétien : sans la grâce nous ne pouvons rien faire, mais il nous appartient d’entretenir le terreau dans lequel se plante cette grâce. 

 

Quand elle sort de confession, une âme à la dérive qui baigne dans les mauvaises habitudes retrouve la grâce. En revanche, la pluie de grâce va ruisseler sur son âme sans pouvoir pleinement la pénétrer. Quelle tristesse ! Quel dépit ! Tandis qu’une âme en laquelle l’exercice des vertus est familier va offrir à la grâce une terre meuble, féconde, et portera bien plus de fruits. Notre liberté n’est rien comparée la puissance de Dieu, mais à notre échelle elle fait toute la différence entre une larve et un papillon.

 

Bref, lisez L'Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde.

 

Bonne journée, et bonne semaine !

La guerre des boutons, de Louis Pergaud

19/12/2021

Aujourd'hui, je vous propose un peu de légèreté avec un classique: la guerre des boutons, publié en 1912. Son auteur Louis Pergaud ne cache pas son admiration pour Rabelais, vous comprendrez sans problème la référence je pense. 

 

L'extrait que je vous propose se situe juste après un vote dans la cour de récré, qui fait suite à la tentative d'agression par d'affreux Velrans de deux Longevernes. Il s'agit donc de choisir si on se venge ou non...

 

« Ils approuvèrent le grand Lebrac à l’inanimité, comme on disait. À ce moment le père Simon apparut dans l’encadrement de la porte pour frapper dans ses mains et donner ainsi le signal de l’entrée en classe. Tous, dès qu’ils le virent, se précipitèrent avec impétuosité vers les cabinets, car on remettait toujours à la dernière minute le soin de vaquer aux besoins hygiéniques réglementaires et naturels.

Et les conspirateurs se mirent en rang silencieusement, l’air indifférent, comme si rien ne s’était passé et qu’ils n’eussent pris, l’instant d’avant, une grande et terrible décision.

Cela ne marcha pas très bien en classe, ce matin-là, et le maître dut crier fort pour contraindre ses élèves à l’attention. Non qu’ils fissent du potin, mais ils semblaient tous perdus dans un nuage et restaient absolument réfractaires à saisir l’intérêt que peut avoir pour de jeunes Français républicains l’historique du système métrique.

La définition du mètre, en particulier, leur paraissait horriblement compliquée : dix millionième partie du quart, de la moitié… du… ah, merde ! pensait le grand Lebrac.

Et se penchant vers son voisin et ami Tintin, il lui glissa confidentiellement :

– Eurêquart !

Le grand Lebrac voulait sans doute dire : Eurêka ! Il avait vaguement entendu parler d’Archimède, qui s’était battu au temps jadis avec des lentilles.

La Crique lui avait laborieusement expliqué qu’il ne s’agissait pas de légumes, car Lebrac à la rigueur comprenait bien qu’on pût se battre avec des pois qu’on lance dans un fer de porte-plume creux, mais pas avec des lentilles.

— Et puis, disait-il, ça ne vaut pas les trognons de pommes ni les croûtes de pain.

La Crique lui avait dit que c’était un savant célèbre qui faisait des problèmes sur des capotes de cabriolet, et ce dernier trait l’avait pénétré d’admiration pour un bougre pareil, lui qui était aussi réfractaire aux beautés de la mathématique qu’aux règles de l’orthographe.

D’autres qualités que celles-là l’avaient, depuis un an, désigné comme chef incontesté des Longevernes.

Têtu comme une mule, malin comme un singe, vif comme un lièvre, il n’avait surtout pas son pareil pour casser un carreau à vingt pas, quel que fût le mode de projection du caillou : à la main, à la fronde à ficelle, au bâton refendu, à la fronde à lastique[1] ; il était dans les corps à corps un adversaire terrible ; il avait déjà joué des tours pendables au curé, au maître d’école et au garde champêtre ; il fabriquait des kisses[2] merveilleuses avec des branches de sureau grosses comme sa cuisse, des kisses qui vous giclaient l’eau à quinze pas, mon ami, voui ! parfaitement ! et des topes[3] qui pétaient comme des pistolets et qu’on ne retrouvait plus les balles d’étoupes. Aux billes, c’était lui qui avait le plus de pouce ; il savait pointer et rouletter comme pas un ; quand on jouait au pot, il vous « foutait les znogs sur les onçottes » à vous faire pleurer, et avec ça, sans morgue aucune ni affectation, il redonnait de temps à autre à ses partenaires malheureux quelques-unes des billes qu’il leur avait gagnées, ce qui lui valait une réputation de grande générosité.

À l’interjection de son chef et camarade, Tintin joignit les oreilles ou plutôt les fit bouger comme un chat qui médite un sale coup et devint rouge d’émotion.

— Ah ah ! pensa-t-il ! Ça y est ! J’en étais bien sûr que ce sacré Lebrac trouverait le joint pour leur z’y faire !

Et il demeura noyé dans un rêve, perdu dans des mondes de suppositions, insensible aux travaux de Delambre, de Méchain, de Machinchouette ou d’autres ; aux mesures prises sous diverses latitudes, longitudes ou altitudes… Ah oui, que ça lui était bien égal et qu’il s’en foutait !

Mais qu’est-ce qu’ils allaient prendre, les Velrans !

Ce que fut le devoir d’application qui suivit cette première leçon, on l’apprendra plus tard ; qu’il suffise de savoir que les gaillards avaient tous une méthode personnelle pour rouvrir, sans qu’il y parût, le livre fermé par ordre supérieur et se mettre à couvert contre les défaillances de mémoire. N’empêche que le père Simon était dans une belle rage le lundi suivant. Mais n’anticipons pas.

Quand onze heures sonnèrent à la tour du vieux clocher paroissial, ils attendirent impatiemment le signal de sortie, car tous étaient déjà prévenus on ne sait comment, par infiltration, par radiation ou d’une tout autre manière, que Lebrac avait trouvé quelque chose.

Il y eut comme d’habitude quelques bonnes bousculades dans le couloir, des bérets échangés, des sabots perdus, des coups de poings sournois, mais l’intervention magistrale fit tout rentrer dans l’ordre et la sortie s’opéra quand même normalement.

Sitôt que le maître fut rentré dans sa boîte, les camarades fondirent tous sur Lebrac comme une volée de moineaux sur un crottin frais.

Il y avait là, avec les soldats ordinaires et le menu fretin, les dix principaux guerriers de Longeverne avides de se repaître de la parole du chef.

Lebrac exposa son plan, qui était simple et hardi ; ensuite il demanda quels seraient les ceusses qui l’accompagneraient le soir venu.

Tous briguèrent cet honneur ; mais quatre suffisaient et on décida que Camus, La Crique, Tintin et Grangibus seraient de l’expédition : Gambette, habitant sur la Côte, ne pouvait s’attarder si longtemps, Guignard n’y voyait pas très clair la nuit et Boulot n’était pas tout à fait aussi leste que les quatre autres.

Là-dessus on se sépara.

Au soir, sur le coup de l’Angelus, les cinq guerriers se retrouvèrent.

— As-tu la craie ? fit Lebrac à La Crique, qui s’était chargé, vu sa position près du tableau, d’en subtiliser deux ou trois morceaux dans la boîte du père Simon.

La Crique avait bien fait les choses ; il en avait chipé cinq bouts, de grands bouts ; il en garda un pour lui et en remit un autre à chacun de ses frères d’armes. De cette façon, s’il arrivait à l’un d’eux de perdre en route son morceau, les autres pourraient facilement y remédier.

— Alorsse, filons ! fit Camus.

Par la grande rue du village d’abord, puis par le traje[4] des Cheminées rejoignant au gros Tilleul la route de Velrans, ce fut un instant une sabotée sonore dans la nuit. Les cinq gars marchaient à toute allure à l’ennemi.

— Il y en a pour une petite demi-heure à pied, avait dit Lebrac, on peut donc y aller dedans un quart d’heure et être rentré bien avant la fin de la veillée.

La galopade se perdit dans le noir et dans le silence ; pendant la moitié du trajet la petite troupe n’abandonna pas le chemin ferré où l’on pouvait courir, mais dès qu’elle fut en territoire ennemi, les cinq conspirateurs prirent les bas côtés et marchèrent sur les banquettes que leur vieil ami le père Bréda, le cantonnier, entretenait, disaient les mauvaises langues, chaque fois qu’il lui tombait un œil. Quand ils furent tout près de Velrans, que les lumières devinrent plus nettes derrière les vitres et les aboiements des chiens plus menaçants, ils firent halte.

– Ôtons nos sabots, conseilla Lebrac, et cachons-les derrière ce mur.

Les quatre guerriers et le chef se déchaussèrent et mirent leurs bas dans leurs chaussures ; puis ils s’assurèrent qu’ils n’avaient pas perdu leur morceau de craie et, l’un derrière l’autre, le chef en tête, la pupille dilatée, l’oreille tendue, le nez frémissant, ils s’engagèrent sur le sentier de la guerre pour gagner le plus directement possible l’église du village ennemi, but de leur entreprise nocturne.

Attentifs au moindre bruit, s’aplatissant au fond des fossés, se collant aux murs ou se noyant dans l’obscurité des haies, ils se glissaient, ils s’avançaient comme des ombres, craignant seulement l’apparition insolite d’une lanterne portée par un indigène se rendant à la veillée ou la présence d’un voyageur attardé menant boire son carcan. Mais rien ne les ennuya que l’aboi du chien de Jean des Gués, un salopiot qui gueulait continuellement.

Enfin ils parvinrent sur la place du moutier[5] et ils s’avancèrent sous les cloches.

Tout était désert et silencieux.

Le chef resta seul pendant que les quatre autres revenaient en arrière pour faire le guet.

Alors prenant son bout de craie au fond de sa profonde, haussé sur ses orteils aussi haut que possible, Lebrac inscrivit sur le lourd panneau de chêne culotté et noirci qui fermait le saint lieu, cette inscription lapidaire qui devait faire scandale le lendemain, à l’heure de la messe, beaucoup plus par sa crudité héroïque et provocante que par son orthographe fantaisiste :

Tou lé Velrant çon dé paigne ku ! »

 


[1] Élastique
[2] Kisse ou gicle : seringue faite avec une branche de sureau.
[3] Tope, espèce de pistolet en sureau.
[4] Traje, sentier, raccourci.
[5] Moutier, église.

Louis Pergaud, La guerre des boutons, roman de ma douzième année, Mercure de France, 1912

Le Bossu, de Paul Féval

21/11/2021

Aujourd'hui, je vous propose de lire ce que vous avez probablement déjà vu au cinéma: le Bossu, de Paul Féval. Publié en 1857, vous admettrez rien qu'à partir de cet extrait que le suc original ne le cède en rien à Daniel Auteuil ou même à Jean Marais...

 

"On arrivait de deux manières au fond du fossé : par la route charretière et par un escalier à pic pratiqué à la tête du pont. Nos gens se partagèrent en deux troupes et descendirent par les deux chemins à la fois. Quand le pauvre enfant se vit ainsi cerné, il n’essaya point de fuir, et les larmes lui vinrent aux yeux.

Sa main se plongea furtivement sous le revers de son justaucorps.

— Mes bons seigneurs ! s’écria-t-il, ne me tuez pas… Je n’ai rien ! je n’ai rien !

Il prenait nos gens pour de purs et simples brigands. Ils en avaient bien l’air.

— Ne mens pas ! dit Carrigue, tu as passé les monts, ce matin ?

— Moi ?… fit le page ; les monts ?

— Au diable ! interrompit Saldagne ; il vient d’Argelès en ligne directe ; n’est-ce pas, petit ?

— D’Argelès ? répéta l’enfant.

Son regard, en même temps, se dirigeait vers la fenêtre basse qui se montrait sous le pont.

— A pa pur ! lui dit Cocardasse, nous ne voulons pas t’écorcher, jeune homme… à qui portes-tu cette lettre d’amour ?

— Une lettre d’amour ? répéta encore le page.

Passepoil s’écria :

— Tu es né en Normandie, ma poule !

Et l’enfant de répéter :

— En Normandie, moi ?

— Il n’y a qu’à le fouiller, opina Carrigue.

— Oh ! non ! non ! s’écria le petit page en tombant à genoux, ne me fouillez pas, mes bons seigneurs!

C’était souffler sur le feu pour l’éteindre. Passepoil se ravisa et dit :

— Il n’est pas du pays ; il ne sait pas mentir !

— Comment t’appelles-tu ? interrogea Cocardasse.

— Berrichon, répondit l’enfant sans hésiter.

— Qui sers-tu ?

Le page resta muet.

Estafiers et volontaires, qui l’entouraient, commençaient à perdre patience. Saldagne le saisit au collet, tandis que tout le monde répétait :

— Voyons, réponds ! qui sers-tu ?

— Penses-tu, petit bagasse, reprit le Gascon, que nous ayons le temps de jouer avec toi ?… Fouillez-le, mes mignons, et finissons-en !

 

On vit alors un singulier spectacle : le page, tout à l’heure si craintif, se dégagea brusquement des mains de Saldagne, et tira de son sein, d’un air résolu, une petite dague qui ressemblait bien un peu à un jouet. D’un bond, il passa, entre Faënza et Staupitz, prenant sa course vers la partie orientale des fossés.

Mais frère Passepoil avait gagné maintes fois le prix de la course aux foires de Villedieu. Le jeune Hippomène, qui conquit en courant la main d’Atalante, ne détalait pas mieux que lui. En quelques enjambées, il eut rejoint le pauvre Berrichon.

Celui-ci se défendit vaillamment. Il égratigna Saldagne avec son petit poignard ; il mordit Carrigue, et lança de furieux coups de pied dans les jambes de Staupitz. Mais la partie était trop inégale, Berrichon, terrassé, sentait déjà près de sa poitrine la grosse main des estafiers, lorsque la foudre tomba au beau milieu de ses persécuteurs.

La foudre !

Carrigue s’en alla rouler à trois ou quatre pas, les jambes en l’air ; Saldagne pirouetta sur lui-même et cogna le mur du rempart ; Staupitz mugit et s’affaissa comme un bœuf assommé ; Cocardasse lui-même, Cocardasse junior fit la culbute et embrassa rudement le sol.

— Eh donc !

C’était un seul homme qui avait produit tout ce ravage en un clin d’œil, et, pour ainsi dire, du même coup.

Un large cercle se fit autour du nouveau venu et de l’enfant.

Pas une épée ne sortit du fourreau. Tous les regards se baissèrent.

— Lou couquin ! grommela Cocardasse, qui se relevait en frottant ses côtes.

Il était furieux, mais un sourire naissait malgré lui sous sa moustache.

— Le petit Parisien ! fit Passepoil tremblant d’émotion ou de frayeur.

Les gens de Carrigue, sans s’occuper de celui-ci, qui gisait étourdi sur le sol, touchèrent leurs feutres avec respect, et dirent :

— Le capitaine Lagardère.

 

C’était Lagardère, le beau Lagardère, le casseur de têtes, le bourreau des cœurs.

Il y avait là seize épées de prévôts d’armes qui n’osaient pas seulement sortir du fourreau, seize spadassins contre un jeune homme de dix-huit ans qui souriait, les bras croisés sur sa poitrine.

Mais c’était Lagardère !

Cocardasse avait raison, Passepoil aussi ; tous deux restaient au-dessous du vrai. Ils avaient eu beau vanter leur idole, ils n’en avaient pas assez dit.

C’était la jeunesse radieuse, forte, gaie, franche, communicative, vaillante, la jeunesse qui attire et qui séduit, la jeunesse que regrettent les victorieux, la jeunesse que ne peuvent racheter ni la fortune conquise, ni le génie planant sur le vulgaire agenouillé, la jeunesse en sa fière et divine fleur, avec l’or de sa chevelure bouclée, avec le sourire épanoui de ses lèvres, avec l’éclair vainqueur de ses yeux !

 

On dit souvent : « Tout le monde est jeune une fois en sa vie. À quoi bon chanter si haut cette gloire qui ne manque à personne ? »

En avez-vous vu des jeunes hommes ? Et si vous en avez vu, combien ? Moi, je connais des enfants de vingt ans et des vieillards de dix-huit.

Les jeunes hommes, je les cherche.

J’entends ceux-là qui savent en même temps qu’ils peuvent, faisant mentir le plus vrai de tous les proverbes, ceux-là qui portent, comme les orangers bénis des pays du soleil, le fruit à côté de la fleur !

Ceux-là qui ont tout à foison, l’honneur, le cœur, la sève, la folie, et qui s’en vont, brillants et chauds comme un rayon, épandant à pleines mains l’inépuisable trésor de leur vie !

Ils n’ont qu’un jour, hélas ! souvent, car le contact de la foule est comme l’eau qui éteint toute flamme.

Bien souvent aussi toute cette splendide richesse se prodigue en vain, et ce front, que Dieu avait marqué au signe héroïque, ne ceint que la couronne de l’orgie.

Bien souvent ! c’est la loi. L’humanité a sur son grand livre, comme l’usurier du coin, sa colonne des profits et pertes.

Henri de Lagardère était d’une taille un peu au-dessus de la moyenne. Ce n’était pas un hercule ; mais ses membres avaient cette vigueur souple et gracieuse du type parisien, aussi éloigné de la lourde musculation du Nord que de la maigreur pointue de ces adolescents de nos places publiques, immortalisés par le vaudeville banal.

Il avait les cheveux blonds, légèrement bouclés, plantés haut et découvrant un front qui respirait l’intelligence et la noblesse. Ses sourcils étaient noirs, ainsi que sa fine moustache, retroussée au-dessus de la lèvre.

Rien de plus cavalier que cette opposition, surtout quand des yeux bruns et rieurs éclairent la pâleur un peu trop mate de ces visages.

La coupe de sa figure, régulière mais allongée, la ligne aquiline des sourcils, le dessin ferme du nez et de la bouche, donnaient de la noblesse à ces joyeusetés de l’expression générale. Le sourire du gai vivant n’effaçait point la fierté du porteur d’épée.

Mais ce qui ne se peut peindre à la plume, c’est l’attrait, la grâce, la juvénile gaillardise de cet ensemble ; c’est aussi la mobilité de cette physionomie fine et changeante, qui pouvait languir aux heures d’amour, comme un doux visage de femme ; qui pouvait, aux heures de combat, suer la terreur comme la tête de Méduse.

Ceux-là seuls l’avaient bien vu qu’il avait tués ; celles-là seules qu’il avait aimées."

 

Voilà un roman épique s'il en est, du cape et d'épée comme on l'aime, un classique! Surtout ne croyez pas avoir effleuré l'histoire parce que vous avez vu les films, le livre recèle bien des trésors impossibles à condenser à l'écran. En somme, il vaut le détour.

J'ai beaucoup hésité entre deux extraits de ce livre, et j'ai préféré vous donner le plus clinquant, mais l'autre, ah l'autre! Le voici, je n'ai pas pu m'en empêcher. Voyez par vous-même. Cette scène se déroule bien plus tard, une fois le bossu dans la place si je puis dire...

 

"— Curieux, ambitieux, amoureux… qu’importe le nom du mal… la mort est la mort, qu’elle vienne par la fièvre, par le poison, par l’épée.

 

Il secoua tout à coup son épaisse chevelure, et son regard brilla.

 

— L’homme est petit, dit-il, mais il remue le monde !… Avez-vous vu parfois la mer, la grande mer en fureur ? Avez-vous vu les vagues hautes jeter follement leur écume à la face voilée du ciel ?… Avez-vous entendu cette voix rauque et profonde, plus profonde et plus rauque que la voix du tonnerre lui-même… C’est immense, c’est immense !… Rien ne résiste à cela, pas même le granit du rivage qui s’affaisse de temps en temps, miné par la rude sape du flot… je vous le dis et vous le savez : c’est immense !… Eh bien, il y a une planche qui flotte sur un gouffre, une planche frêle qui tremble et gémit… sur la planche, qu’est-ce ? Un être plus frêle encore qui paraît de loin plus chétif que l’oiseau noir du large… et l’oiseau a ses ailes… un être… un homme… il ne tremble pas… je ne sais quelle magique puissance est sous sa faiblesse… elle vient du ciel… ou de l’enfer… l’homme a dit, ce nain tout nu, sans serres, sans toison, sans ailes, l’homme a dit : Je veux ; l’océan est vaincu !…

 

On écoutait — le bossu, pour tous ceux qui l’entouraient, changeait de physionomie.

 

— L’homme est petit, reprit-il, tout petit !… Avez-vous vu parfois la flamboyante chevelure de l’incendie ? le ciel de cuivre où monte la fumée comme une coupole épaisse et lourde ?… Il fait nuit, nuit noire… mais les édifices lointains sortent de l’ombre à cette autre et terrible aurore… les murs voisins regardent, tout pâles… La façade, avez-vous vu cela ? C’est plein de grandeur et cela donne le frisson ; la façade, ajourée comme une grille, montre ses fenêtres sans châssis, ses portes sans vantaux, tout ouvertes comme des trous derrière lesquels est l’enfer, — et qui semblent la double ou triple rangée de dents de ce monstre qu’on appelle le feu !… Tout cela est grand aussi, furieux comme la tempête, menaçant comme la mer. Il n’y a pas à lutter contre cela, non ! Cela réduit le marbre en poussière, cela tord ou fond le fer, cela fait des cendres avec le tronc géant des vieux chênes… Eh bien ! sur le mur incandescent qui fume et qui craque, parmi les flammes dont la langue ondule et fouette, couchée par le vent complice, voici une ombre, un objet noir, un insecte, un atome… c’est un homme… il n’a pas peur du feu… pas plus du feu que de l’eau… il est le roi… il dit : Je veux !… Le feu impuissant se dévore lui-même et meurt !

 

Le bossu s’essuya le front. Il jeta un regard sournois autour de lui et eut tout à coup ce petit rire sec et crépitant que nous lui connaissons.

 

— Eh ! eh ! eh ! eh !… fit-il tandis que son auditoire tressaillait ; jusqu’ici j’ai vécu une misérable vie… hé ! hé ! hé !… Je suis petit, mais je suis homme !… Pourquoi ne serais-je pas amoureux, mes bons maîtres ? Pourquoi pas curieux ? pourquoi pas ambitieux ?… Je ne suis plus jeune… Je n’ai jamais été jeune… Vous me trouvez laid, n’est-ce pas ?… J’étais plus laid encore autrefois… C’est le privilège de la laideur : l’âge l’use comme la beauté… Vous perdez, je gagne… dans le tombeau, nous serons tous pareils.

 

Il ricana en regardant tour à tour chacun des affidés de Gonzague.

 

— Quelque chose de pire que la laideur, reprit-il, c’est la pauvreté… J’étais pauvre… je n’avais point de parents… je pense que mon père et ma mère ont eu peur de moi le jour de ma naissance et qu’ils ont mis mon berceau dehors… Quand j’ai ouvert les yeux, j’ai vu le ciel gris sur ma tête, le ciel qui versait de l’eau froide sur mon pauvre petit corps tremblotant… Quelle femme me donna son lait ?… Je l’eusse aimée… ne riez plus !… S’il est quelqu’un qui prie pour moi au ciel, c’est elle… La première sensation dont je me souvienne, c’est la douleur que donnent les coups… Aussi appris-je que j’existais : par le fouet qui déchira ma chair… Mon lit, c’était le pavé… Mon repas, c’était ce que les chiens repus laissaient au coin de la borne… Bonne école, messieurs, bonne école !… Si vous saviez comme je suis dur au mal !… Le bien m’étonne et m’enivre comme la goutte de vin monte à la tête de celui qui n’a jamais bu que de l’eau !

 

— Tu dois haïr beaucoup, l’ami ! murmura Gonzague.

 

— Eh ! eh !… beaucoup… oui, monseigneur… J’ai entendu çà et là des heureux regretter leurs premières années… Moi, tout enfant, j’ai eu de la colère dans le cœur… Savez-vous ce qui me faisait jaloux ? C’était la joie d’autrui… Les autres étaient beaux, les autres avaient des pères et des mères… Avaient-ils du moins pitié, les autres, de celui qui était seul et brisé ? Non… tant mieux ! ce qui a fait mon âme, ce qui l’a durcie, ce qui l’a trempée, c’est la raillerie et c’est le mépris… Cela tue quelquefois… cela ne m’a pas tué… la méchanceté m’a révélé ma force… une fois fort, ai-je été méchant ?… Mes bons maîtres… ceux qui furent mes ennemis ne sont plus là pour le dire !

Il y avait quelque chose de si étrange et de tellement inattendu dans ces paroles, que chacun faisait silence. Nos roués, saisis à l’improviste, avaient perdu leurs sourires moqueurs. Gonzague écoutait, attentif et surpris.

 

L’effet produit ressemblait au froid que donne une vague menace.

 

— Dès que j’ai été fort, poursuivit le bossu, une envie m’a pris : j’ai voulu être riche… Pendant dix ans, peut-être plus, j’ai travaillé au milieu des rires et des huées… le premier denier est difficile à gagner, le second moins, le troisième vient tout seul… Il faut douze deniers pour faire un sou tournois, vingt sous pour faire une livre… J’ai sué du sang pour conquérir mon premier louis d’or… je l’ai gardé… Quand je suis las et découragé, je le contemple… Sa vue ranime mon orgueil… c’est l’orgueil qui est la force de l’homme.

 

Sou à sou, livre à livre, j’amassais. Je ne mangeais pas à ma faim ; je buvais mon content parce qu’il y a de l’eau gratis aux fontaines… J’avais des haillons, je couchais sur la dure… Mon trésor augmentait… J’amassais, j’amassais toujours !

 

— Tu es donc avare ! interrompit Gonzague avec empressement, comme s’il eût eu intérêt ou plaisir à découvrir le côté faible de cet être bizarre.

 

Le bossu haussa les épaules.

 

— Plût à Dieu ! monseigneur ! répondit-il ; si seulement le ciel m’eût fait avare ! si seulement je pouvais aimer mes pauvres écus comme l’amant adore sa maîtresse… c’est une passion, cela !… j’emploierais mon existence à l’assouvir… Qu’est le bonheur, sinon un but dans la vie ? Un prétexte de s’efforcer et de vivre ?… Mais n’est pas avare qui veut… J’ai longtemps espéré que je deviendrais avare… je n’ai pas pu… je ne suis pas avare !…

 

Il poussa un gros soupir et croisa ses bras sur sa poitrine.

 

— J’eus un jour de joie, continua-t-il, rien qu’un jour… Je venais de compter mon trésor… Je passai un jour tout entier à me demander ce que j’en ferais… J’avais le double, le triple de ce que je croyais… Je répétais dans mon ivresse : Je suis riche ! je suis riche… je vais acheter le bonheur…

Je regardai autour de moi… personne…

Je pris un miroir. Des rides et des cheveux blancs déjà !

Déjà !… N’était-ce pas hier qu’on me battait enfant ?

— Le miroir ment ! me dis-je.

Je brisai le miroir. — Une voix me dit :

— Tu as bien fait ! ainsi doit-on traiter les effrontés qui parlent franc ici-bas !

Et la même voix encore :

— L’or est beau ! l’or est jeune ! Sème l’or, bossu ! Vieillard, sème l’or ! Tu récolteras jeunesse et beauté.

Qui parlait ainsi, monseigneur ?… Je vis bien que j’étais fou.

Je sortis. J’allai au hasard par les rues, cherchant un regard bienveillant, un visage pour me sourire.

— Bossu ! bossu ! disaient les hommes à qui je tendais la main.

— Bossu ! bossu ! répétaient les femmes vers qui s’élançait la pauvre virginité de mon cœur.

— Bossu ! bossu ! bossu !

Et ils riaient. Ils mentent donc ceux qui disent que l’or est le roi du monde !…

 

— Il fallait le montrer, ton or ! s’écria Navailles.

 

Gonzague était tout pensif.

 

— Je le montrai, reprit Ésope II dit Jonas ; les mains se tendirent, non point pour serrer la mienne, mais pour fouiller dans mes poches… je voulais amener chez moi des amis, une maîtresse… je n’y attirai que des voleurs !…

Vous souriez encore… moi, je pleurai… je pleurai des larmes sanglantes… mais je ne pleurai qu’une nuit. L’amitié, l’amour, extravagances ! à moi le plaisir ! à moi la débauche ! à moi tout ce qui du moins se vend à tout le monde !…

 

— L’ami, interrompit Gonzague avec froideur et fierté, saurai-je enfin ce que vous voulez de moi ?

 

— J’y arrive, monseigneur, répliqua le bossu, qui changea encore une fois de ton ; je sortis de nouveau de ma retraite, timide encore, mais ardent… la passion de jouir s’allumait en moi : je devenais philosophe… j’allai… j’errai… je me mis à la piste, flairant le vent des carrefours pour deviner d’où soufflait le vent de la volupté inconnue…

 

— Eh bien ? fit Gonzague.

 

— Prince, répondit le bossu en s’inclinant, le vent venait de chez vous !"

 

Paul Féval, le Bossu, Presses De La Renaissance, 1er janvier 1974

 

Voilà, c'était pour vous montrer que Paul Féval ne se contente pas de belles scènes de courage, mais qu'il maitrise avec une très grande finesse les ambiances de ses scènes. A cet égard il ressemble à Maurice Leblanc, ou plutôt c'est Maurice qui lui ressemble. N'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez, et surtout si vous connaissez d'autres bretteurs de la plume de cet acabit, je suis preneur!

 

Bonne semaine!

Le berger et les étoiles

24/10/2021

Aujourd'hui, je vous propose de lire un extrait des lettres de mon Moulin, d'Alphonse Daudet. Ce recueil de petites histoires est un bon compagnon si vous cherchez une lecture simple et poétique! Voici maintenant un passage de l'histoire "les étoiles, récit d'un berger provençal". 

 

"Si vous avez jamais passé la nuit à la belle étoile, vous savez qu’à l’heure où nous dormons, un monde mystérieux s’éveille dans la solitude et le silence. Alors les sources chantent bien plus clair, les étangs allument des petites flammes. Tous les esprits de la montagne vont et viennent librement ; et il y a dans l’air des frôlements, des bruits imperceptibles, comme si l’on entendait les branches grandir, l’herbe pousser. Le jour, c’est la vie des êtres ; mais la nuit, c’est la vie des choses. Quand on n’en a pas l’habitude, ça fait peur… Aussi notre demoiselle était toute frissonnante et se serrait contre moi au moindre bruit. Une fois, un cri long, mélancolique, parti de l’étang qui luisait plus bas, monta vers nous en ondulant. Au même instant une belle étoile filante glissa par-dessus nos têtes dans la même direction, comme si cette plainte que nous venions d’entendre portait une lumière avec elle.

 

— Qu’est-ce que c’est ? me demanda Stéphanette à voix basse.

 

— Une âme qui entre en paradis, maîtresse ; et je fis le signe de la croix.

 

Elle se signa aussi, et resta un moment la tête en l’air, très recueillie. Puis elle me dit :

 

— C’est donc vrai, berger, que vous êtes sorciers, vous autres ?

 

— Nullement, notre demoiselle. Mais ici nous vivons plus près des étoiles, et nous savons ce qui s’y passe mieux que des gens de la plaine.


Elle regardait toujours en haut, la tête appuyée dans la main, entourée de la peau de mouton comme un petit pâtre céleste :

 

— Qu’il y en a ! Que c’est beau ! Jamais je n’en avais tant vu… Est-ce que tu sais leurs noms, berger ?

 

— Mais oui, maîtresse… Tenez ! juste au-dessus de nous, voilà le Chemin de saint Jacques (la voie lactée). Il va de France droit sur l’Espagne. C’est saint Jacques de Galice qui l’a tracé pour montrer sa route au brave Charlemagne lorsqu’il faisait la guerre aux Sarrasins[1]. Plus loin, vous avez le Char des âmes (la grande Ourse) avec ses quatre essieux resplendissants. Les trois étoiles qui vont devant sont les Trois bêtes, et cette toute petite contre la troisième c’est le Charretier. Voyez-vous tout autour cette pluie d’étoiles qui tombent ? ce sont les âmes dont le bon Dieu ne veut pas chez lui… Un peu plus bas, voici le Râteau ou les Trois rois (Orion). C’est ce qui nous sert d’horloge, à nous autres. Rien qu’en les regardant, je sais maintenant qu’il est minuit passé. Un peu plus bas, toujours vers le midi, brille Jean de Milan, le flambeau des astres (Sirius). Sur cette étoile-là, voici ce que les bergers racontent. Il paraît qu’une nuit Jean de Milan, avec les Trois rois et la Poussinière (la Pléiade), furent invités à la noce d’une étoile de leurs amies. La Poussinière, plus pressée, partit, dit-on, la première, et prit le chemin haut. Regardez-la, là-haut, tout au fond du ciel. Les Trois rois coupèrent plus bas et la rattrapèrent ; mais ce paresseux de Jean de Milan, qui avait dormi trop tard, resta tout à fait derrière, et furieux, pour les arrêter, leur jeta son bâton. C’est pourquoi les Trois rois s’appellent aussi le Bâton de Jean de Milan… Mais la plus belle de toutes les étoiles, maîtresse, c’est la nôtre, c’est l’Étoile du berger, qui nous éclaire à l’aube quand nous sortons le troupeau, et aussi le soir quand nous le rentrons. Nous la nommons encore Maguelonne, la belle Maguelonne qui court après Pierre de Provence (Saturne) et se marie avec lui tous les sept ans.

 

— Comment ! berger, il y a donc des mariages d’étoiles ?

 

— Mais oui, maîtresse.

 

Et comme j’essayais de lui expliquer ce que c’était que ces mariages, je sentis quelque chose de frais et de fin peser légèrement sur mon épaule. C’était sa tête alourdie de sommeil qui s’appuyait contre moi avec un joli froissement de rubans, de dentelles et de cheveux ondés. Elle resta ainsi sans bouger jusqu’au moment où les astres du ciel pâlirent, effacés par le jour qui montait. Moi, je la regardais dormir, un peu troublé au fond de mon être, mais saintement protégé par cette claire nuit qui ne m’a jamais donné que de belles pensées. Autour de nous, les étoiles continuaient leur marche silencieuse, dociles comme un grand troupeau ; et par moments je me figurais qu’une de ces étoiles, la plus fine, la plus brillante, ayant perdu sa route, était venue se poser sur mon épaule pour dormir…"

 

[1] Tous ces détails d’astronomie populaire sont traduits de l’Almanach provençal qui se publie en Avignon.

 

Lettres de mon moulin Charpentier (et Fasquelle), 1887 (réimp.1895) (p. 51-62).

La terre qui meurt, de René Bazin

26/09/2021

Bonjour !

Aujourd’hui, faisons une petite pause dans les devinettes. D’ailleurs il est temps de lever le voile sur l’énigme de la dernière fois, celle de l’article suspens : Il s’agissait d’un extrait de Arsène Lupin, gentleman cambrioleur, de Maurice Leblanc. C’est un régal de lecture, comme vous avez pu le voir dans l’extrait en question. Maurice Leblanc manie à la perfection le suspens, c’est un fin psychologue qui use du tempérament des personnages ou de la tension d’une situation à merveille dans ses intrigues.

 

Donc aujourd’hui, changeons de sujet. J’ai choisi de vous présenter un passage de La terre qui meurt, de René Bazin (sorti en 1898). Il s’agit bien de René, pas d’Hervé. Grande différence entre ces deux auteurs. Ne pas mélanger.

 

C’est l’histoire d’une famille de métayer dans les marais de Vendée, et du dilemme des jeunes paysans entre la vie paysanne ou la vie citadine. En somme l’auteur parle de la terre, de cette terre si simple et si bonne, et de sa vulnérabilité (qu’il parait plus facile d’être salarié en ville !). 

 

J’ai beaucoup apprécié ce livre pour plusieurs raisons : tout d’abord, l’auteur écrit avec beaucoup de poésie. Il peint la création de telle sorte que c’est tout sauf une nature morte. La terre n’est pas neutre, elle vit sous sa plume. C’est beau. Et il en va de même pour chaque personnage ! On pourrait se dire que bon, oui, bof, entendre parler de paysans au fin fond de leur marais c’est d’un intérêt limité, mais on découvre que chacun a une histoire, des espoirs, des peurs… 

 

Ensuite, René Bazin pose comme pilier de son œuvre Toussaint Lumineau, le métayer et père de famille autour de qui gravite l’histoire. Et Toussaint Lumineau, c’est quelqu’un de remarquable. Il a une noblesse d’esprit édifiante, une capacité à maintenir sa foi en la terre et en ses valeurs qui le rend tout à fait touchant. En plus de quoi émane de lui une douceur et une perspicacité qui commandent l’admiration. 

 

Quand Lumineau apprend que son fils François a comploté avec monsieur Meffray pour obtenir un emploi en ville, loin de la métairie, son sang ne fait qu’un tour et il vient rencontrer personnellement ce monsieur Meffray pour s’expliquer avec lui. 

 

Voici la rencontre des deux hommes, le choc des cultures :

 

« Peu d’instants après, la porte du jardin s’ouvrit ; un homme s’avança, de haute taille lui aussi, trop gros, vêtu d’un complet de flanelle blanche et coiffé d’une casquette de même étoffe. Dans sa figure rasée ses petits yeux papillotaient, gênés sans doute par la brusque diminution de la lumière. C’était M. Meffray, le grand électeur de Challans, demi-bourgeois ambitieux, animé d’une haine secrète contre les paysans, et qui, sorti de leur race, vivant à côté d’eux dans un bourg, n’avait cependant plus que l’intelligence de leurs défauts, dont il usait. Averti de la façon dont Lumineau s’était présenté, redoutant les scènes violentes, il s’arrêta près de la première marche de l’escalier, posa le coude sur la rampe, porta trois doigts à sa casquette, et dit négligemment :

— On aurait dû vous faire entrer, métayer. Mais enfin, puisque vous êtes pressé, paraît-il, nous pouvons causer ici. J’ai rendu service à votre fils, est-ce à cause de cela que vous venez ?

— Justement, dit Lumineau.

— Si je peux vous servir encore à quelque chose ?

— Je veux garder mon gars, monsieur Meffray.

— Comment le garder ?

— Oui, que vous défassiez ce que vous avez fait.

— Mais, ça dépend de lui, métayer. As-tu reçu ta lettre de convocation, François ?

— Oui, monsieur.

— Si tu désires ne pas te rendre à ton poste, mon ami, les candidats ne manquent pas pour te remplacer, tu sais. J’ai dix autres demandes que j’aurais plus de raisons d’appuyer que je n’en ai eu pour appuyer la tienne. Car, enfin, vous autres Lumineau, vous n’êtes pas avec nous dans les élections. Renonces-tu ?

— Non, monsieur.

— C’est moi qui ne veux pas qu’il parte, interrompit Toussaint Lumineau. J’ai besoin de lui à la Fromentière.

— Mais il est majeur, métayer !

— Il est mon fils, monsieur Meffray ! Il me doit son travail. Mettez-vous à ma place, à moi qui suis vieux. Je comptais sur lui pour lui laisser ma métairie, comme mon père me l’a laissée à moi. Et il s’en va. Il emmène ma fille avec lui. Je perds deux enfants, et c’est par votre faute.

— Ah ! pardon ! je n’ai pas été le trouver ; il est venu.

— Mais sans vous il ne partait pas, ni Éléonore ! Il leur a fallu des protections. Vous appelez ça un service, monsieur Meffray ? Est-ce que vous savez seulement ce qui convient à François ? L’avez-vous vu chez moi, pour croire qu’il était malheureux ? Monsieur Meffray, il faut me le rendre !

— Arrangez-vous avec votre fils ; ça ne me regarde plus.

— Vous ne voulez pas aller parler à ceux qui ont embauché mon enfant et casser le marché ?

Toussaint Lumineau s’avança d’un pas, et, élevant la voix, tendant le bras en avant pour mieux désigner l’homme :

— Alors, vous avez fait plus de mal à mon fils dans un jour que moi dans toute sa vie !

La lourde figure de M. Meffray s’empourpra.

— Va-t’en, vieux chouan ! cria-t-il. Emmène ton fils ! Devenez ce que vous pourrez. Ah ! ces paysans ! Occupez-vous d’eux, voilà comment ils vous remercient !

Le métayer n’eut pas l’air d’entendre. Il demeura immobile. Mais ses yeux eurent une lueur ardente. Du fond de son cœur douloureux, du fond de sa race catéchisée depuis des siècles, des mots de croyant montèrent à ses lèvres.

— Vous répondrez d’eux ! dit-il.

— De quoi ?

— Là où ils vont, ils se perdront tous les deux, monsieur Meffray. Vous répondrez de leur salut éternel !

Comme étourdi par cette phrase dont il n’avait jamais entendu le son, le conseiller d’arrondissement ne répliqua pas. Il mit du temps à comprendre une idée si différente de celles qui l’occupaient toujours. Puis il jeta un regard de mépris sur le grand paysan debout à deux pas de lui, tourna sur ses talons, et, regagnant la porte du jardin, murmura :

— Sauvage, va ! »

 

Ce que j’aime ici, c’est le souci de Lumineau pour l’âme de son fils, qui dépasse ses propres préoccupations matérielles. Voici une forme de charité qui passe outre la liberté d’autrui pour le bien de celui-ci. C’est une espèce de choc entre la morale vivante et l’administration bourgeoise qui ne peut qu’exciter à la vertu.

 

On a comparé le cheval rouge d’Eugénio Corti à une œuvre d’Homère, ici la terre qui meurt serait davantage comparable à une œuvre de Shakespeare. Dans un cas comme dans l’autre, ce serait dommage de passer à côté.

 

Bonne lecture, et bonne semaine!

Suspens...

29/08/2021

Vous avez été un certain nombre à trouver la réponse de ma dernière énigme: l'extrait proposé provenait bien de l'île au Trésor, de Robert Louis Stevenson. Et puisque ce genre de facétie semble vous avoir plu, je vous propose de renouveler cette expérience avec, cette fois-ci, un degré supplémentaire de difficulté (si vous ne trichez pas bien entendu)...

 

"C’est par hasard que j’ai été mêlé à une de ses plus étranges et de ses plus mystérieuses aventures, par hasard enfin que je fus acteur dans un drame dont il fut le merveilleux metteur en scène, drame obscur et complexe, hérissé de telles péripéties que j’éprouve un certain embarras au moment d’en entreprendre le récit. 

Le premier acte se passe au cours de cette fameuse nuit du 22 au 23 juin, dont on a tant parlé. Et pour ma part, disons-le tout de suite, j’attribue la conduite assez anormale que je tins en l’occasion, à l’état d’esprit très spécial où je me trouvais en rentrant chez moi. Nous avions dîné entre amis au restaurant de la Cascade, et, toute la soirée, tandis que nous fumions et que l’orchestre de tziganes jouait des valses mélancoliques, nous n’avions parlé que de crimes et de vols, d’intrigues effrayantes et ténébreuses. C’est toujours là une mauvaise préparation au sommeil. 

Les Saint-Martin s’en allèrent en automobile, Jean Daspry – ce charmant et insouciant Daspry qui devait six mois après, se faire tuer de façon si tragique sur la frontière du Maroc – Jean Daspry et moi nous revînmes à pied par la nuit obscure et chaude. Quand nous fûmes arrivés devant le petit hôtel que j’habitais depuis un an à Neuilly, sur le boulevard Maillot, il me dit :

– Vous n’avez jamais peur ?

– Quelle idée ! 

– Dame, ce pavillon est tellement isolé ! pas de voisins… des terrains vagues… Vrai, je ne suis pas poltron, et cependant… 

– Eh bien ! vous êtes gai, vous ! 

– Oh ! je dis cela comme je dirais autre chose. Les Saint-Martin m’ont impressionné avec leurs histoires de brigands. 

M’ayant serré la main, il s’éloigna. Je pris ma clef et j’ouvris. 

– Allons ! bon, murmurai-je. Antoine a oublié de m’allumer une bougie. Et soudain je me rappelai : Antoine était absent, je lui avais donné congé. Tout de suite l’ombre et le silence me furent désagréables. Je montai jusqu’à ma chambre, à tâtons, le plus vite possible, et aussitôt, contrairement, à mon habitude, je tournai la clef et poussai le verrou. Puis j’allumai. La flamme de la bougie me rendit mon sang-froid. Pourtant j’eus soin de tirer mon revolver de sa gaine, un gros revolver à longue portée, et je le posai à côté de mon lit. Cette précaution acheva de me rassurer. Je me couchai et, comme à l’ordinaire, pour m’endormir, je pris sur la table de nuit le livre qui m’y attendait chaque soir. 

Je fus très étonné. À la place du coupe-papier dont je l’avais marqué la veille, se trouvait une enveloppe, cachetée de cinq cachets de cire rouge. Je la saisis vivement. Elle portait comme adresse mon nom et mon prénom, accompagnés de cette mention : « Urgent. » 

Une lettre ! une lettre à mon nom ! qui pouvait l’avoir mise à cet endroit ? Un peu nerveux, je déchirai l’enveloppe et je lus : « À partir du moment où vous aurez ouvert cette lettre, quoi qu’il arrive, quoi que vous entendiez, ne bougez plus, ne faites pas un geste, ne jetez pas un cri. Sinon, vous êtes perdu. »

Moi non plus je ne suis pas un poltron, et, tout aussi bien qu’un autre, je sais me tenir en face du danger réel, ou sourire des périls chimériques dont s’effare notre imagination. Mais je le répète, j’étais dans une situation d’esprit anormale, plus facilement impressionnable, les nerfs à fleur de peau. 

Et d’ailleurs, n’y avait-il pas dans tout cela quelque chose de troublant et d’inexplicable qui eût ébranlé l’âme du plus intrépide ? Mes doigts serraient fiévreusement la feuille de papier, et mes yeux relisaient sans cesse les phrases menaçantes… « Ne faites pas un geste… ne jetez pas un cri… sinon vous êtes perdu… » 

Allons donc ! pensai-je, c’est quelque plaisanterie, une farce imbécile. Je fus sur le point de rire, même je voulus rire à haute voix. Qui m’en empêcha ? Quelle crainte indécise me comprima la gorge ? Du moins je soufflerais la bougie. Non, je ne pus la souffler. « Pas un geste, ou vous êtes perdu », était-il écrit. Mais pourquoi lutter contre ces sortes d’autosuggestions plus impérieuses souvent que les faits les plus précis ? Il n’y avait qu’à fermer les yeux. Je fermai les yeux. 

Au même moment, un bruit léger passa dans le silence, puis des craquements. Et cela provenait, me sembla-t-il, d’une grande salle voisine où j’avais installé mon cabinet de travail et dont je n’étais séparé que par l’antichambre. L’approche d’un danger réel me surexcita, et j’eus la sensation que j’allais me lever, saisir mon revolver, me précipiter dans la salle. Je ne me levai point : en face de moi, un des rideaux de la fenêtre de gauche avait remué. 

Le doute n’était pas possible : il avait remué. Il remuait encore ! Et je vis – oh ! je vis cela distinctement – qu’il y avait entre les rideaux et la fenêtre, dans cet espace trop étroit, une forme humaine dont l’épaisseur empêchait l’étoffe de tomber droit. 

Et l’être aussi me voyait, il était certain qu’il me voyait à travers les mailles très larges de l’étoffe. 

Alors je compris tout."

 

Alors, une idée du roman dans lequel se trouve cet épisode trépidant?

 

Bonne semaine!

La puissance et la Gloire, de Graham Greene

11/08/2021

Bonjour !

 

Aujourd’hui, je vous propose de découvrir un roman de Graham Greene, paru en 1940 : La puissance et la Gloire. 

 

Mais avant ça, je dois vous dire que j’ai eu de nombreux retours suite au dernier article à propos du livre le cheval rouge d’Eugène Corti. Vu vos retours, j’ai peur de ne pas avoir suffisamment mis en valeur ce livre. Pour vous dire il n’y a pas une seule personne qui, ayant lu ce livre, ne m’a pas dit qu’il s’agissait d’un des plus beaux romans qu’elle ait lus. Donc le dernier qui le lit a perdu. J’en vois qui doutent au fond : lisez donc sur ce livre la notice de Guillaume Bernard, paru dans la Bibliothèque littéraire du jeune Européen aux éditions du Rocher. Si vous ne voulez toujours pas le lire, corne de bouc je ne sais pas quoi vous dire !

 

Revenons à nos moutons. Et en parlant de moutons, justement La puissance et la Gloire se situe au Mexique. Je ne sais pas pourquoi j’y vois un lien mais passons. L’intrigue se déroule en 1930, juste après l’épisode des cristeros : l’Eglise est persécutée de la façon la plus violente, les prêtres sont forcés à se marier (ce qui est déjà un crime quand on n’est pas prêtre alors bon). C’est l’histoire, très bien écrite au demeurant, d’un prêtre accablé par sa misère et par son péché. Il est de notoriété publique qu’il a couché avec une femme. Vous allez me dire que c’est le genre d’écrit provoquant, en permanence ambivalent et qui utilise la dignité du prêtre comme un simple levier tragique. 

 

Mais justement – et c’est là l’intérêt du livre – à aucun moment le prêtre ne cherche à justifier son péché, qui le suit un peu comme la marque de Caïn. Il ne doute pas de sa déchéance. Sa misère pèse sur ses épaules d’autant plus que dans ce pays l’honneur se confond parfois avec la superbe, et quoi d’aussi laid, d’aussi bestial que l’impureté ? Ce pauvre prêtre erre donc dans un territoire dévasté, où tous le rejettent. Mais il continue d’avancer, et puisqu’il ne se dérobe à rien il se laisse guider par sa vocation, et poursuit son ministère de prêtre là où bien d’autres fuiraient. 

 

C’est d’ailleurs ce que tout le monde lui dit : « fuyez ! A quoi bon ? » et les opportunités de se sauver se multiplient, mais le prêtre est comme traîné par son appel. Il ne bombe pas le torse dans le combat contre la tentation, il s’aplati plutôt comme une crêpe. Cela rejoint d’une autre manière le prêtre du livre sous le soleil de satan dont nous avons parlé ici. Le héros n’est pas un chevalier du monde, c’est le serviteur de Dieu. Dépouillé de tout ce qui pouvait faire naguère son orgueil, dépouillé de toutes les raisons humaines d’être prêtre, d’être chrétien, l’homme n’a plus que la grâce.

 

On a tendance à penser aujourd’hui (parfois de façon subtile) « aide-toi, le ciel t’aidera ». C’est l’hérésie pélagienne qui dure depuis 1650 ans, et contre laquelle saint Augustin a lutté. Il ne faut pas croire que pour être un saint, et même pour être quelqu’un de bien, nous devons trouver l’équilibre entre nos forces et celles de Dieu. Il ne faut pas croire que nous pouvons réussir jusqu’à un certain point, où Dieu nous attend pour nous mener plus haut. Sans Dieu, nous ne pouvons rien faire. C’est même pas qu’on ne peut pas faire grand-chose, c’est juste rien. Seule la grâce peut être à l’origine du bien qu’il nous arrive de faire. D’où l’importance de l’état de grâce, de la pratique des sacrements (en particulier de la communion quotidienne), de la prière, de la vie en Dieu quoi. Ce n’est pas chouette, c’est vital.

 

Voilà ce que nous montre ce pauvre prêtre, perdu au fin fond du Mexique. Rien n’explique ce qu’il fait, hormis Dieu. Dépouillé de cette mondanité qui s’insinue au cœur de nos plus belles intentions, il garde le principal. Et il ne s’en vante pas, persuadé qu’il est de ne pas mériter son salut.

 

Il ne faut pas en conclure que l’exercice des vertus n’est pas nécessaire, puisque saint Paul compare notre vie de foi à un entrainement sportif de haut niveau. Au contraire, notre force de volonté doit être en béton pour pouvoir discerner le bien suprême au milieu de notre vie quotidienne. Mais ce bien suprême, Dieu, n’est pas passif, et nous transforme en augmentant nos capacités et notre désir du bien. Il faut méditer à ce propos le passage de l’évangile où Jésus marche sur l’eau (Matthieu 14, 22-32) : saint Pierre qui sent sa misère appelle le Christ pour qu’Il lui ordonne de venir à Lui. Il aurait pu se jeter de lui-même sur les flots pour rejoindre son Seigneur, mais la conscience de sa misère le protège de cette présomption et lui fait comprendre la nécessité de la grâce pour avancer. Et tant qu’il garde les yeux sur son maître, tout va bien mais quand il s’intéresse à ses propres forces, il sombre.

 

Je pense qu’il faut se rappeler très souvent ce passage et lire ce genre de livres pour garder l’essentiel à l’Esprit : hors de Dieu point de salut. Même pas un peu. Nada. Voila qui soulage d’un certain poids !

 

Bonne lecture, et bonne semaine !

Surprise surprise...

11/08/2021

Bonjour !

 

Aujourd’hui, trêve de palabres, place au passé et à l’aventure. 

 

Nous sommes en pleine nuit, dans une masure au milieu de nulle part. Deux silhouettes s’agitent fiévreusement autour d’un objet sombre, agenouillées sur le plancher d’une vaste pièce…

 

« [Ma mère] se mit à compter des pièces d’or, qu’elle jetait au fur et à mesure dans le sac que je tenais ouvert. Son projet était d’arriver au total exact de la note du Capitaine. Mais ce n’était pas une opération aussi simple qu’on pourrait le croire : car les pièces étaient de tout modèle et de tous pays, des doublons, des louis, des guinées, des onces, que sais-je encore ? Le tout pêle-mêle. Encore les guinées étaient-elles les plus rares, et les seules que ma mère sût compter.

 

Nous n’étions pas à moitié de ce travail, quand je l’arrêtai soudain en posant ma main sur son bras. Dans le silence de la nuit, je venais de percevoir un son qui me glaçait le sang dans les veines, le tap-tap-tap du bâton de l’aveugle sur le sol durci par la gelée… Le son se rapprochait… Nous écoutions, retenant notre haleine… Le bâton frappa le seuil de la porte, et nous entendîmes le loquet qu’on tournait, puis le verrou secoué par le misérable… Il y eut un long silence… Enfin le tap-tap-tap recommença, s’éloigna lentement, à notre joie inexprimable, et finit par se perdre au loin. Mère, m’écriai-je, prenons tout et partons ! »

 

J’étais sûr que cette porte verrouillée devait avoir paru suspecte et que toute la bande n’allait pas manquer de nous tomber sur le dos. Et pourtant, que j’étais aise d’avoir pensé à pousser ce verrou ! Pour s’en faire une idée, il faut avoir vu ce terrible aveugle.

 

Si effrayée que fût ma mère, elle ne voulut à aucun prix entendre parler de prendre un sou de plus que son dû. Quand à prendre un sou de moins, elle s’y refusait obstinément.

 

« Il est à peine sept heures, disait-elle. Je veux tout ce qui m’appartient. »

 

Elle parlait encore, quand un coup de sifflet très prolongé se fit entendre à une assez grande distance sur la hauteur. Cette fois, il ne fut plus question de rester.

 

« J’emporterai ce que j’ai là ! dit ma mère en se relevant précipitamment.

 

— Et moi, je prends ceci pour faire un compte rond ! m’écriai-je, en ramassant le paquet de toile cirée. »

L’instant d’après, nous dévalions l’escalier dans les ténèbres, laissant notre chandelle auprès du coffre vide ; nous prenions la porte et nous gagnions au pied. Le brouillard commençait à se dissiper et la lune éclairait déjà en plein les hauteurs qui nous entouraient ; heureusement pour nous, le chemin creux et les environs de l’auberge se trouvaient encore plongés dans la brume et une obscurité relative favorisait notre fuite, au moins au début. Mais nous avions à franchir un espace éclairé, à peu près à mi-chemin du village. Et le pis, c’est qu’un bruit de pas nombreux se faisait déjà entendre derrière nous. Bientôt, nous eûmes la certitude que ces pas étaient ceux d’une troupe d’hommes se dirigeant vers l’auberge et dont l’un portait une lanterne.

 

« Mon enfant, dit tout à coup ma mère, prends l’argent et sauve-toi ! … Je crois que je vais défaillir. »

 

C’était fini : nous allions être pris ! … Ah ! que j’en voulais à nos voisins de leur indigne lâcheté ! … Par bonheur, nous touchions presque au petit pont. Tant bien que mal, j’aidai ma mère à marcher jusqu’au bord du fossé. En y arrivant, elle poussa un soupir, et tomba évanouie sur mon épaule. Je ne sais où je trouvai la force nécessaire pour la pousser où plutôt la traîner jusqu’au fond du fossé, tout contre l’arche du pont. Je ne pouvais faire plus : le pont était trop bas pour me permettre autre chose que de me cacher dessous, mince comme j’étais, en rampant sur les genoux et les mains. Il fallut donc rester là, ma mère presque absolument en vue de la route, et tous deux à portée de voix de l’auberge. »

 

J’aurais envie de dire « suite au prochain épisode ! » mais pour ça il faudra vous procurer le livre, hé hé hé. D’ailleurs, est-ce que vous avez trouvé de quelle œuvre est tiré ce passage ? Je suis un peu taquin ce matin, la réponse sera dans le prochain article !

 

Bon ça reste un extrait, donc on ne bénéficie pas à la lecture de tout le prélude permettant de donner du relief à ces événements, c’est sûr. Toutefois, cela ne nous prive pas complètement du suspense de la scène, vous ne trouvez pas ? On a tendance à être trop dur avec la lecture ces temps-ci. C’est vrai qu’en terme d’expérience imaginaire cela requiert plus d’effort qu’un film, mais avouez que cette activité procure un plaisir unique… à nos grimoires, les amis ! Dépoussiérons ces écrins, et laissons-nous surprendre par les secrets qu’ils renferment !

 

En plus, vu qu’ils sont démodés, les vieux bouquins sont à des prix très accessibles à Emmaüs, sur le bon coin ou sur rakuten. Et puis acheter d'occasion, c’est écolo ! 

 

Bonne semaine, et bonnes recherches !

La mousson, de Louis Bromfield

11/08/2021

Bonjour !

 

Aujourd’hui, je vous propose de découvrir un livre assez surprenant: La mousson. Publié en 1937, écrit par Louis Bromfield, l’intrigue se déroule dans un état semi-indépendant des Indes anglaises, Ranchipur. Trois choses m’ont plu dans ce livre :

 

Tout d’abord, le fait que l’histoire s’articule en deux partie : la première, assez longue, où les habitants attendent la mousson. On commence à trouver nous aussi le temps long, et on se demande si ça ne va pas tourner au roman de Zola ou de Maupassant où les hommes ploient sous le poids de l’existence. Et puis tout d’un coup, un événement monstrueux se produit, qui va accélérer de façon fulgurante le cours de l’histoire de chacun des personnages. On entre dans la deuxième partie, qui est d’autant plus passionnante que le tissage de l’intrigue a été minutieux dans la première partie.

 

La seconde chose qui m’a plu, c’est la qualité d’écriture et la finesse psychologique de l’auteur. Chaque personnage est décrit avec beaucoup de réalisme, et les relations entre les protagonistes sont on ne peut plus crédibles. A cela s’ajoute une connaissance vraiment profonde de l’Inde et du mélange culturel qu’il y a à Ranchipur avec les castes, les touristes, les missionnaires, les pionniers, etc...

 

La troisième chose que j’ai beaucoup apprécié, c’est la vie qui perce à travers les pages de ce livre. Non seulement l’auteur est précis et réaliste dans sa façon de peindre le caractère de ses personnages, mais il ne les laisse pas au congélateur, il les anime d’une façon tout à fait édifiante. Au moment de l’événement qui fait basculer l’intrigue, on découvre toutes les puissances et les faiblesses que la vie quotidienne ne permettait pas de saisir en chacun. Plus encore, cet événement génère une espèce de conversion humaine dans plusieurs protagonistes, qui découvrent leur vocation à œuvrer pour le bien. 

 

Il ne s’agit pas encore de la conversion spirituelle proprement dite, mais c’est la victoire de la vertu sur le vice ou sur l’apathie. Je trouve très rare en fin de compte qu’un auteur manifeste autant d’espérance dans son œuvre. Comme en musique, il est bien plus facile de plonger dans la tragédie et de trouver une harmonie en mineur que de construire une histoire aboutissant sur la victoire de l’espérance, ou de composer un morceau en majeur. C’est le signe d’une grande force d’âme chez l’auteur, de celles dont nous aurions bien besoin aujourd’hui.

 

D’ailleurs j’ai découvert depuis que Louis Bromfield n’était pas seulement resté derrière sa plume, mais que très tôt déjà il a cherché à montrer l’exemple d’une agriculture durable en mettant la main à la pâte. Enfin ça a tout l’air d’être une belle personne.

 

Je ne sais pas encore quel temps nous aurons en août mais j’écris au début de juin et ça commence déjà à chauffer, alors ce roman où les gens attendent la pluie sera probablement de circonstance cet été ! Quoiqu’il en soit il vaut le coup d'œil...

 

Bonne lecture, et bonne semaine !

Le cheval rouge

11/08/2021

Bonjour !

 

Aujourd’hui, le livre dont je vais vous parler nous est proposé par Jean. Il s’agit d’un roman historique officiellement peu connu, Le cheval rouge d’Eugénio Corti. Je dis officiellement parce que malgré un silence médiatique surprenant, il en est à sa 31ème réédition depuis 1983, ce qui n’est pas rien.

 

C’est un pavé savoureux qui suit l’histoire d’une famille du nord de l’Italie, au milieu du XXème siècle. Il s’articule autour de trois périodes : le début de la deuxième guerre mondiale, la fin de la guerre, et les années d’après-guerre. Deux éléments semblent faire la qualité de ce roman : son caractère autobiographique (l’auteur était présent sur le front russe) et son esprit d’analyse, profondément chrétien et anticonformiste, sur la dynamique du monde moderne.

 

Voilà un extrait de la préface du roman, écrite par François Livi pour l’édition de 1996 où il explique combien la publication fut laborieuse :

 

« Les grands éditeurs se dérobent. Moins effrayés par la "démesure" de ce livre, d'ailleurs imposée par l'ampleur des perspectives, qu'embarrassés par son profond anticonformisme culturel et littéraire: par sa dimension de témoignage irrécusable, par sa composante "prophétique", Le Cheval rouge heurte de front nombre de "vérités officielles" et de préjugés idéologiques de l'intelligentsia italienne, plus lente à s’effriter que le mur de Berlin. L’inspiration chrétienne de Corti ne fait qu’aggraver son cas.

 

Bref, la culture italienne, encore largement influencée par un marxisme plus ou moins délayé, réserve à Eugenio Corti - toute proportion gardée -, le même sort qu'elle assigne à Soljenitsyne : défiance, silence - dans toute la mesure du possible -, des traductions tardives. Le Cheval rouge paraît enfin, en mai 1983, chez Ares, une petite maison d'édition de Milan, dont le catalogue s'ouvre pour la première fois à la littérature romanesque. […] Le « cas » Eugenio Corti montre en définitive que la passion de la vérité –fut-elle anticonformiste – peut encore gagner des batailles culturelles. La liberté d’esprit n’a pas totalement déserté la littérature : un auteur peut avoir confiance en l’intelligence de ses lecteurs et de son éditeur. Le message est réconfortant. » 

 

Je vous joins une interview de l’auteur, dans laquelle il explique combien de temps la rédaction de son roman lui a pris, dans quel esprit il a réalisé son œuvre et quelle a été la réaction du monde médiatique… 

 

Merci Jean de nous avoir fait découvrir une pépite pareille !

 

Bonne lecture, et bonne semaine !

Shakespeare

11/08/2021

Aujourd’hui, je vous propose de parler d’un auteur que vous connaissez déjà : Shakespeare.

 

Shakespeare a écrit beaucoup de choses autour des années 1600, en particulier des pièces de théâtre. Son style est d’une saveur très surprenante. Je m’attendais à être perdu dans des formulations complexes au possible, noyé par le fait de lire du théâtre mais au contraire, c’est une lecture captivante, aussi simple que puissante.

 

Vous souvenez-vous de l'article à propos de la méthode éducative de Charlotte Mason ? Cette femme conseille de lire ce qu’elle appelle des living books. Il s’agit d’œuvres authentiques et de qualité, dans lesquelles l’auteur s’implique (on est loin du ice cream girls de Coco Simon. Bref.)

 

Il me semble que les œuvres de Shakespeare répondent très exactement à ces critères. J’ai été particulièrement surpris de réaliser à quel point ses histoires étaient accessibles. Elles ont un côté tout simple qui fait plaisir. Attention ne vous y trompez pas, ça ne veut vraiment pas dire qu’il n’y a pas d’intensité dans le verbe des protagonistes. C’est du lourd.

 

J’avoue ne pas savoir quelle pièce vous recommander, il y en a pour tous les goûts. Personnellement j’ai beaucoup apprécié les deux Henriads. Ce sont des pièces qui retracent le passage de la société féodale à la renaissance en grande bretagne, depuis la guerre avec Jeanne d’Arc jusqu’à la fin de la guerre des deux roses : Richard II, Henry IV, Henry V, Henry VI, et Richard III. On y vit de vraies épopées chevaleresques, des complots autour du pouvoir, des rébellions et quelques épisodes de comédie. Et le plus chouette c’est que c’est de l’histoire. Bon dans les grandes lignes parfois, mais ça donne un relief saisissant à ces cours d’histoire qui nous bassinaient à l’école.

 

Ensuite il y a, bien sûr, les 4 grandes tragédies : Hamlet, Macbeth, Othello et le roi Lear. On les regroupe mais elles n’ont pas d’autre lien que le fait d’être tragique. Personnellement j’ai préféré le roi Lear et Othello, j’ai trouvé que ces intrigues étaient d’une force prodigieuse. On lit, et peu à peu les personnages commencent à danser entre eux, jusqu’à s’entrechoquer avec une violence explosive. Les événements se suivent avec une grande rapidité, et l’intrigue gagne en densité. Ça permet, malgré le fait que ces histoires ne soient pas très longues, de mettre en valeur la posture des personnages et de déployer des tirades d’une intensité peu commune.

 

L’un des éléments que j’apprécie aussi c’est que les personnages ne sont pas simplifiés pour servir l’intrigue. Ils ont toujours un petit quelque chose de réaliste, quelque chose qui fait qu’on pourrait sans trop de peine se mettre à leur place.

 

Ensuite il y a bien sûr Roméo et Juliette, le songe d’une nuit d’été, comme il vous plaira, etc… C’est très divertissant, et en même temps très instructif parce qu’on décèle combien Shakespeare a inspiré la littérature. Il y a des élans, des scènes, des dialogues qui semblent dessiner le courant d’où sont sortis d’autres œuvres. Tout ça est très accueillant, en somme !

 

Pour le principe, et comme il s’agit tout de même de l’option Chesterton, je vous laisse un document où Dale Alhquist parle de Chesterton qui parle de Shakespeare. Petit kaléidoscope qui a tout de même son intérêt...

 

Bonne lecture, et bonne semaine !

Que ma joie demeure, de Jean Giono

11/08/2021

« C’était une nuit extraordinaire.

 

Il y avait eu du vent, il avait cessé, et les étoiles avaient éclaté comme de l’herbe. Elles étaient en touffes avec des racines d’or, épanouies, enfoncées dans les ténèbres et qui soulevaient des mottes luisantes de nuit. »

 

Voici les premières lignes du livre que j’aimerais sortir du placard aujourd’hui. C’est l’œuvre d’un conteur, dans laquelle on entre par le cœur. Les livres peuvent être poignants, ils peuvent nous travailler dans notre intelligence mais ils peuvent aussi nous guider comme dans un rêve, et parler directement à notre intérieur. C’est le cas de celui-ci. Que ma joie demeure, de Jean Giono, a été publié en 1935. C’est une histoire touchante, simple et puissante. On y découvre la vie paysanne sur un plateau de Haute-Provence, au début du siècle dernier. Pourquoi vous proposer ce livre ?

 

Eh bien pendant le dernier article, nous avons creusé les risques liés à l’utilisation sans recul des nouvelles technologies aujourd‘hui. Ce n’est pas un thème très réjouissant, et surtout il nous force à nous poser la question d’une alternative. Il est dorénavant impossible de refuser d’utiliser les technologies modernes sans s’exclure du même coup de la vie sociale. D’ailleurs, ces technologies couvrent la plus grande partie du territoire français, que nous le voulions ou non. 

 

Mais critiquer la situation sans proposer d’alternative revient seulement à déstabiliser notre quotidien. Nous avons besoin d’un idéal concret, réalisable à notre échelle. Nous avons besoin de retrouver le bonheur. Ici je laisse la parole à Alexis Guénez qui résume une réflexion très intéressante de Chesterton, dans un commentaire du livre Hérétiques. Selon notre célèbre journaliste, le bonheur réside « dans un amour des choses pour ce qu’elles ont de permanent, et ainsi pour ce qui, en elles, [nous] dépasse. L’homme heureux est celui qui connaît la nature des choses qui lui confère ainsi la faculté de contemplation, qui s’attache non pas à ce que chaque chose est pour soi-même, mais à ce que les choses sont en elles-mêmes. »

 

Cette approche du bonheur illustre exactement la quête des paysans dans le livre de Jean Giono. Au début du livre, les paysans sont fatigués, las de la vie sur leur plateau morne. Mais un saltimbanque, Bobi, arrive un jour, et entreprend de leur ouvrir les yeux sur « l’amour des choses pour ce qu’elles ont de permanent ». Ce n’est pas un violent révolutionnaire, ni un prestidigitateur qui lance des paillettes, mais il fait revivre la plaine par une espèce de poésie. 

 

Ce qui est très beau je trouve c’est que cette poésie ne vient pas vraiment du saltimbanque, mais celui-ci la suscite à l’intérieur de chacun des paysans. Ils se déploient alors peu à peu, et cherchent la beauté, en trébuchant sur leur humanerie, comme dirait saint Ignace. Le passage suivant est une réflexion de Jourdan, un paysan du plateau marié à Marthe et ami de Bobi.

 

 « Il pensa aux signes d’or dans la nuit d’hiver ce troisième soir quand ils retournaient à la Jourdane dans le brouillard épais. Il s’était efforcé de lire des lettres et ça n’était que la porte et la fenêtre de la ferme avec le feu derrière. Il pensa à la fleur de carotte, aux mystérieuses plantes du ciel pour lesquelles Bobi était meilleur paysan que lui. Il se disait : « Pauvre, pauvre ! voilà que je ne comprends pas. » Ils étaient là tous les deux, lui et Marthe, comme des déshérités malheureux. Tout comprenait autour d’eux, depuis la petite plante jusqu’au plus gros chêne, et les bêtes, et les astres même sans doute et la terre, là, sous ses pieds avec son grumelage, et son feutrage, et ses veinules d’eau. Tout comprenait et était sensible. Ils étaient seuls à être durs et imperméables malgré la bonne volonté. Il fallait qu’ils aient perdu comme ça le bel héritage de l’homme pour être si pauvres, pour se sentir ainsi dépouillés, et faibles, et incapables de comprendre le monde. »

 

D’une certaine manière, je trouve que cette frustration du pauvre type qui sent la beauté cachée autour de lui sans parvenir encore à la trouver est comparable à la frustration des apôtres du Christ qui ne comprennent pas les paraboles. C’est une disposition extrêmement importante, parce que le paysan et les apôtres ont déjà, en quelque sorte, la foi. Ils savent que le signe qu’ils cherchent est à leur portée, et agissent en conséquence. Leur action est déjà convertie, ils ne se possèdent déjà plus tout à fait eux-mêmes. « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé », comme dit Pascal.

 

J’avoue être très embarrassé parce que je voulais vous faire profiter d’un excellent commentaire sur ce livre, que j’ai lu il y a quelques années. Seulement, pas moyen de le retrouver. Il me semble que c’était un commentaire d’Eloi Leclerc, mais à y bien réfléchir c’était peut-être Molinié, ou même Fabrice Hadjadj. C’est vous dire si je suis près de le dénicher ! Si l’un d’entre vous voit de quel commentaire je veux parler, je serais très heureux de mettre la main dessus… En particulier parce que Que ma joie demeure pose une question au lecteur : la joie peut-elle demeurer ? Par réflexe j’ai envie de dire « en aucun cas auprès d’un Jedi ». Les héros ou les poètes ne sont pas les dépositaires de la joie, ils peuvent seulement nous guider en attisant les charbons que nous contenons. Comme saint Jean-Baptiste, il faut qu’ils lâchent finalement prise pour laisser la place au Vrai Maître. Bref, en l’absence de ce précieux commentaire, à nous de prouver ce qu’il en est ! En tout cas, c’est une lecture qui décoiffe.

 

Lisez, méditez, agissez !

 

Bonne semaine,

Option GKC