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Christopher Nolan, l'art de la raison poétique

Bonjour!


Alors, qu’avez-vous pensé de la diatribe de notre vieillard dans le dernier article ? Entendre ce vieil homme, au milieu de ses richesse, vanter à un pauvre hère les vertus du savoir, personnellement ça m’a fait quelque chose.


Une anecdote, dont je vous laisse retrouver la source, me travaille depuis longtemps : le père de Michel-Ange était un homme riche, qui ne comprenait pas le génie de son fils et le battait. Pas question de laisser un de ses fils gagner sa vie avec ses mains. Michel-Ange apprit donc à ne pas user de ses mains. Des années plus tard, un prince vient visiter l’atelier de Michel-Ange, et trouve l’artiste face à un immense bloc de marbre. Selon la rumeur, Michel-Ange venait chaque jour depuis quatre mois pour regarder ce marbre. Le prince demanda donc à Michel-Ange « que faites-vous ? » Michel-Ange se tourna vers lui, et lui répondit dans un chuchotement… « Sto lavorando » : « Je travaille ». Trois ans plus tard, ce bloc de marbre devint la statue de David.


Même si cette anecdote est légèrement généreuse avec les faits historiques, elle exprime une vérité remarquable : la puissance de la pensée. Et c’est cette puissance qu’exprime en partie (nous y reviendrons) le vieillard de Balzac.


Aristote, lorsqu’il classe les différents types d’actions humaines, place la connaissance dans la catégorie « qualité », car tandis qu’une action directe sur l’environnement change celui-ci, la connaissance nous change nous-mêmes, elle nous fait grandir, nous développe. Là où cela devient intéressant, c’est que l’on ne peut pas dire qu’une action soit complètement dépourvue de connaissance. Selon Erasme, si l’on veut connaitre quelque chose il faut l’apprendre, si l’on veut comprendre cette chose il faut l’étudier, et si l’on veut vraiment l’assimiler il faut l’enseigner[1], autrement dit ce n’est que lorsque nous mobilisons cette connaissance qu’elle achève de nous transformer. Nous avons déjà évoqué Jean Daujat lorsqu’il critique vertement la séparation que fait la société moderne entre « manuel » et « intellectuel ».


Donc notre esprit est sans limite, c’est un monde fantastique et l’on pourrait dire que malgré le fait que de prime abord nous ne voyons aucune différence entre une personne qui a de l’esprit et une personne qui n’en a guère, cette différence devient criante après quelques instants de discussion. Plus encore, cette différence aura des conséquences sur la trajectoire de vie de la personne… Nous avions parlé de ça du côté des vertus, et notre thème d’aujourd’hui s’en approche beaucoup. Un homme qui ne travaille pas les vertus cardinales, c’est un homme livré aux quatre vents, dont la destinée sera presque entièrement écrite par les événements : il rebondit sur eux, il n’agit pas il ne fait que réagir. Les vertus permettent à l’homme de se rassembler lui-même en une unité autonome et responsable, elles lui permettent de déployer son identité et de se rendre disponible à sa vocation.


Cela nous amène (après quelques détours j’en conviens) à Christopher Nolan. Une fois n’est pas coutume, j’aimerais qu’on discute un peu du septième art, et qu’on aborde les œuvres de ce réalisateur. Vous admettrez que les personnages de cet auteur expriment pour la plupart assez bien ce que nous venons de dire. Lorsque l’on compare ces personnages avec ceux d’un téléfilm par exemple, on voit bien la différence entre un esprit cultivé et un esprit vide, entre des individus qui rebondissent sans fin sur les événements et des individus qui ont une consistance, une certaine culture, une volonté propre.


La raison, chez Nolan, est reine. D’ailleurs, la vision de ce réalisateur semble assez curieusement proche de celle du vieillard de la peau de chagrin.


A peu de choses près.


Le vieillard, dans sa diatribe citée dans le dernier article, ne fait pas qu’exalter la joie du savoir, il l’oppose résolument à l’action. Sa position est celle d’un renard, qui pense avoir trouvé le moyen d’éviter la souffrance en s’extrayant du monde des passions. De prime abord ce qu’il décrit ressemble à la recette de l’émerveillement, mais finalement ce n’est là qu’une méthode de défense, une bulle où les yeux remplacent les mains plutôt qu’ils ne les guident. On a là un idéaliste invétéré, qui s’obstine à mettre la vérité hors de portée des sens et qui se réjouit d’échapper à la réalité humaine, à cette humanerie crasse et bouleversante.[2]


Chez Nolan, et c’est ce qui m’a donné envie de vous parler de lui, il y a comme un attrait irrépressible pour la réalité. Je pense que l’on peut avancer l’hypothèse que la philosophie artistique moderne est franchement tournée vers le sensualisme[3], ce qui fait qu’il faudrait un sacré cran pour négliger cette réalité. Mais il y a plus que cela, et cela se voit dans la façon que ce réalisateur a de faire ses films : alors que beaucoup se contentent dans des scènes pittoresques de mettre un fond vert et de modéliser le vide avec un ordinateur, Nolan tient à ce que ses décors – même les plus invraisemblables - soient réellement fabriqués, à ce qu’ils soient tangibles.


Nolan place à la fois l’esprit et la raison au-dessus de tout, et en même temps il tient à ce que ses personnages soient confrontés au réel, à la mort, et à l’amour. Cela l’amène à développer ses théories très loin, jusqu’à ce que celles-ci atteignent leurs limites. Vous rappelez-vous lorsque nous avions évoqué les limites du monde artificiel de l’idéalisme ? ce monde « forcément limité, qui nous conduit à heurter de front une multitude de paradoxes, hâtivement rafistolés avec du chatterton par les génies modernes »[4] ? Nolan nous propose une magnifique illustration de ces fameux « paradoxes » dans ses œuvres. En fait, on a l’impression que chez Nolan le mot « paradoxe » remplace le mot « mystère ».


La pensée, chez Nolan, semble prendre la forme d’un labyrinthe. Dans son film Inception, paru en 2010, le personnage principal demande d’ailleurs à une architecte de concevoir un labyrinthe dans le but d’égarer une idée. Cela représente bien sa conception de la vérité : la vérité ne doit pas être simple, elle ne peut pas l’être sans quoi elle meurt. L’exemple le plus criant se trouve dans son film Tenet, paru en 2020. Dans ce film, le personnage principal s’étonne de l’intrigue, une situation où des personnes du futur veulent annihiler le présent. Il demande à son compagnon le sens de tout cela, sachant que l’annihilation du présent affectera forcément le futur, et donc leurs agresseurs eux-mêmes.


Voici la réponse de son compagnon Neil :

« - Cela nous amène au paradoxe du grand-père.

« - Le quoi ?

« - Tu remonte le temps, tues ton propre grand-père. Comment as-tu pu naître pour réaliser cette action ?

« - Quelle est la réponse ?

« - Il n’y a pas de réponse. C’est un paradoxe. »


On aurait envie d’ajouter : « fin de la discussion. » devant une réponse si péremptoire à la quête de sens du héros. En fait, vous l’aurez compris, l’approche idéaliste de Nolan ne lui permet pas de s’extraire du plan mathématique pour entrer dans le plan métaphysique. Il alterne entre le plan physique, l’expérience du réel, et le plan mathématique, une conception purement quantitative de celui-ci. Mais, et nous l’avons déjà dit, l’approche mathématique est irrémédiablement plate, elle ne donne aucune idée de l’abîme insondable de l’homme car elle n’intègre pas le non-moi, elle ne laisse aucune place à la source de la connaissance, elle n’envisage pas que Dieu puisse être à l’origine de cette connaissance.


La philosophie de Nolan l’amène à pousser au maximum la raison égocentrique de ses personnages, mais s’avère incapable de réunir ceux-ci dans une vérité commune, qui viendrait d’ailleurs. Cela force chaque individu à cloisonner le manque de sens qu’il ressent instinctivement à travers un langage et des concepts volontairement hermétiques, autant de labyrinthes qui permettent de vivre sans avoir la réponse à leurs questions les plus existentielles. On aurait envie de citer ici Cocteau : « Puisque ces mystères me dépassent, feignons d'en être l'organisateur. »


Cela donne une place toute particulière au mensonge dans l’œuvre de Nolan, un mensonge permettant de colmater sommairement les brèches ouvertes par la quête de sens des personnages. Dans plusieurs de ses films - si ce n’est dans tous -, un personnage va mentir par abnégation, parfois avec héroïsme. Nolan semble ainsi déclarer que la fin justifie les moyens, autrement dit que l’amour peut passer par le calcul. Ce n’est pas là un point anecdotique de son œuvre, mais bien la clef de voute de sa philosophie : la raison est suprême, elle est divine, elle est personnelle.


L’aspect limité de cette raison amène donc le réalisateur à parsemer son œuvre de paradoxes. Il est remarquable de constater que ceux-ci ne sont pas masqués ; au contraire, ils sont presque revendiqués comme composante artistique de l’œuvre. On pourrait dire que c’est là quelque chose d’assez culoté, mais en réalité je crois qu’ils sont considérés comme inévitables, et à ce titre l’auteur cherche à les normaliser. C’est bien là ce que Marcel de Corte qualifie « d’intelligence poétique »[5] : l’intelligence spontanée, logique, se trouve enfermée dans un carcan (l’idéalisme) qui l’empêche de se déployer en plénitude, en ne lui permettant pas de découvrir la métaphysique. Elle se tord et se heurte à tous les murs de sa boîte, puis fini par trouver une échappatoire dans le domaine symbolique et artistique.


Rappelez-vous lorsque nous parlions de la propension philosophique du caractère sentimental dans cet article. Il ne s’agissait pas en premier lieu de philosophie, mais d’un moyen de quitter la réalité blessante pour s’enfermer dans un palais de pensée. Typiquement, c’est le philosophe (ou le psychanalyste, au choix) qui n’ose pas faire autre chose que palabrer à longueur de temps sans jamais entrer en relation avec les autres ou avec la matière. Ici en effet, l’intelligence poétique est une sorte de réaction philosophique stérile permettant de contourner la question du sens et de la vérité, en convertissant le langage théorique (dont l’hermétisme arrive à saturation) en langage poétique.


Le livre Dé-coder de Charleyne Biondi, docteur en science politique (s’il vous plait), est un bel exemple de cette intelligence poétique. Dans ce livre, l’auteur cherche à comprendre le sens et la direction de la technologie moderne. Alors que sa présentation progresse et que l’on s’approche de la conclusion, elle débraye son propos en offrant de convertir le terrible sens du monde d’aujourd’hui en un sens plus léger, plus doux, plus poétique. C’est là un détachement très similaire à la diatribe du vieil homme de Balzac, qui apaise sans résoudre.


Le côté cocasse de la chose, c’est que l’approche poétique maintient les paradoxes dont elle est friande, et tend à mépriser la simplicité. J’avais évoqué avec vous dans cet article le mépris outrageux de Jacques Lacan face à l’œuvre de Roland Dalbiez lorsque celui-ci essaye de nettoyer la psychanalyse de ses erreurs philosophiques. Le grand maître écrase littéralement de tout son poids ce travail admirable, sous prétexte qu’il serait trop simple. Dans un certain sens, il faut avouer que les œuvres de Nolan sont magnifiques et ne seraient peut-être pas aussi vertigineuses sans cet incorrigible attrait du complexe chez l’auteur.


Malgré tout, ne soyons pas dupes. La simplicité mérite d’être protégée, elle demande de notre part une certaine foi qui n’est pas sans lien avec la conversion de nos intelligences. Fort heureusement, il existe une école où l’on cultive l’esprit sans entrer dans l’hermétique des idéalistes, et cette école s’appelle le bon sens. A tout prendre, s’il faut être docteur dans quelque chose, autant être docteurs du bon sens.


Lisez, méditez, agissez ! et bonne semaine.

[1] La citation exacte vient d’une excellente biographie de saint Thomas More (qui était ami avec Erasme) que je ne retrouve plus… Si vous la retrouvez, faites moi signe ! [2] Nous avons parlé de l’idéalisme dans plusieurs articles, dont celui-ci résume bien la notion. [3] De ça aussi on a pas mal parlé, le même article vous éclairera au besoin. [4] Cet extrait vient de l’article Frankenstein, ou le Prométhée moderne. Oui, j’aime me citer. [5] M. De Corte, l’intelligence en péril de mort, éditions l’homme nouveau, 2017



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